Émile Verhaeren (1855-1916) ; Poèmes
Dernière mise à jour : 16 nov. 2021
John Singer Sargent - Émile Verhaeren (1915)
{Emile Verhaeren (1855 –1916) est un auteur belge, francophone et une des figures de proue du mouvement symboliste. Biographie }
Émile Verhaeren
Les Heures du Soir
(1911)
Ô LA SPLENDEUR DE NOTRE JOIE
Ô la splendeur de notre joie Tissée en or dans l’air de soie ! Voici la maison douce et son pignon léger, Et le jardin et le verger. Voici le banc, sous les pommiers D’où s’effeuille le printemps blanc, À pétales frôlants et lents. Voici des vols de lumineux ramiers Planant, ainsi que des présages, Dans le ciel clair du paysage.
Voici, pareils à des baisers tombés sur terre De la bouche du frêle azur, Deux bleus étangs simples et purs, Bordés naïvement de fleurs involontaires. Ô la splendeur de notre joie et de nous-mêmes, En ce jardin où nous vivons de nos emblèmes.
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QUOIQUE NOUS LE VOYIONS FLEURIR DEVANT NOS YEUX
Quoique nous le voyions fleurir devant nos yeux Ce jardin clair où nous passons silencieux, C’est plus encor en nous que se féconde Le plus candide et doux jardin du monde. Car nous vivons toutes les fleurs, Toutes les herbes, toutes les palmes En nos rires et en nos pleurs Le bonheur pur et calme. Car nous vivons toutes les transparences De l’étang bleu qui reflète l’exubérance Des roses d’or et des grands lys vermeils, Bouches et lèvres de soleil.
Car nous vivons toute la joie Dardée en cris de fête et de printemps, En nos aveux, où se côtoient Les mots fervents et exaltants. Oh ! dis, c’est bien en nous que se féconde Le plus joyeux et doux jardin du monde.
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LE BEAU JARDIN FLEURI DE FLAMMES
Le beau jardin fleuri de flammes Qui nous semblait le double ou le miroir Du jardin clair que nous portions dans l’âme Se cristallise en gel et or, ce soir. Un grand silence blanc est descendu s’asseoir Là-bas, aux horizons de marbre, Vers où s’en vont, par défiés, les arbres Avec leur ombre immense et bleue Et régulière, à côté d’eux. Aucun souffle de vent, aucune haleine. Les grands voiles du froid Se déplient seuls, de plaine en plaine, Sur des marais d’argent ou des routes en croix. Les étoiles paraissent vivre. Comme l’acier, brille le givre, À travers l’air translucide et glacé. De clairs métaux pulvérisés À l’infini semblent neiger De la pâleur d’une lune de cuivre. Tout est scintillement dans l’immobilité. Et c’est l’heure divine, où l’esprit est hanté Par ces mille regards que projette sur terre, Vers les hasards de l’humaine misère, La bonne et pure et inchangeable éternité.
Poèmes (IIIe série)
LE JARDIN
L’herbe y est bleue et la haie azurée De papillons de verre et de bulles de fruits ; Des paons courent, au long des buis, Un lion clair barre l’entrée. Chaque montée est un espoir En escalier, vers une attente ; Par les midis chauffés, la marche est haletante, Mais le repos attend, au bout du soir. Des ruisselets qui font blanches les fautes Coulent, autour de gazons frais ; L’agneau divin avec sa croix, s’endort, auprès Des jacinthes, pâles et hautes.
Des fleurs droites, comme l’ardeur Extatique des âmes blanches, Fusent, en un élan de branches, Vers leur splendeur. Un vent très lentement ondé Chante une prière, sans paroles ; L’air filigrane une auréole, À chaque disque émeraudé. L’ombre même n’est qu’un essor, Vers les clartés qui se transposent ; Et les rayons calmés reposent Sur les bouches des lilas d’or.
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L’AUTRE PLAINE
Sur les visages des floraisons d’or, Voici qu’un auroral soleil se penche Et les frôlant, de branche en branche, Dans une clarté pourpre éclate en baisers d’or. Pulpeux et lourds, comme des bouches rouges Et lumineux de leurs sèves hautaines, Sous des rameaux feuillus, qui cachent des fontaines, L’aube caille le sang des raisins rouges. On écoute les ruisselets et leurs lumières Sauter, sur des escaliers clairs ; Des insectes d’or et de vair, Contre des vitraux bleus, casser de la lumière.
Des feuillages chantent. Il s’en dénoue, De temps en temps, de longs rubans de vols ; Et les heures tournent, comme des roues, Autour des yeux moussus des tournesols.