Émile Nelligan dans les abîmes du Rêve
"Ah ! la fatalité d'être une âme candide En ce monde menteur, flétri, blasé, pervers, D'avoir une âme ainsi qu'une neige aux hivers Que jamais ne souilla la volupté sordide..."
Émile Nelligan "Mon âme"
Émile Nelligan âgé de 40 ans, à l'asile Saint-Benoît-Joseph-Labre
Photographie de Joseph-Octave Lagacé, c. 1919-1920
Collection Wyczynski
Émile Nelligan (1879-1941) fait-il partie de ces poètes oubliés mais dont le nom dit vaguement quelque chose, ces "méconnus-connus", que nous évoquions dans cet article sur les minores ? S'il reste malgré tout peu célébré dans l'hexagone, sa notoriété n'est plus à prouver au Québec d'où il est originaire — il y est aussi connu qu'un Rimbaud en France (on retrouve d'ailleurs l'évocation d'un « Rimbaud canadien » dans certains articles biographiques).
Nelligan embrasse véritablement les caractéristiques du « poète maudit ». Le critique Charles ab der Halden emploie d'ailleurs l'expression dès 1905 dans un article consacré au poète (« Un poète maudit : Émile Nelligan », texte publié dans La Revue d'Europe et des Colonies). Envoyé dans un asile par ses parents à l'aube de ses vingt ans, il y vécut reclus presque toute sa vie. On le verra, sa personnalité énigmatique, et sa vie singulière passée entre quatre murs, semblent avoir suscité autant de fascination et d'admiration que de controverses. Les rumeurs d'une quasi-imposture intellectuelle, et le diagnostic somme toute assez flou de sa maladie mentale, finirent d'ailleurs malheureusement par entacher sa réputation et son talent, que l'on a maintes fois cherché à remettre en question. On tâchera donc, ici, de ne pas donner trop de crédit aux suppositions pour la plupart mensongères, souhaitant davantage préserver l'œuvre de Nelligan telle qu'elle fut présentée au public dès 1904.
Les théories qui circulent autour des aspects confus de l'existence du poète concernent en premier lieu sa pathologie psychique. « Schizophrénie », « cyclothymie », « démence hallucinatoire », « dégénérescence mentale et folie polymorphe », ou encore mention lapidaire de « surmenage », que l’on peut lire sur une fiche d’inscription à l’hôpital : l'auteur du prophétique « Vaisseau d'or », qui souffrait manifestement d'une sévère dépression, fut l’objet de nombreux diagnostics dont il semble périlleux de prouver la véracité et surtout la véritable « gravité » — et qui, peut-être, masquaient d'autres vérités (rumeurs d'homosexualité, mais aussi le refus catégorique de Nelligan à vivre la vie rangée et convenable, à bonne distance de la poésie, dont son père rêvait pour lui ; autant d'éléments alors jugés « dérangeants », qui auraient pu mettre en péril l'équilibre bourgeois de la famille Nelligan, et qui expliqueraient cet envoi précipité en asile psychiatrique). En proie à de fréquents accès de mélancolie et d'angoisse, Émile Nelligan, qui avait tout sauf l'esprit pratique de son père, aurait vraisemblablement toujours vécu solitaire, en marge, l'esprit incliné vers ses chimères ; un internement aussi lourd pose en revanche question, bien que ses diverses pathologies aient été confirmées par les rapports médicaux. Interné d'abord à l'asile psychiatrique de Saint-Benoît-Joseph-Labre, le 9 août 1899, il rejoignit celui de Saint-Jean-de-Dieu en 1925, dont il ne quittera jamais les murs. Il était né à Montréal la veille de Noël ; il mourut à soixante ans dans cette même ville, sans avoir presque rien vu du monde.
La majeure partie des poèmes de Nelligan datent donc de la courte période qui précéda le diagnostic de la maladie ; ceux qu'il écrivit entre ses seize et dix-neuf ans. Son enfance familiale fut sans histoire. Il eut deux jeunes sœurs, Éva et Gertrude Nelligan, respectivement nées en 1881 et 1883. Sa mère, Émilie, pianiste douée, semble avoir joué un rôle important dans l’enfance du poète ; on sait par exemple qu’elle emmenait son fils, tout aussi épris de musique, écouter le célèbre Paderewski, qui devait profondément marquer Nelligan. Élève médiocre au Collège Sainte-Marie où il entra en 1896, grand rêveur et très tôt enthousiasmé par la poésie, il abandonna ses études un an après seulement, et se consacra entièrement à l'écriture de ses vers — au grand désespoir de son père, avec qui il entretenait des rapports houleux. David Nelligan lutta d’ailleurs sans succès pour convaincre son fils de rentrer dans le droit chemin, et pour cela d'accepter, notamment, de prendre un emploi de bureau... Émile était appelé à une vocation toute autre. Lors d'un bazar paroissial le 16 avril 1896, il fit la rencontre du curieux personnage de Louis Dantin, Eugène Seers de son vrai nom, romancier, poète, éditeur et prêtre peu conventionnel. Cette figure rassurante, amicale, presque paternelle, entreprit de prendre le jeune poète sous son aile. Moins d'un mois plus tard, le 13 juin, sous le pseudonyme d'Émile Kovar, Nelligan faisait éditer son poème « Rêve fantasque » dans la revue Le Samedi. Belle petite consécration, sans doute toujours grâce à l'appui de Dantin, Le Monde illustré et l'Alliance nationale accueillirent bientôt d'autres vers du poète. En décembre de la même année, Nelligan fut également introduit à l'École littéraire de Montréal, dont il devint membre en février 1897 grâce à un ami qu'il avait connu au Collège Sainte-Marie, le poète Arthur de Bussières. Ces éléments auraient pu constituer les prémices d’une fulgurante ascension. Mais tout cela fut interrompu, à peine deux ans plus tard. Au cours des années 1898-1899, le poète semble avoir été sujet à des cauchemars, des hallucinations, et des visions nocturnes de plus en plus incommodantes. Il n’était plus très loin de perdre la liberté qui lui avait permis, jusqu’alors, d’errer dans les ruelles de Montréal des journées durant, les yeux rivés vers le ciel, son Idéal en ligne de mire…
Louis Dantin jouera un rôle majeur dans la destinée d'Émile Nelligan. On trouve d’ailleurs rarement mention du nom du poète, dans les articles et textes critiques, sans le voir accompagné de celui de son mentor (pour le meilleur et pour le pire). En 1904, et alors que Nelligan était interné depuis quelques années, il se chargea lui-même de faire éditer les poésies de son protégé sous le titre Émile Nelligan et son œuvre. La mère du poète avait donné son accord. Au volume qu'il constitua, Dantin consacra une saisissante préface biographique, donnant d'ailleurs crédit au diagnostic de folie qui aurait comme « englouti le poète », et anéanti son œuvre naissante :
"Émile Nelligan est mort. Peu importe que les yeux de notre ami ne soient pas éteints, que le cœur batte encore les pulsations de la vie physique : l’âme qui nous charmait par sa mystique étrangeté, le cerveau où germait sans culture une flore de poésie puissante et rare, le cœur naïf et bon sous des dehors blasés, tout ce que Nelligan était pour nous, en somme, et tout ce que nous aimions en lui, tout cela n’est plus. La Névrose, cette divinité farouche qui donne la mort avec le génie, a tout consumé, tout emporté. Enfant gâté de ses dons, le pauvre poète est devenu sa victime. Elle l’a broyé sans merci comme Hégésippe Moreau, comme Maupassant, comme Baudelaire, comme tant d’autres auxquels Nelligan rêvait de ressembler, comme elle broiera tôt ou tard tous les rêveurs qui s’agenouillent à ses autels. Que messieurs les poètes se rassurent pourtant ; je ne les condamne pas tous indistinctement à cette fin tragique. Pour beaucoup, je le sais, la poésie n’est qu’un délassement délicat, auquel on veut bien permettre de charmer la vie, mais non de l’absorber ; un frisson fugitif qui n’effleure que l’épiderme de l’âme ; un excitant qu’on savoure à certaines heures, mais sans aller jusqu’à l’ivresse. Cette poésie à fleur de peau est sans danger : elle gîte chez maints messieurs rubiconds et ventrus qui fourniront une longue carrière. Mais pour d’autres – et ce sont peut-être les vrais, les seuls poètes, – la muse n’est pas seulement une amie, c’est une amante terriblement exigeante et jalouse ; il lui faut toutes les pensées, tout l’effort, tout le sang de l’âme ; c’est l’être entier qu’elle étreint et possède. Et comme elle est de nature trop éthérée pour nos tempéraments mortels, ses embrassements donnent la phtisie et la fièvre. Ce n’est plus la poésie dont on s’amuse, c’est la poésie dont on vit... et dont on meurt."
Puisque l’on évoque Dantin, il faut dire un mot du second aspect confus qui entoure le « mythe Nelligan » : fut-il le seul auteur de ses propres poèmes ? Voilà l'énigme sur fond de polémique, qui, lancée en 1938 par le journaliste et écrivain Claude-Henri Grignon dans l'ouvrage Les Pamphlets de Valdombre, ne fut jamais vraiment résolue. Une étude récente de la professeure Yvette Francoli, Le Naufragé du vaisseau d'or : les vies secrètes de Louis Dantin (2013), vient accréditer la thèse de Grignon qui affirme que le talent de Nelligan est relatif, et que Dantin entre pour beaucoup dans l'élaboration des poèmes. « L'une des œuvres poétiques les plus accomplies et les plus novatrices a été attribuée à un adolescent inculte, sans expérience, et atteint d'une maladie qui affectait à ce point ses facultés qu'il dut vivre interné de l'âge de dix-huit ans jusqu'à sa mort. » Malgré ces assertions péremptoires, la thèse de Francoli n’a pas fait l’unanimité et son ouvrage a suscité bon nombre de critiques. Les manuscrits originaux des poèmes de Nelligan ayant été détruits il y a bien longtemps, — sauf une trentaine d'entre eux, qui ont été d'ailleurs publiés dans un petit recueil par Paul Wyczynski (Émile Nelligan : Poèmes autographes, Fides, 1991) —, il semble en effet difficile de trancher sur cette question sans faire de suppositions hasardeuses. Pour bien faire, il faudrait considérer chaque élément dans son contexte, et avec plus de nuances. On peut raisonnablement croire que Louis Dantin a effectivement modifié, corrigé et amélioré certains poèmes lors de ses fréquentes entrevues avec Nelligan, avant l'internement de celui-ci — cela ne signifiant nullement qu'il est seul à l'origine de l’œuvre. Ces rumeurs entachent en tout cas la réputation d’Émile Nelligan, qui passerait presque, pour ceux qui croient à la version de Grignon et de Francoli, de poète et d’artiste « génial », — ce qu’il était sans aucun doute —, à homme malhonnête, et inapte à toute forme de création et de beauté.
On prive ainsi doublement l'artiste déchu de sa passion la plus chère, la poésie, qui très tôt représenta chez Nelligan la seule façon de trouver un sens véritable à l'existence... S'il s'était si vite émancipé du carcan scolaire, c'était pour mieux s'enivrer, seul et en toute liberté, des vers de Rimbaud et de Verlaine, de ceux de Mallarmé, de Baudelaire ou de Samain, des Névroses de Rollinat, et des textes de Poe et de Rodenbach, dont il lisait et relisait inlassablement La Jeunesse Blanche et Bruges-la-Morte. Que pouvait y entendre le reste du monde ? Même interné, et bien qu'il n'ait jamais réellement poursuivi l'écriture de ses poèmes, il ne cessa jamais d'apprendre, et de lire tout ce qui pouvait lui tomber sous la main. On le voyait d'ailleurs fréquenter assidûment la bibliothèque de l'asile Saint-Jean-de-Dieu. Mais son œuvre de jeunesse fut l’unique témoin de son talent poétique.
A la croisée du romantisme et du symbolisme, la poésie de Nelligan est le reflet d’une intériorité menacée par le Réel, honni et redouté ; « je me sens muré contre le monde », « ce monde mauvais », « Ah ! la fatalité d’être une âme candide/En ce monde menteur, flétri, blasé, pervers »… Des images particulièrement esthétiques (« Le clair de lune ondoie aux horizons de soie/Ô sommeil ! donnez-moi votre baiser de joie », « Le givre a ciselé de fins vases fantasques/Bijoux d’orfèvrerie, orgueils de Cellini ») contrebalancent parfois la présence de rythmes plutôt convenus, bien que quelques poèmes s’écartent de la forme classique pour embrasser une plus grande originalité de style, comme dans « Presque berger » ou « Sérénade triste ». Il emprunte sans doute à ses maîtres des images certes quelque peu attendues — le rêve (« Rêve d’artiste », « Rêves enclos »), l’intime (« Mon âme »), la mélancolie et la nostalgie (« Ruines », « Clavier d’antan ») le songe obsédant de l'enfance (« Devant mon berceau », « Le Regret des joujoux », « Ma mère », « Devant deux portraits de ma mère », « La fuite de l'enfance »...), et bien sûr la quête désespérée d'un Idéal, commune à bien des poètes, mais peut-être particulièrement émouvante chez Nelligan puisque l’on sait qu’il en fut si tôt privé (« Beauté cruelle », « Les Angéliques », « Châteaux en Espagne »). Mais les vers gardent leur originalité et leur singularité propres. La poésie n’est rien sans la musique, et le poète rend maintes fois hommage à son second amour ; « Le violon brisé », « Violon d’adieu », « Violon de villanelle », « Mazurka », « Pour Ignace Paderewski », « Chopin », « Musiques funèbres », sont de très beaux témoignages de cette passion. « Rien ne captive autant que ce particulier/charme de la musique où ma langueur s’adore »… (Plus généralement, les vers de Nelligan, particulièrement mélodieux, sont d’ailleurs plaisants à réciter à haute voix). On sent inévitablement l’influence de Baudelaire et Rollinat dans ce que la poésie d’Émile a de plus macabre et décadent ; les « amours immaculés » contrastent ainsi avec des images de cercueils et de corbillards, de tombeaux et de corbeaux. Ces poèmes particulièrement sombres auraient été écrits durant ce fameux hiver 1898-1899, pendant lequel Nelligan vit s’aggraver les maux psychiques dont il souffrait.
Dans cet ensemble harmonieux, certains poèmes sont moins marquants (qu’ils empruntent à la nature quelque tableau un peu convenu, ou qu’ils chantent le fantasme de la femme idéalisée...). Voilà une âme d’artiste qui se cherche encore, mais dont on pressent déjà le talent incontestable. Et le regret de voir cette œuvre s’achever si vite laisse, à tout lecteur sensible, un goût amer. Que serait devenu le prodigieux talent de Nelligan s’il n’avait été jugé inhabile à le faire fructifier ?
Un « patient paisible » ; c’est l’image que l’on garda d’Émile, à l’asile. Sa mère, dont l’image et le souvenir furent tant de fois chantés dans les poèmes, ne put lui rendre visite qu’une seule fois, en 1902. Très marquée par le sort de son fils, elle vit sa santé décliner, et mourut en 1913.
Au cours de sa vie d’internement, le poète put bénéficier de quelques rares sorties. En 1932, on le voit par exemple dans un jardin, entouré de quelques amis, le sourire aux lèvres... Il avait alors cinquante-trois ans. Nous insérons ci-dessous l’une des dernières photos de lui, datant probablement de 1940, un an avant sa mort ; portrait saisissant, qui capture l’image d’un homme perpétuellement habité par ses songes... Quelques lettres, ainsi que des carnets et feuilles éparses où il réécrivait, de mémoire, ses anciens poèmes, et où il recopiait divers textes lus dans des revues : c’est tout ce qu’il resta, à l’asile Saint-Jean-de-Dieu, de ce grand poète. Souffrant de divers maux physiques, il acheva sa vie un dix-huit novembre, certes paisiblement, et le regard « sur un humble crucifix de bois noir », mais en éternel prisonnier.
« Laissez-le vivre ainsi sans lui faire de mal !
Laissez-le s’en aller ; c’est un rêveur qui passe ;
C’est une âme angélique ouverte sur l’espace,
Qui porte en elle un ciel de printemps auroral. »
Émile Nelligan, « Un poète »
Émile Nelligan, c. 1940
On se référera, pour les renseignements et les photographies de Nelligan, à L’Album Nelligan : une biographie en images, de Paul Wyczynski (2002).
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Poèmes choisis
Édition de Louis Dantin, et poèmes retrouvés.
Clair de lune intellectuel
Ma pensée est couleur de lumières lointaines,
Du fond de quelque crypte aux vagues profondeurs. Elle a l’éclat parfois des subtiles verdeurs
D’un golfe où le soleil abaisse ses antennes.
En un jardin sonore, au soupir des fontaines,
Elle a vécu dans les soirs doux, dans les odeurs ;
Ma pensée est couleur de lumières lointaines,
Du fond de quelque crypte aux vagues profondeurs.
Elle court à jamais les blanches prétentaines,
Au pays angélique où montent ses ardeurs,
Et, loin de la matière et des brutes laideurs,
Elle rêve l’essor aux célestes Athènes.
Ma pensée est couleur de lunes d’or lointaines.
Mon âme
Mon âme a la candeur d'une chose étoilée,
D'une neige de février...
Ah ! retournons au seuil de l'Enfance en allée,
Viens-t'en prier...
Ma chère, joins tes doigts et pleure et rêve et prie,
Comme tu faisais autrefois
Lorsqu'en ma chambre, aux soirs, vers la Vierge fleurie
Montait ta voix.
Ah ! la fatalité d'être une âme candide
En ce monde menteur, flétri, blasé, pervers,
D'avoir une âme ainsi qu'une neige aux hivers
Que jamais ne souilla la volupté sordide !
D'avoir l'âme pareille à de la mousseline
Que manie une soeur novice au couvent,
Ou comme un luth empli des musiques du vent
Qui chante et qui frémit le soir sur la colline !
D'avoir une âme douce et mystiquement tendre, Et cependant, toujours, de tous les maux souffrir,
Dans le regret de vivre et l'effroi de mourir,
Et d'espérer, de croire... et de toujours attendre !
Le Vaisseau d'or
Ce fut un grand Vaisseau taillé dans l'or massif :
Ses mâts touchaient l'azur, sur des mers inconnues ;
La Cyprine d'amour, cheveux épars, chairs nues
S'étalait à sa proue, au soleil excessif.
Mais il vint une nuit frapper le grand écueil
Dans l'Océan trompeur où chantait la Sirène,
Et le naufrage horrible inclina sa carène
Aux profondeurs du Gouffre, immuable cercueil.
Ce fut un Vaisseau d'Or, dont les flancs diaphanes
Révélaient des trésors que les marins profanes,
Dégoût, Haine et Névrose, entre eux ont disputés.
Que reste-t-il de lui dans la tempête brève ?
Qu'est devenu mon coeur, navire déserté ?
Hélas! Il a sombré dans l'abîme du Rêve !
Devant mon berceau
En la grand’chambre ancienne aux rideaux de guipure
Où la moire est flétrie et le brocart fané,
Parmi le mobilier de deuil où je suis né
Et dont se scelle en moi l’ombre nacrée et pure ;
Avec l’obsession d’un sanglot étouffant,
Combien ma souvenance eut d’amertume en elle,
Lorsque, remémorant la douceur maternelle,
Hier, j’étais penché sur ma couche d’enfant.
Quant je n’étais qu’au seuil de ce monde mauvais,
Berceau, que n’as-tu fait pour moi tes draps funèbres ?
Ma vie est un blason sur des murs de ténèbres,
Et mes pas sont fautifs où maintenant je vais.
Ah ! que n’a-t-on tiré mon linceul de tes langes,
Et mon petit cercueil de ton bois frêle et blanc,
Alors que se penchait sur ma vie, en tremblant,
Ma mère souriante avec l’essaim des anges !
La fuite de l'enfance
Par les jardins anciens foulant la paix des cistes,
Nous revenons errer, comme deux spectres tristes,
Au seuil immaculé de la Villa d'antan.
Gagnons les bords fanés du Passé. Dans les râles
De sa joie il expire. Et vois comme pourtant
Il se dresse sublime en ses robes spectrales.
Ici sondons nos coeurs pavés de désespoirs.
Sous les arbres cambrant leurs massifs torses noirs
Nous avons les Regrets pour mystérieux hôtes.
Et bien loin, par les soirs révolus et latents,
Suivons là-bas, devers les idéales côtes,
La fuite de l'Enfance au vaisseau des Vingt ans.
Le salon
La poussière s’étend sur tout le mobilier,
Les miroirs de Venise ont défleuri leur charme ;
Il y rôde comme un très vieux parfum de Parme,
La funèbre douceur d’un sachet familier.
Plus jamais ne résonne à travers le silence
Le chant du piano dans des rythmes berceurs,
Mendelssohn et Mozart, mariant leurs douceurs,
Ne s’entendent qu’en rêve aux soirs de somnolence.
Mais le poète, errant sous son massif ennui,
Ouvrant chaque fenêtre aux clartés de la nuit,
Et se crispant les mains, hagard et solitaire,
Imagine soudain, hanté par des remords,
Un grand bal solennel tournant dans le mystère,
Où ses yeux ont cru voir danser les parents morts.
Hiver sentimental
Loin des vitres ! clairs yeux dont je bois les liqueurs,
Et ne vous souillez pas à contempler les plèbes.
Des gels norvégiens métallisent les glèbes,
Que le froid des hivers nous réchauffent les coeurs !
Tels des guerriers pleurant les ruines de Thèbes,
Ma mie, ainsi toujours courtisons nos rancoeurs,
Et, dédaignant la vie aux chants sophistiqueurs,
Laissons le bon Trépas nous conduire aux Érèbes.
Tu nous visiteras comme un spectre de givre ;
Nous ne serons pas vieux, mais déjà las de vivre,
Mort ! que ne nous prends-tu par telle après-midi,
Languides au divan, bercés par sa guitare,
Dont les motifs rêveurs, en un rythme assourdi,
Scandent nos ennuis lourds sur la valse tartare !
Soirs d'octobre
— Oui, je souffre, ces soirs, démons mornes, chers Saints.
— On est ainsi toujours au soupçon des Toussaints.
— Mon âme se fait dune à funèbres hantises.
— Ah ! donne-moi ton front, que je calme tes crises.
— Que veux-tu ? je suis tel, je suis tel dans ces villes,
Boulevardier funèbre échappé des balcons,
Et dont le rêve élude, ainsi que des faucons,
L'affluence des sots aux atmosphères viles.
Que veux-tu ? je suis tel... Laisse-moi reposer
Dans la langueur, dans la fatigue et le baiser,
Chère, bien-aimée âme où vont les espoirs sobres...
Écoute ! ô ce grand soir, empourpré de colères,
Qui, galopant, vainqueur des batailles solaires,
Arbore l'Étendard triomphal des Octobres !
Presque berger
Les Brises ont brui comme des litanies
Et la flûte s'exile en molles aphonies.
Les grands boeufs sont rentrés. Ils meuglent dans l'étable
Et la soupe qui fume a réjoui la table.
Fais ta prière, à Pan ! Allons au lit, mioche,
Que les bras travailleurs se calment de la pioche.
Le clair de lune ondoie aux horizons de soie:
Ô sommeil ! donnez-moi votre baiser de joie.
Tout est fermé. C'est nuit. Silence... Le chien jappe.
Je me couche. Pourtant le songe à mon coeur frappe.
Oui, c'est délicieux, cela, d'être ainsi libre
Et de vivre en berger presque. Un souvenir vibre
En moi... là-bas, au temps de l'enfance, ma vie
Coulait ainsi, loin des sentiers, blanche et ravie !
Dans l'allée
Toi-même, éblouissant comme un soleil ancien
Les Regrets des solitudes roses,
Contemple le dégât du Parc magicien
Où s'effeuillent, au pas du Soir musicien,
Des morts de camélias, de roses.
Revisitons le Faune à la flûte fragile
Près des bassins au vaste soupir,
Et le banc où, le soir, comme un jeune Virgile,
Je venais célébrant sur mon théorbe agile
Ta prunelle au reflet de saphir.
La Nuit embrasse en paix morte les boulingrins,
Tissant nos douleurs aux ombres brunes,
Tissant tous nos ennuis, tissant tous nos chagrins,
Mon coeur, si peu quiet qu'on dirait que tu crains
Des fantômes d'anciennes lunes !
Foulons mystérieux la grande allée oblique ;
Là, peut-être à nos appels amis
Les Bonheurs dresseront leur front mélancolique,
Du tombeau de l'Enfance où pleure leur relique,
Au recul de nos ans endormis.
A Georges Rodenbach
Blanc, blanc, tout blanc, ô Cygne ouvrant tes ailes pâles,
Tu prends l'essor devers l'Éden te réclamant,
Du sein des brouillards gris de ton pays flamand
Et des mortes cités, dont tu pleuras les râles.
Bruges, où vont là-bas ces veuves aux noirs châles ?
Par tes cloches soit dit ton deuil au firmament !
Le long de tes canaux mélancoliquement
Les glas volent, corbeaux d'airain dans l'air sans hâles.
Et cependant l'Azur rayonne vers le Nord
Et c'est comme on dirait une lumière d'or,
Ô Flandre, éblouissant tes funèbres prunelles.
Béguines qui priez aux offices du soir,
Contemplez par les yeux levés de l'Ostensoir
Le Mystique, l'Élu des aubes éternelles !
Un poète
Laissez-le vivre ainsi sans lui faire de mal !
Laissez-le s’en aller ; c’est un rêveur qui passe ;
C’est une âme angélique ouverte sur l’espace,
Qui porte en elle un ciel de printemps auroral.
C’est une poésie aussi triste que pure
Qui s’élève de lui dans un tourbillon d’or.
L’étoile la comprend, l’étoile qui s’endort
Dans sa blancheur céleste aux frissons de guipure.
Il ne veut rien savoir ; il aime sans amour.
Ne le regardez pas ! que nul ne s’en occupe !
Dites même qu’il est de son propre sort dupe !
Riez de lui !... Qu’importe ! il faut mourir un jour ...
Alors, dans le pays où le bon Dieu demeure,
On vous fera connaître, avec reproche amer,
Ce qu’il fut de candeur sous ce front simple et fier
Et de tristesse dans ce grand œil gris qui pleure !