Vauvenargues, par Maurice Paléologue
Dernière mise à jour : 29 août 2023
Luc de Clapiers, marquis de Vauvenargues
5 août 1715 - 28 mai 1747
Extrait de :
Maurice Paléologue
Vauvenargues
Les Grands Écrivains français, 1890
"(...) Vauvenargues arriva à Paris vers le milieu du mois de mai 1745. L’exiguïté de ses ressources l’obligeant à l’existence la plus humble, il s’installa dans une modeste maison meublée, l’hôtel de Tours, rue du Paon.
Il vécut là, fort retiré. On ne le vit ni au café Procope, proche de la Comédie, ni au café Pradot, au quai de l’École, où les gens de lettres s’assemblaient. L’esprit qui régnait dans ces réunions suffisait à l’en écarter. On ne le rencontra pas non plus dans le monde, dont il se tint toujours éloigné, autant par nécessité que par goût. Seuls quelques amis, Voltaire, d’Argental, Marmontel, le critique Bauvin, venaient par instants lui tenir compagnie et goûter le charme de son intimité.
Dans sa retraite de l’hôtel de Tours, Vauvenargues réalisa, à défaut du confort matériel, la condition première du bien-être moral, la solitude et le recueillement : loin des bruits du dehors, il rentra dans son âme et se renferma dans sa pensée.
Ainsi, à trente ans, sans instruction sérieuse, avec peu de lecture, il allait se jeter dans la grande lutte qui s’ouvrait alors et qui devait remplir tout le siècle. Mais, à défaut de connaissances apprises et d’études préparatoires, il avait beaucoup vécu en lui-même et beaucoup réfléchi. Et puis, une flamme intérieure, cette fièvre d’action qui le consumait jusqu’au fond de son être, le forçait à agir dans le seul domaine qui lui restât ouvert, celui des idées.
Il se mit donc à l’œuvre, et, reprenant ses notes, développant ses observations, s’essayant à de plus vastes compositions, il publia, au mois de février 1746, sous le voile de l’anonyme, un volume in-12 de moins de 400 pages qui contenait une Introduction à la connaissance de l’esprit humain, des Réflexions sur divers sujets, des Conseils à un jeune homme, des Réflexions critiques sur divers poètes, deux Fragments sur les orateurs et sur La Bruyère, une Méditation sur la foi, enfin une suite importante de Paradoxes mêlés de Réflexions et de Maximes.
Nul succès n’accueillit ce volume à son apparition ; c’est à peine si la presse littéraire s’en occupa. (...) Lorsque les Caractères de La Bruyère avaient paru, en 1688, ils n’avaient guère trouvé meilleur accueil dans la presse du temps. « L’ouvrage de M. de La Bruyère ne peut être appelé livre que parce qu’il a une couverture et qu’il est relié comme les autres livres. Ce n’est qu’un amas de pensées détachées. » Le Mercure, qui s’exprimait ainsi, concluait que l’ouvrage était « directement au-dessous de rien ».
Quand l’exemple d’une telle injustice n’eût pas suffi à consoler Vauvenargues de l’indifférence du public à son égard, une approbation lui vint qui consacrait son talent mieux que ne l’eût fait toute la faveur du monde. Quelques jours à peine après la publication de son volume, il recevait de Voltaire ce billet :
« J’ai passé plusieurs fois chez vous pour vous remercier d’avoir donné au public des pensées au-dessus de lui… Il y a un an que je dis que vous êtes un grand homme, et vous avez révélé mon secret ! Je n’ai lu encore que les deux tiers de votre livre ; je vais dévorer la troisième partie. Je l’ai porté aux antipodes, dont je reviendrai incessamment pour embrasser l’auteur, pour lui dire combien je l’aime, et avec quel transport je m’unis à la grandeur de son âme et à la sublimité de ses réflexions comme à l’humanité de son caractère…. Vous êtes l’homme que je n’osais espérer, et je vous conjure de m’aimer. »
La lecture achevée, il lui écrivait encore :
« J’ai usé, mon très aimable philosophe, de la permission que vous m’avez donnée ; j’ai crayonné un des meilleurs livres que nous ayons en notre langue, après l’avoir lu avec un extrême recueillement. J’y ai admiré de nouveau cette belle âme si sublime, si éloquente et si vraie ; cette foule d’idées neuves, ou rendues d’une manière si hardie, si précise ; ces coups de pinceau si fiers et si tendres. Il ne tient qu’à vous de séparer cette profusion de diamants de quelques pierres fausses ou enchâssées d’une manière étrangère à notre langue ; il faut que ce livre soit excellent d’un bout à l’autre ; je vous conjure de faire cet honneur à notre nation et à vous-même, et de rendre ce service à l’esprit humain. Je me garde bien d’insister sur mes critiques ; je les soumets à votre raison, à votre goût, et j’exclus l’amour-propre de notre tribunal. J’ai la plus grande impatience de vous embrasser. Adieu, belle âme et beau génie. » (13 mai 1746.)
La mâle et noble pensée qui, à l’âge où le commun des hommes prend à peine conscience de sa tâche, avait déjà produit une œuvre digne de tels éloges, allait brusquement s’éteindre.
Depuis son Installation à Paris en mai 1745, la vie de Vauvenargues n’avait été qu’une longue agonie. Le mal dont il souffrait s’aggravait de jour en jour : la consomption le minait ; les plaies de ses jambes gangrenées se rouvraient ; un voile d’ombre descendait sur ses yeux à demi clos ; la mort prenait lentement possession de son corps.
Par surcroît, les soucis matériels s’ajoutaient à ses maux physiques. Il était tombé dans un état voisin de la misère, et il devait en souffrir cruellement, car pour les natures délicates, pour celles qui vivent surtout de la vie intérieure, le pire inconvénient de la pauvreté n’est pas la privation du bien-être, mais le contre-coup qu’elle a sur l’activité de la pensée : la continuelle résistance des choses stérilise les talents les plus féconds et épuise les intelligences les plus vigoureuses.
Il y eut là, à de certaines heures, dans cette modeste retraite de la rue du Paon, un spectacle
d’une rare grandeur morale, celui d’un homme jeune, ambitieux, épris de gloire, justement persuadé de sa valeur, conscient de l’œuvre qu’il portait en soi, n’ayant pourtant connu dans la vie que souffrances et déceptions, mais qui, à l’instant où la mort vient le saisir, n’a pas un mot d’amertume, pas un cri de révolte aux lèvres. Considérez ce que chacun de ces termes — jeunesse, ambition, passion de la gloire, sentiment de la valeur personnelle et conscience de l’œuvre à accomplir — justifierait seul de récriminations désespérées contre la destinée.
Que de causes légitimes, semble-t-il, d’indignation et de rébellion !
Le cadre même dans lequel se déroulait ce drame intime le rendait plus poignant : une pauvre chambre d’hôtel, aux murs nus, à l’aspect froid et triste, à peine chauffée, mal éclairée, trop vaste encore pour les rares amis qui venaient apporter de temps à autre au mourant une parole de consolation et de soutien. Il a fallu — soyez-en persuadé — un moindre effort à André Chénier pour marcher avec courage à l’échafaud qu’à Vauvenargues pour mourir si noblement dans sa solitude misérable ; car l’homme est un tel comédien qu’une grande mise en scène et le souci de l’effet à produire l’aident singulièrement à bien mourir.
Dans cette lente agonie qui dura plus d’un an, l’âme de Vauvenargues demeura-t-elle toujours ferme, sereine et maîtresse d’elle-même ? Non, par instants elle a payé tribut à la faiblesse humaine. C’est la loi commune : les consciences les plus fortes de l’humanité, au moment de l’épreuve suprême, ont eu, comme les autres, leur angoisse et leur détresse intime ; mais la supériorité de leur nature les a si vite ressaisies, leur défaillance a été si courte et si secrète, que parfois le monde n’en a rien su.
J’imagine que chez Vauvenargues les heures de découragement coïncidèrent avec les rechutes de son mal, car, à deux ou trois reprises, une atténuation, un répit dans ses souffrances, peut-être simplement une de ces améliorations passagères que la volonté opiniâtre de vivre opère parfois chez les êtres pleins de jeunesse qui se sentent mourir, avaient fait luire à ses yeux des promesses trompeuses de guérison. Mais bientôt, comme si l’infortuné n’avait repris de forces que pour mieux souffrir, la maladie poursuivait ses ravages et le torturait plus cruellement. Une grande tristesse alors remplissait son âme. Un instant, il douta de son œuvre qui avait été sa vie même ; il douta s’il avait suivi la bonne voie, si, au lieu de vouloir « forcer l’avenir », il n’eût pas mieux fait de « proportionner ses espérances à son état et de mesurer ses entreprises à sa condition », si son ambition ne l’avait pas trompé, s’il n’était pas l’auteur responsable de son infortune.
Ces hésitations, ces regrets, nul de ses amis n’en reçut l’aveu. Voltaire a pu dire de lui : « Je l’ai vu le plus infortuné des hommes et le plus tranquille », et Marmontel a pu écrire :
« Une sérénité inaltérable dérobait ses douleurs aux yeux de l’amitié… Tandis que tout son corps tombait en dissolution, son âme conservait cette tranquillité parfaite dont jouissent les purs esprits. C’était avec lui qu’on apprenait à vivre, et qu’on apprenait à mourir. »
Aux heures les plus douloureuses il se bornait à confesser dans quelques pages impersonnelles d’esquisse morale les doutes qui lui venaient sur la direction et l’utilité de sa vie, et ces épanchements discrets soulageaient son cœur oppressé. Jamais, chez lui, la plainte ne prit une forme plus accentuée. Mais ces troubles, si naturels, si légitimes, ne duraient pas ; sa forte et courageuse nature l’emportait bientôt. Il se retrouvait tout entier et sans faiblesse en face de la mort.
Quand elle fut tout près de lui, il jeta un dernier regard sur le cours de sa vie, et, sous une forme indirecte, il composa cet adieu qu’un souffle pur de stoïcisme antique semble traverser :
« Clazomène a fait l’expérience de toutes les misères humaines. Les maladies l’ont assiégé dès son enfance, et l’ont sevré, dans son printemps, de tous les plaisirs de la jeunesse. Né pour des chagrins plus secrets, il a eu de la hauteur et de l’ambition dans la pauvreté…. Ses talents, son travail continuel, son application à bien faire, son attachement à ses amis, n’ont pu fléchir la dureté de sa fortune. Sa sagesse même n’a pu le garantir de commettre des fautes irréparables ; il a souffert le mal qu’il ne méritait pas, et celui que son imprudence lui a attiré. Quand la fortune a paru se lasser de le poursuivre, quand l’espérance trop lente commençait à flatter sa peine, la mort s’est offerte à sa vue ; elle l’a surpris dans le plus grand désordre de sa fortune ; il a eu la douleur amère de ne pas laisser assez de bien pour payer ses dettes, et n’a pu sauver sa vertu de cette tache.
Si l’on cherche quelque raison d’une destinée si cruelle, on aura, je crois, de la peine à en trouver. Faut-il demander la raison pourquoi des joueurs très habiles se ruinent au jeu, pendant que d’autres hommes y font leur fortune ? ou pourquoi l’on voit des années qui n’ont ni printemps ni automne, où les fruits de l’année sèchent dans leur fleur ? Toutefois, qu’on ne pense pas que Clazomène eût voulu changer sa misère pour la prospérité des hommes faibles : la fortune peut se jouer de la sagesse des gens courageux ; mais il ne lui appartient pas de faire fléchir leur courage. »
Ainsi, son dernier mot était un défi jeté à la fortune. Jamais victime ne protesta plus fièrement contre les injustices de la destinée, jamais créature humaine vaincue par la réalité n’affirma avec plus de hardiesse sa supériorité idéale.
Le 28 mai 1747, Vauvenargues cessa de souffrir : il n’avait pas trente-deux ans révolus.
Pendant plus d’un demi-siècle, l’œuvre qu’il laissait derrière lui allait demeurer inaperçue. Mais il est pour les choses de l’âme un privilège singulier de résurrection et presque d’immortalité. Quand une grande idée a été fortement exprimée, quand une pensée délicate a reçu une forme exquise, elles ne sont jamais complètement perdues : dès qu’il naît des esprits capables de les comprendre et de les sentir, l’idée se révèle dans sa beauté première, la pensée exhale tout son parfum.
Ainsi ont réapparu, après soixante ans d’oubli, les Maximes de Vauvenargues ; et, depuis lors, chaque jour s’est accru leur succès, parce que nulles ne convenaient mieux pour relever les âmes de notre temps, pour les fortifier, pour leur apprendre à agir et à souffrir, à aimer la vie et à l’ennoblir.