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La 'parole intérieure", par Victor Egger

Dernière mise à jour : 17 mai 2023




Extrait de :

Victor Egger

La parole intérieure

(1881)



"A tout instant, l’âme parle intérieurement sa pensée. Ce fait, méconnu par la plupart des psychologues, est un des éléments les plus importants de notre existence : il accompagne la presque totalité de nos actes ; la série des mots intérieurs forme une succession presque continue, parallèle à la succession des autres faits psychiques ; à elle seule, elle retient donc une partie considérable de la conscience de chacun de nous.


Cette parole intérieure, silencieuse, secrète, que nous entendons seuls, est surtout évidente quand nous lisons : lire, en effet, c’est traduire l’écriture en parole, et lire tout bas, c’est la traduire en parole intérieure ; or, en général, on lit tout bas. Il en est de même quand nous écrivons : il n’y a pas d’écriture sans parole ; la parole dicte, la main obéit ; or, la plupart du temps, quand nous écrivons, il n’y a d’autre bruit perçu que celui de la plume qui court sur le papier ; la parole qui dicte ne s’entend pas ; elle est réelle pourtant, mais le bruit qu’elle fait, ce n’est pas l’oreille qui l’entend, c’est la conscience qui le connaît ; il n’agite pas l’air qui nous entoure, il reste immobile en nous ; ce n’est pas la vibration d’un corps, c’est un mode de moi-même. ...


Quelquefois pourtant, cette parole intérieure qui accompagne toujours la réflexion solitaire se fait connaître à nous : c’est le soir, quand la lampe est éteinte, quand nous avons renoncé pour un temps à l’activité réfléchie, à l’intelligence raisonnable, à la conscience ; nous avons abdiqué, nous demandons à jouir du repos, nous appelons de nos vœux


Le silence, l’oubli, le néant qui délivre.


Mais le sommeil réparateur se fait attendre ; tourmentés par l’insomnie, nous ne pouvons faire taire notre pensée ; nous l’entendons alors, car elle a une voix, elle est accompagnée d’une parole intérieure, vive comme elle, et qui la suit dans ses évolutions ; non seulement nous l’entendons, mais nous l’écoutons, car elle est contraire à nos vœux, à notre décision, elle nous étonne, elle nous inquiète ; elle est imprévue et ennemie ; nous cherchons à la combattre, à la calmer, à la détourner, pour l’éteindre, sur des objets indifférents.


Quand nous parlons à haute voix, la parole intérieure n’est pas pour cela absente ; elle ne se tait qu’à demi, et par intervalles ; quand nous reprenons haleine, quand nous marquons par de courts silences les points et les virgules de nos phrases, nous l’entendons : elle nous rappelle la trame de notre discours, elle nous dicte les mots qui vont suivre ; elle sert de guide, ou, pour mieux dire, de souffleur à la parole extérieure. ...


Il est difficile de mesurer avec exactitude la durée moyenne du discours intérieur pendant la journée de chacun de nous ; mais, comme nous parlons toujours en nous-mêmes quand nous sommes étrangers à toute parole extérieure, c’est-à-dire quand nous ne parlons pas à haute voix et que nous n’écoutons personne, il est évident qu’en général, et si l’on fait abstraction des gens qui se parlent tout haut à eux-mêmes, l’importance de la parole intérieure diminue ou grandit selon que nous sommes plus ou moins sociables et causeurs.


Dans la conversation, d’ordinaire, on invente peu, on répète plus volontiers ce que l’on a déjà dit, appris ou pensé ; la parole intérieure, au contraire, est le langage de la pensée active, personnelle, qui cherche et qui trouve et s’enrichit par son propre travail ; elle a donc pour mesure chez la plupart des hommes l’énergie et la vivacité de la pensée. Mais chez tous sans exception, chez les esprits étroits et lourds qui parcourent sans cesse un même cercle d’idées, chez les esprits légers, vagabonds, superficiels, chez ces derniers comme chez les plus profonds penseurs, chez l’orateur le plus abondant et le plus disposé à répandre au dehors une verve intarissable, comme chez le plus timide et le plus respectueux des disciples, le langage intérieur occupe dans l’existence une place plus grande que le langage extérieur énoncé ou entendu.


Déjà en effet l’homme qui parle six heures chaque jour est, de l’aveu de tous, amis ou ennemis, un bavard ; accordons-lui huit heures de sommeil ; il reste dix heures par jour pendant lesquelles il médite en silence, réduit, non sans regret peut-être, à la parole intérieure. Que dire du méditatif, du taciturne, sans parler ici ni du berger, ni du chasseur à l’affût, ni du pêcheur à la ligne, ni du veilleur de nuit, ni du trappiste, ni du bandit corse, encore moins des solitaires à demi aliénés, comme le sauvage du Var !


Ils ne sont ni rares ni étranges les hommes chez lesquels la parole est extérieure pour un cinquième seulement de sa durée totale. Et nous ne faisons pas entrer en ligne de compte les heures du sommeil, pendant lesquelles nous continuons à parler presque toujours intérieurement, sauf à attribuer une grande part de nos paroles à des compagnons imaginaires. ...


Tel étant le rôle de la parole intérieure dans la vie psychique, c’est pour nous un légitime sujet d’étonnement que ce fait capital ait été négligé par la plupart des psychologues et des théoriciens du langage. ... Dans l’antiquité, elle semble avoir échappé à tous les penseurs, et, chez les modernes, aucun des maîtres de la psychologie n’a su la décrire exactement et lui assigner son rang parmi les faits psychiques.


Platon ne s’élève guère au-dessus du sens commun, quand, dans le Sophiste et le Théétète, il appelle la pensée "un dialogue extérieur et silencieux de l’âme avec elle-même" ; il n’a pas dégagé, observé et décrit la parole intérieure. Ainsi, dans sa théorie du langage, Platon passe à côté de la parole intérieure sans la voir. Il ne l’a pas reconnue davantage dans les phénomènes attribués par Socrate à son "démon" : là pourtant, elle se présentait avec un éclat et une originalité bien propres à attirer l’attention d’un philosophe.


Il est vrai que, s’il l’eût remarquée, sans doute il eût préféré n’en rien dire et laisser au phénomène socratique le caractère mystérieux que Socrate lui-même se plaisait à lui attribuer. Quant à Socrate, puisqu’il se disait conseillé par une voix que lui seul pouvait entendre, il faut bien le considérer comme le premier philosophe qui ait observé sur lui-même la parole intérieure ; mais il ne reconnut pas qu’elle était un simple fait psychique ; il en attribua à un dieu les manifestations les plus vives et ne remarqua pas les autres."



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