"Un heureux mortel", par Anton Tchekhov
{Un heureux mortel est une nouvelle d’Anton Tchekhov parue en 1886 dans la revue russe Le Journal de Pétersbourg.}
Un heureux mortel
"À la station de Bolôgôié, sur la ligne de l’empereur Nicolas, un train de voyageurs s’ébranle. Dans un compartiment de seconde classe pour fumeurs, cinq voyageurs somnolent, enveloppés dans la pénombre du wagon. Ils viennent de manger, et, accotés à la banquette, tâchent de dormir. Silence complet.
La porte s’ouvre et il entre un homme de haute silhouette, droit comme un bâton, coiffé d’un chapeau havane et vêtu d’un élégant pardessus. L’homme a tout à fait l’allure des journalistes d’opérette ou de ceux de Jules Verne. Le voyageur s’arrête au milieu du compartiment, souffle, et, clignant les paupières, regarde longuement les banquettes.
– Non, marmotte-t-il, ce n’est pas encore ici !... Que diable est-ce là ? C’est vraiment révoltant... Ce n’est pas mon compartiment.
L’un des voyageurs dévisage le survenant et pousse un cri de joie :
– Ivane Alexèiévitch !... Par quel hasard ? C’est vous ? L’Ivane Alexèiévitch, pareil à un bâton, tressaille, regarde stupidement le voyageur, et, l’ayant reconnu, ouvre joyeuse- ment les bras.
– Ah ! Piôtre Pétrôvitch ! dit-il. Que d’hivers, que d’étés sans vous voir ! Je ne savais pas que vous fussiez dans ce train.
– Vous allez bien ?
– Pas mal, mais, mon petit, j’ai perdu mon wagon ; je ne peux pas du tout le retrouver, idiot que je suis ! Et qu’il n’y ait personne pour me fouetter !...
L’Ivane Alexèiévitch, semblable à un bâton, vacille en souriant.
– Peut-il arriver des choses pareilles ! continue-t-il. Je descends après le second coup de cloche pour prendre un petit verre de cognac ; je le bois. Bah ! me dis-je, puisque la prochaine gare est loin, si j’en prenais un second ? Tandis que je me disais cela et buvais le second cognac, on sonne le troisième coup... Je me précipite comme un fou et saute dans le premier wagon qui se trouve. Ne suis-je pas un grand idiot ? une véritable oie ?
– Je vois que vous êtes de joyeuse humeur, dit Piôtre Pétrôvitch. Asseyez-vous un peu ! À vous la place et l’honneur !
– Nenni... je vais chercher mon wagon ! Adieu !
– Dans l’obscurité !... y songez-vous !... Vous tomberez de la plate-forme. Asseyez-vous, et, quand nous serons à une gare, vous retrouverez votre wagon ! Asseyez-vous.
Ivane Alexèiévitch soupire et s’assied en hésitant en face de Piôtre Pétrôvitch. Visiblement agité, il remue comme s’il était sur des aiguilles.
– Où allez-vous ? lui demande Piôtre Pétrôvitch.
– Moi ? Dans l’espace. J’ai dans la tête un tel hourvari que je ne discerne pas moi-même où je vais. Le destin me mène et je le suis. Ha ! ha !... Mon cher, avez-vous jamais vu un imbécile heureux ? Non ? Alors regardez-moi ! Vous avez devant vous le plus heureux mortel !... Oui, mon bon !... On ne remarque rien à ma figure ?... – C’est-à-dire... on voit que... vous êtes... un peu...
– Je dois avoir une figure atrocement bête ! Quel dommage qu’il n’y ait pas une glace. Je regarderais ma binette ! Je sens, mon petit, que je deviens idiot. Ma parole d’honneur ! Ha ! ha !... Imaginez-vous que je fais mon voyage de noce. Ne suis-je pas une oie ? – Vous ?... vous êtes marié !
– D’aujourd’hui, mon très cher ! Je me marie, et, immédiatement après, en wagon. Les félicitations et les questions accoutumées se succèdent.
– Voyez-moi ça !... fait Piôtre Pétrôvitch en riant. Voilà pourquoi vous êtes si élégamment habillé.
– Oui, mon bon... Et pour compléter l’illusion, je me suis même aspergé de parfums. Je me suis plongé jusqu’au cou dans la vanité !... Ni soucis, ni pensées : le seul sentiment de... comment diable appeler ça ?... de la quiétude, ma foi !... Depuis ma naissance, je ne m’étais pas senti si bien... Ivane Alexèiévitch ferme les yeux et secoue la tête.
– Je suis indignement heureux ! dit-il. Jugez-en. Je vais à l’instant dans mon compartiment. Là-bas, près de la portière, est assis quelqu’un qui m’est, pour ainsi dire, dévoué de tout son être. Une si jolie blonde, avec un petit nez... des petits doigts... Ma petite âme ! Mon ange ! Ma petite boule de chair ! Le phylloxéra de mon âme ! Et un petit pied ! Seigneur ! Rien comme nos arpions à nous. Quelque chose de tout, tout petit, de féerique... d’allégorique !... Je le mangerais, ce petit pied ! Ah ! vous, vous ne comprenez rien ! Vous êtes matérialistes, vous vous lancez tout de suite dans l’analyse, ceci, cela ! Célibataires endurcis, voilà tout ! Quand vous vous marierez, vous vous souviendrez de moi ! Où est, direz-vous, Ivane Alexèiévitch ? Oui, mon bon, je me rends donc tout de suite dans mon wagon... On m’y attend avec impatience... On y déguste mon retour. Un sourire court à ma rencontre. Je m’assieds bien près, et prends, comme ça, un petit menton dans mes deux doigts...
Ivane Alexèiévitch secoue la tête et éclate d’un rire heureux.
– Ensuite on pose sa grosse tête sur la petite épaule et on entoure la taille de son bras... Dans le compartiment, ne l’oubliez pas, la paix... une pénombre poétique... On embrasserait tout l’univers dans ces moments-là. Piôtre Pétrôvitch, permettez-moi de vous embrasser !
– Allez-y. Les amis s’étreignent au milieu du rire général des voyageurs, et l’heureux nouveau marié continue :
– Et pour qu’il y ait dans mon cas plus d’idiotie (ou, comme on dit dans les romans, plus d’illusion), on se rend au buffet et on y siffle deux ou trois verres. Alors il se passe dans votre tête et votre poitrine quelque chose que l’on ne trouve même pas exprimé dans les contes. Je suis un petit homme de rien, et il me semble que je ne connais pas de limites... J’embrasse tout l’univers.
Tous les voyageurs regardant l’heureux nouveau marié, un peu parti, se laissent gagner à sa joie et n’ont plus envie de dormir. Au lieu d’un auditeur, Ivane Alexèiévitch en a cinq. Il tourne comme sur des aiguilles, projette des gouttelettes de salive, agite les bras et bavarde sans repos. Il rit aux éclats et tout le monde rit.
– L’essentiel, messieurs, est de moins penser que nous ne le faisons. Au diable toutes les analyses !... Vous avez envie de boire, buvez ! Il n’y a pas à philosopher si c’est utile ou nuisible... Au diable toutes ces philosophies et ces psychologies !
Le contrôleur traverse le wagon.
– Mon brave, lui dit le nouveau marié, quand vous serez dans le wagon 209, trouvez-y une dame qui a un chapeau gris avec un oiseau blanc et dites-lui que je suis ici !
– Bien. Seulement, dans ce train-là, il n’y a pas de wagon 209. Il y a le 219.
– Bon, 219, peu importe ! Dites à cette dame que son mari est sain et sauf.
Ivane Alexèiévitch se prend tout à coup la tête et gémit :
– Un mari !... une dame !... est-ce depuis longtemps ? Un mari !... ha ! ha !... Tu es à battre, et tu es un mari ! Ah ! grand idiot ! Mais, elle !... Hier encore c’était une fillette... une coccinelle... C’est tout simplement à n’y pas croire !
– De notre temps, observe un des voyageurs, il est même un peu étrange de rencontrer un homme heureux. On verrait plutôt l’éléphant blanc.
– Oui, dit Ivane Alexèiévitch, en allongeant ses longs pieds à bouts pointus, et à qui la faute ? Si vous n’êtes pas heureux, ne vous en prenez qu’à vous-mêmes ! Hein ! Qu’en pensez-vous ? L’homme crée lui-même son bonheur. Si vous le vouliez, vous seriez heureux ; mais vous ne le voulez pas. Vous vous dérobez obstinément au bonheur !
– En voilà une bonne ! Et de quelle façon ?
– Très simplement... La nature décrète que, à une certaine période de la vie, l’homme doit aimer. Ce temps venu, il faut donc aimer de toutes ses forces. Mais vous n’écoutez pas la nature ! Vous attendez toujours on ne sait quoi ! Poursuivons... La loi dit qu’un individu normal doit se marier... ; hors le mariage, pas de bonheur ! Le temps venu, mariez-vous sans tarder... Mais vous ne vous mariez pas ! Vous attendez toujours quelque chose !... Ensuite l’Écriture dit que le vin réjouit le cœur de l’homme... Si vous vous sentez bien et voulez vous sentir encore mieux, allez au buffet et buvez. Le principal est de ne pas philosopher et de faire comme tout le monde. Le convenu est une grande chose !
– Vous dites que l’homme crée son bonheur ? Quel diable de créateur est-ce bien, s’il lui suffit d’une dent malade ou d’une méchante belle-mère pour que tout son bonheur s’écroule ? Tout dépend de l’occasion. Qu’il vous arrive une catastrophe comme celle de Koukoûévo, vous parleriez autrement...
– Balançoire ! proteste le nouveau marié. Il n’y a de catastrophes qu’une fois par an. Je ne crains aucun accident, parce qu’il n’y a pas de raison pour que ces accidents se produisent. Qu’ils aillent au diable ! Je ne veux même pas en parler ! Enfin nous voilà bientôt à une halte, il me semble.
– Où allez-vous ? demande Piôtre Pétrôvitch. À Moscou, ou plus au sud ?
– Bien le bonjour ! Comment, allant vers le nord, arrive- rais-je quelque part au sud ?
– Mais Moscou n’est pourtant pas au nord ?
– Je le sais, mais nous allons sans doute à Pétersbourg maintenant ! dit Ivane Alexèiévitch.
– Nous allons à Moscou, si vous le voulez bien !
– Comment ça, à Moscou ? s’étonne le nouveau marié.
– Étrange... Pour où avez-vous pris votre billet ?
– Pétersbourg.
– En ce cas, tous mes compliments, mon bon ! vous n’êtes pas monté dans le train qu’il fallait !
Une demi-minute passe en silence. Le nouveau marié se lève et regarde le voyageur avec des yeux hébétés.
– Oui, oui, lui explique Piôtre Pétrôvitch ; à Bologoié, vous n’avez pas sauté dans le bon train... Vous avez trouvé moyen, après avoir bu votre cognac, de monter dans un train qui descend...
Ivane Alexèiévitch pâlit, se prend la tête entre les mains et arpente rapidement le compartiment.
– Ah ! se lamente-t-il, quel grand idiot je fais ! Ah ! misérable ! que les diables me mangent ! Que faire à présent ? Ma femme est dans l’autre train. Elle y est seule, m’attend et se tourmente. Ah ! sacré bonhomme !
Le nouveau marié tombe sur la banquette et se ratatine comme si on lui avait marché sur un cor.
– Malheureux que je suis ! gémit-il. Que vais-je faire maintenant ? Quoi ?
– Allons, allons... le consolent les voyageurs, mais ce n’est rien... Télégraphiez à votre femme, et tâchez de prendre en route un rapide. Vous la rattraperez.
– Un rapide ! se lamente le « créateur de son bonheur ». Mais où prendre l’argent ? Ma femme a tout mon argent !
S’étant concertés, les voyageurs, riant, se cotisent, et pourvoient d’argent l’homme heureux."
1886.