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Virginia Woolf : "Des heures à lire"

Corot, Jeune fille lisant, c. 1868


Extrait de :

Virginia Woolf

Hours in the Library



Essai non signé, publié dans le Times Literary Supplement, le 30 novembre 1916




DES HEURES À LIRE



Il convient d’entrée de dissiper l’idée reçue selon laquelle celui qui aime s’instruire et celui qui aime lire ne font qu’un, et d’insister sur le fait qu’il n’y a pas de lien entre eux. Un érudit est un enthousiaste sédentaire, concentré, solitaire, qui traque dans les livres une vérité précise qui lui tient intimement à coeur. S’il se prend de passion pour la lecture, le savoir amassé s’amenuise et lui file entre les doigts. Un lecteur, à l’inverse, doit d’entrée réprimer son désir de connaissance ; tant mieux si le savoir ne l’abandonne pas, mais se lancer à sa recherche, lire de manière systématique, devenir un spécialiste ou une autorité, tout ceci risque fort de détruire ce que nous préférons considérer comme l’humaine passion pour la lecture innocente et désintéressée.


Nonobstant, une image du lecteur studieux nous vient immédiatement à l’esprit, qui sans le desservir peut faire sourire. Nous imaginons un être en robe de chambre, éthéré et pâle, perdu dans ses pensées, incapable de mettre une bouilloire à chauffer, ou de s’adresser à une dame sans rougir, indifférent aux nouvelles du jour, quoique connaissant parfaitement les catalogues des librairies d’occasion, dans l’obscurité desquelles il passe le plus clair de ses jours – un personnage sans nul doute charmant, dans sa brusque simplicité, mais sans aucune parenté avec cette autre figure de lecteur vers laquelle nous souhaitons nous tourner. Car avant tout, le lecteur authentique est jeune. C’est un être intensément curieux ; plein d’idées ; à l’esprit ouvert et passionné, un être pour qui la lecture s’apparente plus à une promenade vivifiante au grand air qu’à un labeur loin du monde ; il arpente les chemins, gravit les pentes des collines jusqu’à atteindre des hauteurs où l’atmosphère est si raréfiée que l’on ne respire qu’avec peine ; pour lui la lecture n’est en rien une occupation sédentaire.


Au-delà des généralités, il n’est guère difficile de démontrer, preuves à l’appui, que la belle saison de la lecture se situe entre dix-huit et vingt-quatre ans. La seule liste de ce que l’on a lu alors remplit de désespoir le coeur de ceux plus avancés en âge. C’est moins le nombre de livres lus, que le simple fait que nous ayons eu devant nous de tels livres à lire qui impressionne. Il suffit, pour rafraîchir notre mémoire, d’ouvrir un de ces carnets que nous avons tous, quel que fût le moment, eu tant de joie à inaugurer. La plupart des pages sont restées blanches, c’est vrai : mais nous découvrons que les premières pages sont couvertes d’une écriture étonnamment précise. On y a consigné les noms des grands écrivains rangés selon leur valeur ; on y a recopié certains des plus beaux passages des grands classiques ; on y a listé les livres à lire ; et, c’est là le plus intéressant, le lecteur, dans sa vanité juvénile, y a dressé d’une plume alerte, à l’encre rouge, la liste des livres lus. La liste des livres lus, la plupart pour la première fois, un lointain mois de janvier par un lecteur de vingt ans mérite d’être citée :


1. Rhoda Fleming.

2. Shagpat et son barbier.

3. Tom Jones.

4. A Laodicean.

5. La Psychologie de Dewey.

6. Le Livre de Job.

7. Discours sur la poésie de Webbe.

8. La Duchesse d’Amalfi.

9. La Tragédie du vengeur.


Le lecteur continue ainsi de mois en mois, jusqu’à ce que, comme c’est le cas de toutes les listes, celle-ci s’interrompe, un mois de juin. Si nous suivons le chemin du lecteur au fil des mois, il devient clair qu’il a dû consacrer presque tout son temps à la lecture. Il se plonge méthodiquement dans la littérature élisabéthaine ; il lit beaucoup de Webster, de Browning, Shelley, Spenser et Congreve ; il lit tout Peacock ; et presque toute l’oeuvre de Jane Austen, qu’il relit deux ou trois fois. Il lit tout Meredith, Ibsen, et un peu de Bernard Shaw. Et l’on peut être presque certain que le temps qu’il ne passe pas à lire est consacré à débattre avec énergie jusqu’aux heures où les lumières de la ville se fondent dans l’aube naissante, des mérites respectifs des Grecs et des modernes, de la romance et du réalisme, de Racine et de Shakespeare.


À la vue de ces vieilles listes, nous ne pouvons nous empêcher de sourire et de soupirer, mais nous donnerions cher pour faire revivre l’ambiance qui a suscité une telle débauche de lectures. Fort heureusement, ce lecteur n’était en rien un prodige, et avec un peu d’effort, nous pouvons, pour la plupart d’entre nous, nous remémorer les différentes étapes de notre propre initiation. Les livres de notre enfance, que nous subtilisions à une étagère de la bibliothèque censée être hors de portée, ont quelque chose de chimérique et d’impressionnant, comme, dans la maison endormie, la vision clandestine de l’aube pointant sur les champs paisibles. Par une échancrure des rideaux, nous devinons, dans le brouillard, les formes d’arbres étranges, dont la vue nous restera toute notre vie ; car les enfants ont une curieuse prémonition de l’avenir.


Mais les lectures plus tardives, telles celles de la liste déjà mentionnée, sont d’une tout autre nature. Pour la première fois, peut-être, tous les interdits sont levés, nous pouvons lire ce que nous voulons ; nous avons des bibliothèques à notre disposition, et, mieux encore, des amis qui sont dans la même disposition d’esprit. Nous ne faisons que lire, des jours durant. C’est un moment d’exaltation intense. Nous ne cessons de découvrir de nouveaux héros. Dans notre esprit se mêlent l’émerveillement de voir ce que nous sommes en train d’accomplir et une forme de désir ridicule et vaniteux de prouver que nous sommes familiers des êtres les plus glorieux que le monde ait connus. La passion de la découverte est alors au comble de son intensité, ou du moins est sans faille, et nous nous dédions à la tâche avec une détermination que les grands auteurs flattent en nous faisant croire que nous partageons avec eux une même définition de la beauté de l’existence. Et comme il est capital de pouvoir se justifier face à quelqu’un qui aurait fait de Pope, plutôt que sir Thomas Browne, son héros, nous développons une affection sincère pour tous, avons le sentiment que nous les connaissons comme personne. Nous combattons sous leur autorité et sous leur regard. C’est ainsi que nous hantons les vieilles librairies et en revenons chez nous chargés de folios et de quartos, de caisses d’Euripide et de Voltaire en quatre-vingt-dix-huit volumes in octavo.


Mais ces listes sont de bien curieux témoignages, en ce qu’elles ne comportent que peu d’écrivains contemporains. Meredith, Hardy et Henry James étaient encore vivants quand ces lecteurs vinrent à eux, mais ils figuraient déjà parmi les classiques. Aucun auteur de notre génération ne nous influence comme Carlyle, Tennyson ou Ruskin influencèrent les

jeunes lecteurs de l’époque. Ceci est, selon nous, propre à la jeunesse qui, faute de géants, se désintéresse des auteurs mineurs, quand bien même ceux-ci leur parlent du monde dans lequel ils vivent. Un jeune lecteur préférera revenir aux classiques et frayer avec des esprits supérieurs. Il se tiendra, en attendant, loin de l’agitation des hommes, et les observant à

distance, les jugera avec une sévérité hautaine.


À mesure que notre jeunesse s’éloigne, et que nous trouvons notre place dans le monde, nous éprouvons une forme de complicité avec nos semblables. Nous voulons croire que nous ne transigeons pas sur l’exigence de nos principes ; mais nous trouvons indubitablement plus d’intérêt aux oeuvres de nos contemporains et leur pardonnons leur manque d’inspiration, car il y a en eux quelque chose qui nous rend complices. On peut aller jusqu’à suggérer que nous avons plus de plaisir à la lecture de nos contemporains qu’à celle des auteurs morts, quand bien même ils leur sont inférieurs. Tout d’abord, lire nos contemporains ne saurait susciter de secrète vanité, et l’admiration que nous leur portons est chaleureuse et sincère car pour nous laisser convaincre par eux, nous devons souvent renoncer à des principes éminents et qui nous flattent. Nous devons aussi justifier par nous-mêmes ce que nous aimons ou non, ce qui stimule notre attention, et constitue la meilleure preuve que nous avons lu et compris les classiques.


C’est pourquoi se retrouver dans une grande librairie pleine de livres si récents que leurs pages sont presque collées entre elles et que la dorure de leur couverture n’est pas encore sèche, suscite une émotion aussi délicieuse que jadis l’émotion du bouquiniste. Sans doute n’est-elle pas aussi inspirée. Mais l’ancien désir de savoir ce que pensaient les auteurs immortels a laissé place à une curiosité bienveillante qui nous pousse à savoir ce que pensent nos contemporains. Que ressentent les hommes et les femmes d’aujourd’hui, à quoi leur maison ressemble-t-elle et que portent-ils, combien ont-ils d’argent et que mangent-ils, qu’est-ce qui suscite leur amour ou leur haine, que voient-ils dans le monde qui les entoure, et de quels rêves leur vie de tous les jours est-elle faite ? Ils nous entretiennent de tout ceci dans leurs livres. Dans ces livres, nous embrassons du regard tout

ce qui se peut saisir de la matière et de l’esprit de notre temps.


(...)



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