Van Gogh lecteur d'Émile Zola
(exemplaire de La Joie de vivre d'Émile Zola posé sur la table.)
Extrait de :
Zeinab Abdelaziz
L'Humanisme de Vincent van Gogh, d'après sa Correspondance
(1974)
"De tous les auteurs dont parle Vincent, Zola représente un exemple à part, car on peut suivre l’évolution de sa critique depuis le moment où il découvre ses œuvres pour la première fois, et voir comment il pénètre dans ce monde nouveau.
C’est le 6 juillet 1882, à la Haye, que Vincent fait la découverte de Zola en lisant Une page d’amour, et se propose de lire toute son œuvre. Une semaine plus tard, le 14 juillet, il note :
"Cet Emile Zola est grand artiste ; je lis en ce moment Le Ventre de Paris, c’est joliment fort."
Vers le mois d’août :
"J’ai lu la Faute de l’abbé Mouret et Son Excellence Eugène Rougon, de Zola. Deux
beaux livres. M’est avis que Pascal Rougon, ce médecin qu’on rencontre dans plusieurs
romans, toujours à l’arrière-plan, est noble figure. Il fournit la preuve vivante qu’il y a
toujours moyen, si corrompue que soit une race, de vaincre la fatalité par l’énergie et par des principes."
"J’ai fini Pot-bouille, de Zola. Je trouve que le passage le plus fort, c’est cet
accouchement d’Adèle, la fille de cuisine (Bretonne pouilleuse) dans la mansarde mal
éclairée. Josserand, lui aussi, est dessiné d’une manière joliment forte et avec sentiment."
"Que les ouvrages de Zola sont beaux. C'est surtout à L'Assommoir que je songe le
plus souvent".
Cependant, si Vincent s'était proposé de lire toute l'œuvre de Zola pour mieux en saisir
la portée, cela ne l'empêchera d'entreprendre, en même temps, la lecture d'autres écrivains:
"Je viens de lire Un Mâle, de Camille Lemonnier – c'est un très bon livre, à la manière de Zola. Tout a été pris sur le vif et analysé."
Ce faisant, il compare, justifie, analyse les œuvres et les auteurs :
"Hier, j'ai pu enfin lire un ouvrage de Murger, Les Buveurs d'eau. J'y trouve quelque chose du charme qu'ont pour moi les dessins de Nanteuil, Baron, Roqueplan, Tony Johannot, avec je ne sais quoi de spirituel.
"Il me semble pourtant que cet auteur se montre assez conventionnel, tout au moins dans l'ouvrage cité plus haut; je n'ai lu rien d'autre de lui. Il diffère autant d'Alphonse Karr et de Souvestre, par exemple, qu'Henri Monnier et Comte-Calix différent des artistes nommés
précédemment. Je choisis à dessein des contemporains pour pouvoir les comparer entre eux. On y trouve le souffle de bohème de ce temps-là (bien que la réalité du moment ait été
camouflée dans le livre), et c'est ce qui m'intéresse. Il lui manque partout de l'originalité, et
du sentiment sincère.
Les ouvrages du même auteur où les personnages ne sont pas des peintres valent peut-être mieux que celui-ci; ne dit-on pas que les écrivains qui créent des types de peintre, jouent souvent de malheur ? Par exemple, Balzac (ses peintres ne sont guère intéressants). Le Claude Lantier, de Zola, est vrai – il existe des Claude Lantier – mais il reste qu'on aimerait que Zola eût crée d'autres types de peintres que son Lantier (c'est un croquis d'après nature, je crois) en s'inspirant d'artistes qui ne soient pas les plus mauvais de l'école dite impressionniste. Ce ne sont pas ceux-là qui constituent le noyau du corps artistique."
Reprenant la lecture de Zola, Vincent écrit en juin 1883:
"J'ai lu Mes Haines de Zola, il y a de très bonnes choses dans cet ouvrage, bien que Zola se trompe, à mon avis, dans ses considérations générales. Ceci est pourtant vrai : Observez que ce qui plaît au public est toujours ce qu'il y a de plus banal, ce qu'on a coutume de voir chaque année, on est habitué à de telles fadeurs, à des mensonges si jolis, qu'on refuse de toute sa puissance les vérités fortes."
Et au début de juillet, il reprend la défense de ce même livre dans une lettre de trois pages de long, à Rappart. Un mois plus tard, il fait sienne une phrase de Zola qu'il venait de lire :
"Si à présent je vaux quelque chose, c'est que je suis seul et que je hais les niais, les impuissants, les cyniques, les railleurs idiots et bêtes".
Van Gogh - Nature morte à la bible ouverte, 1885
(avec La Joie de vivre d'Émile Zola)
Un peu plus loin, il décèle de L'Assommoir les causes sociales qu'il trouve réelles et qui mènent à l'échec des femmes:
"Pourtant ces femme-là ne sont point mauvaises, leurs erreurs et leurs chutes ayant
pour cause l'impossibilité d'une vie droite dans les commérages, les médisances des
faubourgs corrompus."
Là, Vincent considère Zola parmi les meilleurs écrivains qui traitent de l'époque actuelle", mais diffère avec lui sur la conception du peintre ayant ouvert un horizon à l'art moderne qui, selon Zola, serait Manet, tandis que pour Vincent ce serait Millet. Il est intéressant de voir à quel point Vincent plonge dans le monde littéraire de Zola et va jusqu'à citer ses personnages comme étant des êtres réels !
D'autres passages dans Au Bonheur des Dames, "magnifiques" ou "sublimes" par leur mystère, le feront comparer ces descriptions à L'Angélus de Millet. Toutefois, c'est Germinal qu'il attend de lire avec impatience, qu'il dévore avec "avidité" et qu'il trouve "très beau" parce qu'il lui rappelle ce pays du Borinage qu'il a parcouru un jour.
Vincent sera tellement ému par la beauté sinistre de cette misère humaine qui se déferle en révolte, qu'elle lui inspirera plusieurs tableaux à peindre sous la dictée de l'émotion.
En relisant Mes Haines, car Vincent avait l'habitude de relire les œuvres dont l'auteur
l'intéressait particulièrement, il déclare, attiré par l'humanisme de Zola :
"Zola qui pourtant se trompe colossalement, selon moi, quand il juge la peinture, dit
dans Mes Haines, quelque chose de très beau sur l'art en général : "Dans le tableau (dans
l'œuvre d'art) je cherche, j'aime l'homme, l'artiste."
Prenant connaissance du nouveau roman intitulé L'œuvre, Vincent prévoit:
"Je considère que ce roman, s'il pénètre tant soi peu dans le monde des artistes, y fera
peut-être du bien. Le fragment que j'ai lu, je l'ai trouvé très juste."
Le 5 mai 1888 :
"Je viens de relire encore le Bonheur des Dames de Zola et je le trouve de plus en plus
beau."
L'émotion chez Vincent prend une nouvelle ampleur et l'osmose entre le monde vécu et le monde imaginaire se fait plus marquée, car:
"pour moi, les livres, la réalité et l'art, c'est tout un".
De là, les paysans de la région d'Arles lui rappellent les personnages de Zola; une journée passée à Montmajour aura des correspondances avec le Paradou du romancier; et à Arles Vincent dira :
"on sent Zola et Voltaire partout involontairement. C'est vivant !"
Mais peut-être l'éloge le plus sympathiquement fait à un écrivain serait cette phrase de
Vincent :
"J'ai lu le Rêve de Zola, ce qui fait que je n'ai guère eu le temps d'écrire".
Et quelques jours plus tard, du même roman :
"Je trouvais fort, fort belle la figure de femme, la brodeuse, et la description de la broderie toute en or. Justement parce que cela est comme une question de couleurs des différents jaunes, entiers et rompus."
Jugeant de la postérité du grand naturaliste, Vincent trouve que :
"plus tard les livres de Zola demeureront beaux, justement parce que cela a de la vie."
Et la dernière phrase ayant trait à cet auteur serait :
"J'ai une admiration sans borne pour Zola..."
(...)"