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Voyage en Bretagne : De Crozon à Landévennec (par Gustave Flaubert)


Frontispice de Par les champs et par les grèves,

de Gustave Flaubert (Paris, Carteret, 1931)




Extrait de :

Gustave Flaubert

Par les champs et par les grèves

(Voyage en Bretagne)





IX



"En route le ciel est bleu, le soleil brille, et nous nous sentons dans les pieds des envies de marcher sur l'herbe.


De Crozon à Landévennec, la campagne est découverte, sans arbres ni maisons; une mousse rousse comme du velours râpé s'étend à perte de vue sur un sol plat. Parfois des champs de blés mûrs s'élèvent au milieu de petits ajoncs rabougris. Les ajoncs ne sont plus en fleurs, les voilà redevenus comme avant le printemps.


Des ornières de charrettes profondes et bordées sur leurs bords d'un bourrelet de boue sèche, se multipliant irrégulièrement les unes près des autres, apparaissent devant nous, se continuent longtemps, font des coudes et se perdent à l'œil. L'herbe pousse par grandes places entre ces sillons effondrés. Le vent siffle sur la lande; nous avançons; la brise joyeuse se roule dans l'air, elle sèche de ses bouffées la sueur qui perle sur nos joues et, quand nous faisons halte un instant, nous entendons, malgré le battement de nos artères, son bruit qui coule sur la mousse.


De place en place, pour nous dire la route, surgit un moulin tournant rapidement dans l'air ses grandes ailes blanches. Le bois de leur membrure craque en gémissant; elles descendent, rasent le sol, et remontent. Debout sur la lucarne tout ouverte, le meunier nous regarde passer.


Nous continuons, nous allons; en longeant une haie d'ormeaux qui doit cacher un village, dans une cour plantée, nous avons entrevu un homme monté dans un arbre; au pied, se tenait une femme qui recevait dans son tablier bleu les prunes qu'il lui jetait d'en haut. Je me souviens d'une masse de cheveux noirs tombant à flots sur ses épaules, de deux bras levés en l'air, d'un mouvement de cou renversé et d'un rire sonore qui m'est arrivé à travers le branchage de la haie.


Le sentier que l'on suit devient plus étroit. Tout à coup, la lande disparaît et l'on est sur la crête d'un promontoire qui domine la mer. Se répandant du côté de Brest, elle semble ne pas finir, tandis que, de l'autre, elle avance ses sinuosités dans la terre qu'elle découpe, entre des coteaux escarpés, couverts de bois taillis. Chaque golfe est resserré entre deux montagnes; chaque montagne a deux golfes à ses flancs, et rien n'est beau comme ces grandes pentes vertes dressées presque d'aplomb sur l'étendue bleue de la mer.


Les collines se bombent à leur faîte, épatent leur base, se creusent à l'horizon dans un évasement élargi qui regagne les plateaux, et, avec la courbe gracieuse d'un plein cintre moresque, se relient l'une à l'autre, continuant ainsi, en le répétant sur chacune, la couleur de leur verdure et le mouvement de leurs terrains. A leurs pieds, les flots, poussés par le vent du large, pressaient leurs plis. Le soleil, frappant dessus, en faisait briller l'écume; sous ses feux, les vagues miroitaient en étoiles d'argent et tout le reste était une immense surface unie dont on ne se rassasiait pas de contempler l'azur.


Sur les vallons on voyait passer les rayons du soleil. Un d'eux, abandonné déjà par lui, estompait plus vaguement la masse de ses bois et, sur un autre, une barre d'ombre large et noire s'avançait.


A mesure que nous descendions le sentier, et qu'ainsi nous nous rapprochions du niveau du rivage, les montagnes en face desquelles nous étions tout à l'heure semblaient devenir plus hautes, les golfes plus profonds; la mer s'agrandissait. Laissant nos regards courir à l'aventure, nous marchions, sans prendre garde, et les cailloux chassés devant nous déroulaient vite et allaient se perdre dans les bouquets de broussailles, qui couvraient les bords du chemin.


Arrivés enfin à Landévennec, nous entrâmes pour déposer nos sacs quelque part dans un cabaret plus que simple, où l'on s'asseyait sur les futailles en guise de bancs. Après y avoir bu un coup de mauvaise eau-de-vie dans un de ces grands gobelets du pays en faïence rayée de bandes roses et bleues comme une culotte de bal masqué, nous allâmes tout de suite voir l'abbaye.


Il n'en reste qu'un portail composé de trois arcades; celle du milieu plus basse que les deux autres est seule percée. De chaque côté de l'une d'elles, après un contrefort, une longue petite fenêtre cintrée va s'évasant du dehors comme les meurtrières d'une forteresse; en dedans de l'arcade du milieu, des colonnes courtes supportant des moulures ont des chapiteaux couverts d'entrelacs compliqués.


Quand on a franchi ce pan de muraille, soit par la brèche qui ouvre sur la cour, soit par le portail dont une échelle mise de travers vous barre l'entrée, apparaissent au fond les ruines du chœur et de l'abside découpant leur dentelure blanchâtre sur la couleur bleue du ciel. Elles forment un rond-point flanqué de chapelles latérales, rondes, garnies de contreforts extérieurs, avec des fenêtres à plein cintre la plupart soutenues par des colonnes qui s'engagent à leur base dans des piliers carrés.



Ruines de l'abbaye de Landévennec (Estampe)



Le terrain de la cour ondule, fait des bosses et des creux; c'est un mouvement heurté de plans inégaux que les ronces et les lierres verdissent de leur verdure inégale. Dans les chapelles latérales, par le trou des fenêtres, on voit au loin la mer à l'horizon d'une prairie que bossellent en dômes verts les têtes rondes des pommiers et qui s'encadre comme un tableau dans le plein cintre rongé des fenêtres romanes.


Une statue d'abbé est appuyée contre le mur un gros anneau au médius de la main droite, un menton long, des pommettes saillantes, des yeux sortis, des cheveux légèrement crépelés, et une chape bordée de longues franges, et un écusson qui est d'hermine à trois fasces au chef chargé d'un lambel à trois pièces timbré de la crosse abbatiale.


Est-ce là, pourquoi non ? pourquoi oui ? saint Guénolé, premier abbé du monastère, mort en 448, le même qui conseilla au roi Gradlon de quitter la ville d'Ys avant l'engloutissement du Seigneur, et qui, lorsque sur la grève le roi fuyait au galop avec la belle Dragut, sa fille, lui cria dans un nuage, comme les flots déjà battaient les jarrets de son cheval, de se débarrasser du démon qu'il emportait en croupe ? Gradlon la précipita dans les flots, les flots l'engloutirent, s'arrêtèrent, et Gradlon continua sa course.


Pour contempler cette figure plus à notre aise, nous nous étions assis sur une autre statue couchée par terre. Celle-là représente un évêque, il a la crosse, la chape bordée de roses et d'olives, la bague au pouce et, sous le bras gauche, le bâton pastoral passé. Une manche étroite, fermée d'un gros bouton et sortant elle-même d'une manche très ample, serre son bras; ses mains sont jointes; deux anges soutiennent l'oreiller où il repose; son chien, couché à ses pieds, surmonte un écusson qui est de neuf macles posées par trois au lambel de trois pièces serties au chef et supporté à dextre par un lion lampassé, à senestre par un lévrier.


Pendant que nous nous occupions à lire ces niaiseries, un veau jaune, marqué d'une tache à la tête, se promenait près de nous. Il chancelait sur ses longues jambes faibles, et les mouches bourdonnaient autour de ses naseaux blancs, humides encore du lait de sa mère.


Derrière le portail, au bas de la montagne qu'ils recouvrent, les grands hêtres balançaient leur cimes, le soleil frappait sur les vieux pans de mur, un air chaud passait; toutes sortes de plants et d'arbrisseaux, des orties, des marguerites, des angéliques, des sureaux, des bruyères et du baume faisaient un mélange de parfums sucrés; il tombait sur vous quelque chose de tendre, d'énervant, de navrant, d'écœurant; on se sentait pris de mollesse, tout plein de titillations obtuses et de convoitises fluides.


Et comme nous étions là, couchés sur l'herbe, est survenue devant nous une grande jeune fille, blonde et blanche, allant nu-pieds parmi les ronces, et seulement vêtue d'un jupon de drap rouge dont le cordon lui serrait autour de la taille sa chemise de grosse toile jaune; elle avait à la main un roseau cassé par le haut et se tenait debout à nous regarder sans rien dire. Elle s'en est allée; puis est revenue; elle riait quand on lui parlait et vous quittait aussitôt.


Puis nous nous sommes levés, nous avons repris nos bâtons, nous sommes partis. En passant par-dessus le mur, nous en avons fait ébouler des pierres et le ciment s'est égrené sous nos mains. Est-ce que nous détruirions aussi, nous autres ? et ce que n'ont pu abattre ni le temps, ni les hommes, ni le bon goût, ni l'industrie, voilà que l'achève sans le savoir le contemplateur naïf, dans l'exercice même de sa curiosité admirative.


(...)"



* * *

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