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"Écrit sur le canal du Midi", par Gustave Flaubert

Dernière mise à jour : 22 mai 2022





Gustave Flaubert

Par les champs et les grèves




"A dix-neuf ans, Gustave Flaubert obtient, non sans mal, son baccalauréat. Ses parents lui ont promis, en récompense, un « tour » dans le sud de la France. Le « tour » en question consiste en un voyage qui mène le jeune homme de sa Normandie natale jusqu'en Corse, en passant par Bordeaux, Bayonne, Irun, Bagnères-de-Luchon, Toulouse, le Languedoc, la Provence maritime avec Marseille et Toulon. En résulte ce journal de voyage, alerte et romantique à souhait, qui ne sera, pourtant, publié qu'en 1885 (sous le titre de Par les champs et les grèves, - et qui comprend également son périple en Bretagne et Normandie), bien après la mort de son auteur." [Source]





Toulouse



"Il est commode de n’avoir qu’une demi-science, tout est clair et s’explique ; une érudition plus avancée me gênerait et j’en sais juste assez pour pouvoir dire des sottises de la meilleure foi du monde. Je vois clair comme le jour dans les recoins les plus obscurs, tout s’explique et s’encadre dans mon système ; j’assigne les dates et les caractères avec sang-froid et une assurance miraculeuse. Je retrouve complaisamment ce que j’ai flairé et je fais de la philosophie de l’art sans en savoir l’alphabet.


Ce que je pourrais dire ici de Saint-Sernin serait le pendant de Saint-Bertrand-de-Comminges, ratatouille de styles qui figurerait bien en face de l’autre, flanqué de cornichons et de réflexions esthétiques. Je vais donc, comme un vrai savant, indiquer ici un aperçu ingénieux qui va se trouver là à propos de rien, comme il m’est pointé hier soir dans l’esprit en me couchant.


Écrit sur le canal du Midi pour passer le temps :


Il ne s’agirait rien moins que de savoir pourquoi, en avançant dans le XVIe et dans le XVIIe, on trouve en architecture précisément l’inverse de ce qui arrive dans l’histoire de la poésie et de la prose ; pourquoi la pierre se dégrade tandis que la parole devient au contraire éminemment plus nette et plus accentuée. À mesure, par exemple, que Rabelais se filtre et se clarifie dans Montaigne, que Régnier succède à Ronsard et qu’il n’est pas jusqu’à Scarron qui ne se souvienne de Francion, le style de Louis XIII succède hélas à celui d’Henri II, les fenêtres des maisons se rétrécissent et le mur blanc gagne sur les sculptures qu’on y avait dessinées. Non pas que je veuille dire que bien des figures et des niches curieusement taillées n’aient sauté aussi dans le style, abattues à grands coups de marteau, cassées en bloc pour faire de la prose, mais ici il y a renaissance, là il y a mort.


Quand on lit Rabelais et qu’on s’y aventure, on finit par perdre le fil et par avancer dans un dédale dont vous ne savez bientôt ni les issues ni les entrées ; ce sont des arabesques à n’en plus finir, des poussées de rire qui étourdissent, des fusées de folle gaieté qui retombent en gerbes illuminant et obscurcissant à la fois à la manière des grands feux ; rien de général ne se saisit, on pressent et on prévoit bien quelque chose, mais quant à un sens clair, à une idée nette, c’est ce qu’il n’y faut point chercher. Dans Montaigne tout est libre, facile ; on y nage en pleine intelligence humaine, chaque flot de pensée emplit et colore la longue phrase causeuse qui finit tantôt par un saut tantôt par un arrêt. La pensée de la Renaissance, d’abord vague et confuse, pleine de rire et de joie géante dans Rabelais, est devenue plus humaine, dégagée d’idéal et de fantastique ; elle a quitté le roman et est devenue philosophie.


Ce que je voudrais nettement exprimer, c’est la marche ascendante du style, le muscle dans la phrase qui devient chaque jour plus dessiné et plus raide. Ainsi passez de Retz à Pascal, de Corneille à Molière, l’idée se précise et la phrase se resserre, s’éclaire ; elle laisse rayonner en elle l’idée qu’elle contient comme une lampe dans un globe de ‘cristal, mais la lumière est si pure et si éclatante qu’on ne voit pas ce qui la couvre. C’est là, si je ne me trompe, l’essence de la prose française du XVIIe siècle : le dégagement de la forme pour rendre la pensée, la métaphysique dans l’art, et, pour employer un mot qui sent trop l’école, la substance en tant qu’être.


Je doute que l’architecture ait fait quelque chose de semblable. Elle se dépouille bien, en effet, comme le style, de tous les contours qui entravaient sa marche, et comme dans le style aussi elle a passé un rabot qui fait sauter mille choses gracieuses de la Renaissance ou du moyen âge qui disparaissent pour toujours avec les derniers vestiges de grâce naïve ; la bonne pensée gauloise, échauffée au souvenir latin, ne s’en ira pas moins ; l’arabesque meurt avec Rabelais, la Renaissance, quelque belle qu’elle ait été, n’a vécu qu’un jour. Ce qui a été pour la pierre tout un jour de vie est une aurore, une ère nouvelle pour les lettres.


C’est que la pierre n’exprime ni la philosophie ni la critique ; elle ne fait ni le roman, ni le conte, ni le drame ; elle est l’hymne. Il ne lui est plus resté après Luther, après la satyre Ménippée, qu’à s’aligner dans les quais, à paver les routes, à bâtir des palais, et Louis XIV qui voulait s’en faire des temples pour y vivre n’a pu lui donner la vie ; le sang en était parti avec la foi, c’était chose usée, outil cassé dont l’ouvrier était mort. Tout ce que la pierre n’avait pas dit, la prose se chargea de le dire et elle le dit bien.


Maintenant que nous croyons tout expirant, que trois siècles de littérature ont raffiné sur chaque nuance du coeur de l’homme, usant toutes les formes, parlant tous les mots, faisant vingt langues dans un siècle et renfermant dans une immense synthèse Pascal contre Montaigne, Voltaire contre Bossuet, La Fontaine et Marot, Chateaubriand et Rousseau, le doute et la foi, l’art et la poésie, la monarchie et la démocratie, tous les cris les plus doux et les plus forts, à cette heure, dis-je, où les poètes se rencontrent inquiets et où chacun demande à l’autre s’il a retrouvé la Muse envolée, quelle sera la lyre sur laquelle les hommes chanteront ? reprendront-ils le ciseau pour bâtir la Babel de leurs idées ? dans quelle eau de Jouvence se retrempera leur plume ?


C’est ce que je me disais dans Saint-Sernin à Toulouse, me promenant sous sa belle nef romane ; catacombe de pierre où sont ensevelies de vieilles idées, nous n’avons pour elle qu’une vénération de curiosité et nous faisons craquer nos bottes vernies sur les dalles où dorment les saints. Eh ! pourquoi pas ? Que nous font les saints, à nous autres ? Nous étudions l’histoire du christianisme comme celle de l’islamisme et nous nous ennuyons de l’un et de l’autre. Nous sentons bien qu’il nous faut quelque chose que nous ne savons pas, mais ce n’est rien de ce qu’on nous offre.


(...)


* * *



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