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Photo du rédacteurIrène de Palacio

Émile Despax, poète élégiaque victime de la Grande Guerre

Dernière mise à jour : 21 oct.

Pour l'amour et l'orgueil du langage de France, J'ai fait seul, et Dieu sait au prix de quel effort, Ce livre : un peu d'amour, de rêve et de souffrance ; Vienne à présent la mort.

Émile Despax, "Stance"

La Maison des Glycines, 1905



Émile Despax




Certains noms traversent les âges, d'autres ne sont plus que des ombres. La liste des poètes disparus pendant la Première Guerre mondiale, — et disparus, simultanément, des anthologies —, est longue. Les articles que nous publions sur Anthologia à propos de certains de ces poètes visent à sortir de l'ombre, et des décombres, l'oeuvre avortée de ces grands oubliés morts pour la France.



Né à Dax le 14 septembre 1881, Despax voit sa vie s’achever à Moussy-sur-Aisne, le 17 janvier 1915. Il avait trente-trois ans. On ignorait jusqu'ici quelles étaient les circonstances exactes de sa mort ; il fallut attendre 2012 pour recueillir un témoignage inédit, grâce à la découverte d'une correspondance de guerre, familiale (1914-1918, Le Temps de nous aimer, Thierry Secretan, La Martinière, Paris, 2012). C’était la première fois que l'on pouvait lire le récit du dernier geste d'Emile Despax, initialement rapporté aux soldats par un commandant. Despax se serait haussé au-dessus du parapet d’une tranchée, imitant, inconsciemment, machinalement, le précédent geste d'un sergent qui se trouvait à côté de lui ; cette erreur lui coûta la vie. "Une balle en pleine tête l’abattit aussitôt." C'était "la première ou la deuxième fois" seulement que le poète descendait aux tranchées...

Bien avant de tomber au champ d'honneur, Emile Despax semble avoir eu plusieurs vies : secrétaire particulier du maire de Dax, chef de cabinet, sous-préfet... poète, enfin. La poésie paraît avoir été une vocation, bientôt rattrapée par les exigences d'une vie administrative bien occupée ; très tôt, il avait fait publier hors commerce une petite plaquette de vers, Au seuil de la lande (1902). Trois ans plus tard, c'est la publication du recueil La Maison des Glycines (1905) qui avait confirmé son talent de poète. Le recueil de celui que l'on compara même à Chénier et Lamartine fut salué par quelques grands noms de la poésie, remporta la première place du concours Sully Prudhomme en 1905, et fut couronné par l'Académie Française.

Après une enfance passée dans les colonies, Emile Despax avait étudié au lycée de Bordeaux avant de s'installer à Paris, pour achever ses études au lycée Henri-IV. Signe de sa précocité intellectuelle, il avait collaboré très tôt au Mercure de France, à L'Ermitage, à La Plume, et à la Renaissance latine. Il s'était ensuite rapidement consacré à la poésie. Les premiers vers qu'il fit publier dans Au seuil de la lande furent rassemblés trois ans plus tard dans La Maison des Glycines, choix qu'il regretta par la suite si l'on en croit le poète et éditeur Léon Bocquet. Ce dernier livre cette anecdote, et bien d’autres, dans La Commémoration des Morts, l'un des deux volumes qu'il consacra aux "Destinées mauvaises" des poètes maudits. (Léon Bocquet fut lié avec certains de ces jeunes poètes trompés par le Destin et sa revue et maison d'édition Le Beffroi publia quelques-unes de leurs oeuvres). Après la publication de La Maison des Glycines, ayant délaissé la poésie pour des activités plus prosaïques qu'il s'était fait un devoir d'honorer, Despax s'était pris à regretter le temps béni où il pouvait s'adonner plus librement à ses rêveries et à son Art. Léon Bocquet évoque ces regrets : "Ayant publié à vingt-quatre ans un livre où s'exaltaient les horizons de sa terre natale, les aspects de la maison d'enfance et les pures émotions de l'amour adolescent, contraint d'appliquer sa pensée harmonieuse à la vulgarité des choses immédiates, il s'était tu."

La Maison des Glycines est l'ultime ouvrage d'une vie écourtée. De facture classique et d'inspiration assez conventionnelle, le recueil présente un ensemble harmonieux de poèmes d'une grande délicatesse. La pensée est parfois presque naïve ; ce sont bien, après, tout, des poèmes de jeunesse, que Despax écrivit autour de sa vingtième année. On y retrouve les tourments, les rêveries, la quête sentimentale d'un jeune homme inquiet et sensible, qui, entre deux instants de spleen, fait défiler une ronde de jeunes filles en fleurs — Marylis, Nanie, Louison, Suzanne, Jacqueline, Cécile, Jeanne, Laura, Hélène... — dans ses vers.


Pensive amie, au coeur si triste, aux yeux si noirs,

Rose blanche bercée à la brise du soir,

Ame de clair de lune après un jour de pluie,

Rose blanche, lis pur, neige tiède, Nanie,

C'est pour vous qu'a fleuri la grâce de ces vers.


(A Nanie, La Maison des Glycines)


Evocations amoureuses sans doute pour la plupart imaginaires, rêvées et immatérielles, idéales et jamais érotiques, traversées par le souvenir de l'enfance et les impressions intimes et personnelles. La poésie de Despax prend parfois la forme de petites comptines élégiaques et bucoliques. Le tout est policé et raffiné, la nature est idéalisée et non tourmentée. Les jardins sont proprets, lumineux et fleuris. Les "chemins blonds" gagnent "le ciel bleu", l'aurore est comparée à la rose, les abeilles bourdonnent dans les lilas, il y a "l'amour et les roses d'été", les cyprès qui pleurent côtoient "les pêchers tout en fleurs". La "Maison des Glycines d’Émile Despax (...) évoque un Charles Guérin moins angoissé, moins pénétrant, plus ensoleillé." résume Albert Thibaudet dans "Les Romantiques et les Parnassiens de 1870 à 1914" (La Revue de Paris, 40e année, Tome 3, 1933).

Mais, de ce que Despax était tenté par une forme de doux académisme, il ne faudrait pas conclure à son manque d’originalité. Quelques poèmes se démarquent en ce sens ; dans "Les yeux ouverts", par exemple, le poète fait se succéder deux scènes qui semblent se répéter dans le temps... Il imagine sa mère jadis penchée sur son berceau et prédisant, en le regardant, une prédisposition à la langueur qu’il aurait héritée d’elle-même :


Ô mon fils, Dieux, ce soir, dans tes beaux yeux me livre

Le secret de l’ardeur que tu mettras à vivre.

C’est ma faute. J’avais trop d’harmonie au cœur.

Mon fils, je te portais avec trop de langueur,

En me souvenant trop des voluptés connues ;


Dans la seconde partie du poème, après une ellipse, c’est le poète-amant qui s’adresse à sa maîtresse en désignant l’enfant qui n’est pas de lui, mais qui, comme lui jadis, ne peut s’endormir et a les yeux ouverts sur des visions crépusculaires et douces. D’un échange de regards à l’autre, le poète imagine ainsi une sorte d’hérédité de sensualité, de douceur et de mélancolie.


Ses yeux mirent encor le crépuscule vert.

Est-ce l’éclat du ciel ou l’éclat de la lampe

Qui vient se refléter dans le creux de sa tempe ?

Mais il faut se pencher doucement comme nous,

Pour voir, au fond de ses yeux bleus, dans le remous

Aérien du jour qui décroît et recule,

Mourir ce merveilleux mirage minuscule

De l’ombre qui s’étoile et du ciel qui s’éteint.


(Les yeux ouverts, La Maison des Glycines)


La qualité du vers, l’originalité des images, donnent à l’élégie de Despax une certaine vigueur. Les comparaisons sont toujours singulières, travaillées, voire parfois alambiquées (dans "Le Renoncement" : "j’écrivais un beau vers qui tremblait / Comme un phalène brun prisonnier du volet / Où coule en embaumant la glu de la résine".) Plus curieusement encore, il arrive que les poèmes soient sibyllins : l’interprétation ne s’impose pas, il faut la soutirer au texte, au prix de relectures, comme si Despax recherchait une forme d’ambiguïté ; peut-être pour retenir son lecteur, et démentir l’impression de déjà vu suggérée par certains motifs élégiaques trop connus ?

Les thèmes sont peu novateurs, donc, mais traités avec un style qui n’appartient qu’à Despax et qui, sans doute, et si le Destin lui en avait donné la possibilité, n’aurait fait que s’affirmer.



Les romans de Rousseau faisaient couler vos pleurs.

Wateau, Pater, Lancret dans leurs fêtes légères

Avaient connu vos marquisettes bocagères.

Et vous voilà, dans l'ombre noire, enseveli !

Ah ! qu'importe la mort et la gloire et l'oubli,

Votre nom effacé par la lèpre des tombes

Et pour toujours... Qu'importe ? Une blanche colombe

Toujours roucoule aux soirs trop langoureux d'été ;

Les roses ont gardé leurs chaudes voluptés.

Et voici qu'un enfant, ayant ouvert vos livres,

Sourit à la fraîcheur d'espérer et de vivre.

Et, sans voir dans les soirs d'or, de pourpre ou de miel

Les chemins de la terre escalader le ciel,

Il fuit aux champs, suivant votre Muse facile,

Douce éternellement du baiser de Virgile.


(A un poète oublié, La Maison des Glycines)



Doux et nostalgique sans passion, Despax n'était pas un poète isolé, et nullement un poète maudit. Il dédia des poèmes à ceux qu'il aimait et admirait, à quelques-unes des figures de proue de la poésie ; ainsi, on trouvera l'évocation d'Anna de Noailles, de Francis Jammes, ou encore de Jean Moréas et d'Henri de Régnier dans le recueil. Presque dix ans après la mort de Despax, en 1924, c'est d'ailleurs Anna de Noailles qui rendit hommage au jeune poète qui lui avait dédié des vers de La Maison des Glycines : répondant à une enquête menée auprès de quelques écrivains afin de connaître leur "chef d'oeuvre inconnu" favori, elle choisit l'ouvrage de Despax...

D'autres poètes moins célèbres comptèrent parmi ses amis ; Charles Derennes et Léo Larguier, par exemple, qui, eux aussi, eurent droit à quelques vers. Emile Despax est l'ami fidèle, admiratif :


Vous serez grand, peut-être, à côté des plus grands.

Vos vers montent, nombreux, ainsi que des armées

Qu'appellent les clairons stridents des Renommées

(A Léo Larguier, La Maison des Glycines)


Mais son inspiration virgilienne et solaire, l'aspect classique des vers, la reconnaissance de ses pairs, ne sauraient masquer le profond sentiment mélancolique qui traverse le recueil. L'apparente sérénité qui s'en dégage est en partie trompeuse. Le poète reste hanté par le doute, par la peine amoureuse, par l'obsession de la mort, qui n'est jamais criée ni revendiquée, — jamais de plainte déchirante ni de violent tourment — mais qui laisse sa trace douloureuse. Après avoir chanté les jardins, les fleurs et les baisers, Despax, parfois, discrètement, s'assombrit. Le poème prend alors la forme d'une discrète lamentation.



Maître, que l'univers a perdu de ses charmes !

Rien ne m'enchante plus, rien ne me parle plus ;

Mers, fleuves, bois, matins, midis, vents, angélus,

Ah ! tout ce qu'il faut voir, tout ce qu'il faut entendre !

Il me reste un amour sans espoir, mais si tendre

Que j'aime à me sentir malade, maintenant,

Quand, le malheur, noir compagnon, se reprenant

A torturer mon coeur, mon âme et ma pensée,

Je touche ma blessure avec des mains blessées.


(A Victor Hugo, La Maison des Glycines)

L’obsession de la mort, mais sans complaisance, plutôt comme regret de la fin des choses et des êtres, confère au recueil une tonalité élégiaque présente dans l’évocation des amours rêvées et lointaines, des amis perdus, de la gloire fragile mais rêvée.


Difficile d'imaginer Despax quelques années plus tard, combattant l'ennemi dans l’horreur de la guerre. Le touchant portrait que fait Tristan Derème de Despax dans la revue Le Divan (ici cité par Léon Bocquet), révèle bien la personnalité tendre du poète : "Avec ses cheveux blonds, légers, un peu flottants, son visage mince et long et soigneusement rasé, ce jeune homme grand, svelte, élégant, au vestiaire impeccable, qui parlait doucement, lentement, avec des mots subtils et des gestes discrets, on a peine à se le figurer sous l'aspect d'un rude guerrier, dans le fracas des mêlées tumultueuses couvert de sang et de boue...". Adolphe van Bever et Paul Léautaud, dans leur série d'ouvrages biographiques et anthologiques Poètes d'Aujourd'hui (ici, volume premier), parlent eux aussi d'un poète sincère, "sensible, tendre et mélancolique". Léon Bocquet le trouvait "grave, doux et réservé". Francis Jammes le décrit comme un "solide gaillard tranchant avec la tradition romantique, armé en apparence pour la vie, mais faible comme tout homme qui se croit fort de lui-même." (Bulletin/Association Francis Jammes, juin 1986). Ce "cœur méditatif et douloureux, possédé par la dilection du passé et du crépuscule" (Léon Bocquet) confiait bien, dans "Ultima", dernier poème de La Maison des Glycines, avoir surtout aimé "les livres", "les vers parfaits" et "les jours tranquilles"...

Rentré vivant du Front, Emile Despax aurait-il conservé ce même tempérament idéaliste et songeur ? Ses recueils futurs auraient sans doute été marqués par une maturité nouvelle. C'est, bien avant la guerre, et avec le silence qu'il s'imposa après la publication de La Maison des Glycines, ce qu'il semblait souhaiter pour son oeuvre ; le temps, et la maturation nécessaires à son perfectionnement. "Il estimait que son coeur n'avait point encore assez souffert", écrit Léon Bocquet. "Que son intelligence n'avait pas assez mûri ses dons. Il prétendait réaliser plus intensément et plus souverainement un plan qu'il n'avait fait, pensait-il, qu'ébaucher dans La Maison des Glycines."

Il est aussi poignant, rétrospectivement, de tenter d’imaginer sa vieillesse, lui qui, si jeune, se disait "blessé, trop tôt vieilli", ou affirmait encore :


Donc, j'aurai beau vieillir en repoussant mes portes Sur mon passé vivant, Je suis comme un palais rempli de feuilles mortes Plus fortes que le vent.



La discrétion de Despax, sa lucidité envers le caractère parfois juvénile de sa poésie, n’ôtent rien à un orgueil mêlé d’un soupçon de vanité :



Et je crois voir entre les arbres

De la place vide qui luit


Un buste en pierre blanche et le socle de marbre,

Mon frère passe et dit : C'est lui !


(Ultima, La Maison des Glycines)


Mais ce désir de reconnaissance ("Mais donnez-moi la gloire !", prie-t-il dans "Le Renoncement") n’est-il pas bien compréhensible chez un tout jeune homme qui semblait chéri des dieux et favorisé par le destin ?


Lui qui était issu d'une famille de la grande bourgeoisie daxoise, qui avait si tôt reçu de multiples honneurs, dont l’œuvre fut prématurément et quasi unanimement louée, fut pourtant, et comme tant d’autres, rattrapé par la malédiction de l'Histoire. A lui aussi, la vie fut injustement dérobée. Il reste aujourd'hui son nom, gravé, pour l'éternité, au Panthéon de Paris. Mais c’est d’un autre marbre qu’il rêvait.



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Choix de poèmes


Sonnet II

Au seuil de la lande (1902)


Je rêve un soir de charme grave. Les vallons

Seraient bleus sous le noir-violet des collines ;

Des ramiers reviendraient vers les sourdes glycines

Bourdonneuses au vol doré des lourds frelons.


Nous aurions rencontré pleurant des enfants blonds

Egarés dans le calme odorant des ravines ;

Et la nuit monterait anxieuse et divine,

Ses pieds d'argent noyés dans l'ombre des sillons.


Avec comme un parfum triste de fleurs fanées,

Les vents tièdes fuiraient en laissant des traînées

D'airs de flûtes errer aux franges des roseaux,


Et vers les joncs obscurs où la lune se lève,

Nos âmes descendraient le silence des eaux,

En souriant, comme deux soeurs, au même rêve.


(1901.)



Retour

La Maison des Glycines (1905)


Et maintenant, mourez, les rosiers et les roses,

Je ne veux plus rien voir que l'air et la clarté.

Le ciel a tant d'azur que ces nuages roses

Ont l'air d'être égarés dans le bleu de l'été.


J'avais cru tant souffrir encor : l'été, l'automne,

L'hiver encor... sans doute ici... peut-être ailleurs.

Et voici. Quel est-il cet amour qui s'étonne

D'être comme égaré dans un si grand bonheur ?


Se peut-il ? Se peut-il ? N'est-il pas nécessaire,

Lorsque l'on aime tant, mon frère, de souffrir ?

Et peut-on admirer sans que le cœur se serre ?

Et peut-on adorer sans penser à mourir ?


Tu ne peux pas savoir. C'est, par la même rue,

Comme hier, un rêveur, un doux, un lent retour ;

C'est la foule riante et criarde et bourrue ;

C'est Notre-Dame avec des drapeaux sur les tours.


Ne cherche pas plus loin. Je ne puis pas te dire.

Je puis mourir ce soir, je puis partir demain ;

J'ai ma part du baiser, j'ai ma part du sourire,

J'ai ma part de l'amour et du bonheur humain.


Que dis-tu ? J'ai payé bien chèrement ces choses ?

Ah ! oui, les jours d'avant, tout noirs. Qui te l'a dit ?

Laisse. Je sais. Mourez, les rosiers et les roses,

Un ange est né, ce soir, au fond du paradis.



A Nanie

La Maison des Glycines (1905)


Si vous parlez à votre soeur, parlez tout bas.

Si c'est à moi, je ne veux pas, ne parlez pas.

Le silence vaut mieux, c'est lui que je réclame.

Nous ne nous dirions pas ce que rêvent nos âmes.

Comme deux tombeaux blancs que sépare un cyprès,

Jalousement, nos coeurs ont gardé leurs secrets.

C'est vraiment, entre nous, un désert, ce silence.

Nous aurions dû grandir ensemble dès l'enfance,

Sur une plage d'or, au bout d'un fleuve bleu.

Lire en nous eut été le plus doux de nos jeux.

Torture de ne rien connaître de notre âme,

D'être, moi déjà l'homme, et vous déjà la femme.

A quoi m'aura servi de rêver de douceur,

Puisque j'ai vécu seul, sans parler ? O ma soeur,

Ma soeur dans la douleur, ma soeur dans l'harmonie,

Je vous avais déjà pressentie et bénie,

Lorsque, aux matins rêveurs de ma jeune saison,

J'allais m'asseoir au seuil doré de la maison,

Lorsque, joignant mes doigts comme pour la prière,

Je tendais mes deux mains en coupe à la lumière.

Si vous étiez venue, en un matin pareil,

Je vous aurais fait don d'un rayon de soleil.

Mais j'ai vécu surpris, vaincu, hanté par l'ombre

Et n'ai peut-être aimé que votre robe sombre.

Ce coeur qui n'oublia jamais, oubliez-le.

Sur votre robe et vos yeux noirs un ciel trop bleu

Sourit. J'en souffrirais. Fermez cette croisée.

Que de larmes sont dans mes yeux ! Que de rosée

Pèse sur ce rosier et pend à ce rameau !

Silence. Je sais tout. Silence. Pas un mot.

Je sais tout. Que, sur vous, rose en feu, se balance

L'amour d'un autre à qui vous parlerez. Silence.



A Louison

La Maison des Glycines (1905)


Louison, que le ciel est beau dans la lumière.

C'est l'heure du soleil. Les hampes des trémières

Vibrent. Dans le jardin de la gare où se plaît

Le vol tumultueux des ramiers violets,

Un poulain que, brutal, l'appel d'un train effraie,

Tourne, s'affole, brusque, au-dessus de la haie

Tend le col et, soufflant de ses naseaux tremblants,

Fait bouger la rosée et les liserons blancs.

Sous le poids d'un frelon une aubépine penche.


Qu'avez-vous fait, vous et vos soeurs, des roses blanches

Plus fraîches que l'éclat du matin, en dépit

Des rosiers alignés sur le mur décrépit ;

Des robes que mouvait le vent de la prairie ?

C'était toujours, auprès de vous, Pâques-Fleuries.

Louison, Louison, qu'avez-vous fait aussi

De mon cœur caressant et doux, de mon souci

De vous aimer ainsi qu'un frère et de vous plaire ?

Dites-moi : Nous avons remis nos robes claires,

Le rosier refleurit sur le mur et le foin

Sent toujours bon, mais vous ami, vous êtes loin.


Votre voix me fera du bien : j'ai tant de peine.

Parlez-moi. Je vous vois. Nanie est triste : Hélène

Frémit, soudain surprise au bord du rêve pur

Par l'ombre de ce lis agité près du mur,

Ou de cette ciguë où ce frelon se pose.

Vous, vous êtes toujours l'enfant aux coudes roses

Dont le coeur se gardait si suave et si coi,

Qui riait, qui pleurait et ne savait pourquoi,

Coeur plus léger qu'un fil volant de clématite.

Je vous ai fait pleurer quand vous étiez petite ;

Je m'en souviens, ce soir, à l'heure des regrets.

O mon enfant, avez-vous su que je pleurais,

Depuis, lorsque mon rêve, où vos sourires brillent,

S'ouvrait au souvenir charmant des jeunes filles ?


Ne dites donc jamais : Il était doux et vain.

Mais dites : Je ne sais quel il était. Il vint,

Par un jour accablant de Juillet, un dimanche.

La poussière brûlait au loin les routes blanches.

La maison était fraîche et close au jour vermeil.

Il entra, précédé d'un rayon de soleil.

L'escalier reluisait comme un lac sous la lune.

Que mon frère était blond près de sa tête brune !

Il revint et l'on prit l'habitude de voir,

Rêveur jusqu'à l'appel du dernier train, le soir,

Ce poète toujours enfui dans ses pensées.


Les roses de ces jours dès longtemps sont passées ;

Mais lui, toujours songeur ainsi qu'on le connut,

Lui, fidèle toujours, toujours est revenu.

De l'instant qu'il nous vit jusqu'à son agonie,

Il nous chérit les trois et préféra Nanie.

Mais un jour qu'il rêvait de bonheur, loin de nous,

Songeant à nos bras nus qu'il aimait, à nos cous

Tièdes comme des lis hors de nos robes blanches,

Il a senti son cœur faiblir, comme les branches

Des coudriers, au vent d'avril, sous le taillis.

Et le cœur plein de nous, ce jour, il a cueilli

Au jardin du passé d'où nos destins dévient

L'humble fleur de ces vers pour moi, fleur de sa vie.



Le don du bonheur

La Maison des Glycines (1905)


Pas une nuit d'amour ne vaudrait celle-ci.

J'ai trouvé le bonheur qui faisait mon souci.

Et maintenant, qu'il soit comme un fruit de la terre

Et qu'un passant le cueille et qu'il s'en désaltère.

C'est pourquoi je t'écris dans ces vers, car je sais

Que les beaux vers, honneur du langage français,

Sont vifs comme le chant aigu de la cigale,

Chauds comme le velours des roses du Bengale,

Frais comme un caillou blanc dans la source qui luit

Et purs comme le choeur des astres de la nuit.

O bonheur ! que leur grâce, en chantant, te décore.

Si quelque autre poète est sombre et souffre encore

Pour un amour perdu qu'il oubliera demain,

Dis-lui que j'ai tracé ces lignes de ma main,

Par un beau soir de mai, dans Paris, sous ma lampe,

En écoutant mon coeur battre contre ma tempe ;

Que j'ai profondément senti que je vivais ;

Que, malgré l'ironie et les hommes mauvais,

La vie est magnifique à vivre ; que le monde

Est radieux, neuf fois, dans la lumière blonde,

Pour qui sait voir la nuit et qui sait voir le jour

Avec les yeux du rêve ou le coeur de l'amour ;

Que la seule sagesse est celle qui m'amène

A déserter le seuil de la détresse humaine,

A venir, inconscient et fort de mes vingt ans,

M'accouder au balcon, en face du printemps,

Dans l'harmonie immense éparse au ciel nocturne,

Moi qui sens s'épancher mon âme, comme une urne

D'où couleraient légers, frais et vrais, à plein bord,

Vers sa pauvre douleur mes vers, comme un vin d'or.



A Madame de Noailles

La Maison des Glycines (1905)


Il m'en souvient. C'était le matin. Des citrons

Couvraient le port. Je regardais les avirons

Tourner entre les doigts violets des rameuses.

La France s'éveillait sur la terre brumeuse,

Au loin. La mer heurtait l'Espagne au pied des monts.

J'étais là, les yeux morts, le coeur frais, les poumons

Brûlés de sel. Dans le remous qui suit la rame,

Je sentais s'enfoncer, en tournoyant, mon âme.

La mer indifférente et douce m'attirait.

Depuis, j'aurais vécu dans l'ombre où sa forêt

Fleurissait l'algue d'or de rouges actinies

Et, dans sa paresseuse et mouvante harmonie,

J'aurais fermé les yeux à la vie en rêvant ;

Depuis, ni le soleil riche en feux, ni le vent

Chargé du goût des miels et de l'odeur des gommes,

Ne m'eussent vu, debout, sourire aux autres hommes,

Si, plus haut que la joie et le désir mortels,

La Lyre ne chantait, vivante, dans le ciel.


Elle chante. Elle seule chante. Et je l'écoute.

Des hommes l'ont tenue. Et j'en vois sur ma route.

Et je leur parle. Ils sont violents, fiers et doux.

Et vous voici, poètes, avec eux. C'est bien vous.

Et je dis : Quand on a, comme vous, la première,

Fait du jour sur le monde en s'écriant : Lumière !

Quand, en disant : Amour, on a vu tous les coeurs,

Dans l'ombre, chanceler d'ardeur et de langueur ;

Quand, sensible au destin des plus obscures choses,

On n'a pas seulement aimé d'orgueil les roses,

Mais qu'à la moindre plante on a dit : O douceur,

Vous vivez, et je vis, et vous êtes ma soeur ;

Quand, dans la vie, on a tant exalté son âme

Que l'avenir naîtra, plus fort, de cet élan,

Il est touchant de n'être, à nos yeux, qu'une femme

Jeune et belle et qui rit au fond d'un salon blanc.



Art profond

La Maison des Glycines (1905)


Art profond, art profond des mots et de l'idée !

Par ma lampe allumée en silence et gardée

Haute et claire, durant cette nuit sans sommeil ;

Par cet amour qui dort si sagement, pareil

Au ruisseau prisonnier qui chante sous l'écluse ;

Par cette estampe sombre où s'envole une Muse ;

Par cette autre où, debout sur un roc de granit,

Un poète est battu des vents, je te bénis,

Maître, qui, soucieux de parfaire la tâche,

Comme un vieux laboureur met ses boeufs à l'attache

Sous le joug qui pendait aux piquets du portail,

Unis, dans cette nuit, mon rêve et mon travail.

Mais, plutôt que de suivre un laboureur austère

Qui pèse sur le soc et fait s'ouvrir la terre

Où la moisson future attendra le semeur

Pour grandir, pour mûrir, pour mêler sa rumeur

Au murmure étendu sur la plaine boisée,

Juge strict, n'as-tu pas, pour la juste pesée,

Comme on prend deux plateaux égaux exactement,

Choisi la patience et le renoncement

Et, sur chaque plateau qui s'abaisse ou s'élève,

Egalisé la part du travail et du rêve ?



Soir (I)

La Maison des Glycines (1905)


Souvent, la Nuit qui vient paraît se faire femme,

Un peu mère très jeune ou soeur très vieille, d'âme

Que mon cœur ne saurait comprendre, mais chérit.

Et le soir, se voilant du mystère attendri

Des yeux qu'un désespoir sans cause emplit de larmes,

A, pour mon coeur lassé du vain rêve, les charmes

D'un baiser trop compris qui vous mordrait un peu.

Le soir est vert, le soir est d'or, le soir est bleu.

Il vous accable ainsi qu'une plainte éloignée.

Et la lune s'en va, lumineuse araignée

Qui drape doucement l'infini de ses fils

Si mièvres, si diaphanes, si subtils

Qu'ils font du ciel avec leurs invisibles toiles

Où, mouches blondes, se sont prises les étoiles.



Soir (II)

La Maison des Glycines (1905)


Le soir mystérieux penché sur l'eau pâlie

Reflète au ciel nacré le rêve bleu de l'eau

Et s'attriste de l'ombre mauve d'un halo

Où flotte la tiédeur d'une mélancolie.

Un dernier rayon court, âme du soleil mort ;

L'image des joncs flotte en chevelures floches ;

Et loin, très loin, on ne sait d'où, ces voix de cloches,

Angélus blonds sur le ciel fauve et le lac d'or...

L'étoile des amants paraît, tremble, s'élève,

Et j'écoute, dans la quiétude du soir,

De mon cœur apaisé, comme d'un clocher noir,

Carillonner les cloches grises de mon rêve.



Le Rêve

La Maison des Glycines (1905)


Comme un étang, comme un miroir, mon âme est lisse.

Le grand jour n'y vit pas, n'y meurt pas ; il y glisse.

Comme un étang, comme un miroir qui se complaît

A ne jouer que de reflets. Et ces reflets

En sont la caressante et paresseuse vie.

De l'ombre d'un désir mon âme est assouvie,

Mais le rêve s'attarde en elle doucement

Et, doucement, s'en va, sans un déchirement.

Or, quelquefois, le rêve est profond et si trouble

Que je sens que mon âme, en flottant, s'y dédouble ;

— Reste de jour dans un crépuscule argenté. —

Ainsi, quand Rodenbach souffrait, les soirs d'été,

Et regardait, au fond des glaces, son image,

Il devait se sentir parti, pour un voyage

Lointain, au cours duquel tout à coup lui manquait

Comme un autre lui-même oublié sur le quai.

Il semble encor, parfois, que dans l'ombre se meure

Cet autre moi qui fuit hors de moi, d'heure en heure,

Et, comme le bizarre et lointain voyageur,

Moi-même, je me meurs soudain. Comme un plongeur

S'oublie et sent, soudain, son coeur battre avec peine

Et, se dressant dans l'eau sinistre, épouvanté,

Fou, nage à bras déments, debout, vers la clarté,

Mon âme tout à coup s'éveillant, angoissée,

Rappelle, en s'affolant, sa vie et sa pensée.

Pourtant, mêlant son charme au charme de l'azur,

Il vient à moi si bleu, si léger et si pur,

Quand, pour me pénétrer, il semble qu'il ne touche

Ni l'ombre de mes cils ni l'ombre de ma bouche,

Que je rouvre, toujours, à ce rêve, mon cœur.


Eternelle faiblesse. Eternelle douceur.



Stance

La Maison des Glycines (1905)


Pour l'amour et l'orgueil du langage de France,

J'ai fait seul, et Dieu sait au prix de quel effort,

Ce livre : un peu d'amour, de rêve et de souffrance ;

Vienne à présent la mort.


Je ne regrette rien. De la terre, une pierre

Si l'on veut ; si l'on veut aussi, quatre cyprès...

C'est la loi : naître, ouvrir ses yeux à la lumière

Et les fermer après.

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