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Photo du rédacteurIrène de Palacio

"Une forêt vierge" (1883) – Une nouvelle d'Armand Silvestre

Dernière mise à jour : 3 mai


"Je contemplais ce paysage étrange, perdu dans une rêverie dont je n'étais plus le maître. Je me soûlais de sa beauté profonde, et cette vie débordante des choses et des êtres, cette orgie des plantes dans la lumière et des bêtes dans la liberté m'apparaissait comme une fin sublime des destinées terrestres."

Thomas Edwin Mostyn (1864-1930), Memory's Garden


Une forêt vierge

Nouvelle d'Armand Silvestre publiée dans Les Mélancolies d'un joyeux, 1883



I



C'était par un temps pareil à celui que nous avons en ce moment, il y a un an de cela. J'étais allé passer les premiers jours dorés de l'automne chez un ami d'enfance que nous appellerons Philippe, si vous voulez bien, à quinze lieues de Paris, dans une de ces propriétés bourgeoisement charmantes qui, entre Corbeil et Melun, bordent la Seine de leurs bâtisses régulières et de leurs jardins en pente douce. Nous causions depuis une heure sous un berceau de chèvre-feuille, hélas ! défleuri, et j'avais à la main un volume de Bernardin de Saint-Pierre. Car j'ai la faiblesse d'aimer ce Rousseau minuscule, moins grand écrivain que l'autre, mais plus sincère.

— Tu n'as jamais vu l'Amérique ? me demanda brusquement Philippe.

— Tu sais bien que non.

— Alors tu ne te fais aucune idée d'une forêt vierge ?

— Aucune que celle que donnent les admirables eaux-fortes de Bresdin.

— Serais-tu curieux d'en voir une tout de suite ?

— Tu veux rire !

— Je ne plaisante pas.

— Et où cela, je te prie ?

— A deux pas d'ici. Le temps d'aller chercher la clef de ce paradis dans ma chambre et nous partons.

Un instant après, en effet, quittant le bord du fleuve pour remonter à travers les terres cultivées et les villages, nous traversions un coin de cette campagne des environs de Paris qui, plus que Paris même peut-être, porte l'empreinte d'une époque et d'un pays civilisé à outrance. Pas un lambeau de sol sans culture, un véritable damier de semences et de plantations diverses, partout l'avidité du paysan dénoncée par l'exploitation de toutes choses et, à l'horizon, de l'autre côté de la rivière, de hautes cheminées d'usine fumant dans les premières fraîcheurs du jour déclinant, le prolongement, en un mot, de ce paysage de banlieue où déborde l'activité humaine aux prises avec l'amour du lucre et la terreur de la misère. Nul spectacle n'était moins fait que celui-là pour préparer mes yeux au tableau qui les devait frapper quand, après avoir longé une haute muraille en ruine, mon ami Philippe m'eut introduit, par une petite porte vermoulue, dans le lieu que je vais tenter de décrire.



II



Un chaos de verdure, ici tendre, là sombre, plus loin rouillée. Pas de chemin, pas même de sentier. De hautes herbes vous montant jusqu'au visage et dont les masses profondes s'affaissaient par place sous l'assaut des plantes rampantes, les couchant comme des gerbes. Pas un tronc d'arbre nu, mais des colonnes de lierre montant jusqu'à l'épanouissement des branches, en poursuivant leurs méandres jusqu'au moindre rameau, s'éparpillant aux cimes en franges longues et pendantes et nouant, entre eux, les sommets voisins. Un véritable réseau de lianes jeté sur ce dôme de feuillages et ne permettant de voir le ciel qu'à travers les mailles d'un filet. Plus bas, entre les taillis, de véritables cloisons ployantes faites de volubilis et de vigne vierge. Les deux bras d'un cours d'eau venaient se réunir sous une double allée de platanes. Là où se faisait leur jonction, les platanes aussi avaient mêlé leurs têtes, formant au-dessus de ce ruisseau grossi une façon de tunnel impénétrable à la lumière et sous lequel le flot courait avec de longs frissons d'argent et des murmures étouffés. Au centre, un monticule de végétations parasites et de guis enlacés rappelait vaguement la forme d'une maison, comme on devine sous un suaire les lignes du corps qu'il recouvre, et, de loin en loin, des nappes de mousse menue, horizontalement étalées au sommet de broussailles enchevêtrées, faisaient penser à des bancs.

Mais ce qui est indescriptible, c'est le parfum sauvage qui montait de cette flore inculte couvrant la terre de ses caprices multicolores, et qui, comme la fumée d'encens sous les voûtes d'une église, flottait prisonnier sous les arcades de branches de cette forêt. Cette odeur roulait, avec elle, je ne sais quels enivrements et évoquait dans le cerveau les rêves bucoliques et fougueux des vieux faunes. La bête était maîtresse dans ce coin du monde rajeuni. Un grand effarement d'ailes avait signalé notre entrée ; des nuées d'insectes se levaient dans l'air à notre approche et les dos bleus des couleuvres serpentaient devant nos pas, tandis que sur le haut des chênes, les oiseaux effarouchés et inquiets semblaient crier au sacrilège.

J'étais ébloui.



III



— Tu te demandes, me dit Philippe, après un long silence, comment cela existe et surtout existe ici ? L'histoire est moins gaie que celles que tu contes d'ordinaire à tes lecteurs, mais je crois cependant qu'elle est susceptible de les intéresser.

— Dis-la-moi donc.

— Eh bien, il y a près de quatre-vingts ans de cela, ce que tu vois était une villa comme toutes celles qui abondent dans ce pays, plus bourgeoise peut-être même que les autres, — car elle était fort élégante pour le temps et fut une des premières qui possédèrent un jardin anglais. — Un homme fort estimé en était le propriétaire et l'habitait avec sa famille. — Appelons-le, si tu veux, le comte Pierre. — Ses deux filles, Marthe et Marie, avaient, la première seize ans, la seconde quatorze, toutes deux belles d'une angélique beauté, toutes deux douces aux pauvres. C'étaient des gens pieux et fidèles aux vieilles croyances, mais indulgents cependant aux misères humaines.

Or, un dimanche, Marthe étant souffrante, Marie demeura près d'elle, pour la soigner, tandis que le comte, sa femme et tous les domestiques se rendaient à la messe au village le plus proche. La cadette faisait la lecture à l'aînée dans la maison ainsi sans gardien, quand, par la porte de la chambre violemment ouverte, un monstre hirsute y bondit, se rua sur la plus jeune, l'outragea bestialement, puis, la laissant inanimée, se précipita sur la malade et la salit avec délices, enfin se sauva, son immonde besogne faite. Tel Caliban si Miranda fût tombée entre ses mains.

C'était un bouvier qu'on rechercha vainement ensuite.

Quel retour pour les parents ! Ce fut une scène dont les tragédies antiques, elles-mêmes, n'ont pas égalé l'horreur. Marthe mourut le jour même, du saisissement et de la honte qu'elle avait eus. Marie entra dans un couvent et vivait il y a quelques années encore ; car, son existence étant à jamais brisée, l'ironique pitié de Dieu lui devait bien de la prolonger au delà des bornes communes.

Quant au comte Pierre, une fois l'aînée de ses enfants dans la tombe et l'autre dans le cloître, le cœur gros de blasphèmes, révolté contre le ciel, il sortit de la maison maudite, avec tout ce qui lui restait des siens, et, fermant la porte derrière lui, il déclara que sa volonté expresse était que personne n'y rentrât jamais.

Il en fut ainsi jusqu'à sa mort et, par une délicatesse d'âme que lui rend d'ailleurs plus facile une immense fortune, le neveu qui hérita de ses biens voulut que son désir continuât d'être respecté. C'est un de mes amis et, à moi, seulement, il a donné une clef de ce domaine abandonné, afin que j'y puisse exercer quelque surveillance et m'assurer qu'il ne devient pas un repaire de vagabonds.

Ici finit l'histoire de mon ami Philippe.



IV



Durant qu'il l'achevait, je contemplais ce paysage étrange, perdu dans une rêverie dont je n'étais plus le maître. Je me soûlais de sa beauté profonde, et cette vie débordante des choses et des êtres, cette orgie des plantes dans la lumière et des bêtes dans la liberté m'apparaissait comme une fin sublime des destinées terrestres. Je me disais que, pareil à ce bouvier infâme dont le hideux amour tuait les vierges, l'homme, en se ruant sur la nature, avait violé l'immortelle beauté. Je me disais encore que, pour renaître dans l'épanouissement robuste de sa grandeur, elle attendait peut-être que, comme ce monstre justicier de soi-même, il la délivrât en disparaissant à tout jamais. Puis, je trouvais, qu'asservie à ce tyran, elle était semblable à la belle fille dont les charmes profanés s'étaient lentement flétris sous l'austérité de la règle et dans la rigueur du sacrifice.

Ainsi je demeurais abîmé devant ce spectacle magnifique, apothéose du drame le plus sombre ; devant cette végétation merveilleuse dont les racines trempaient dans le sang.

— Que penses-tu ? me dit tout à coup Philippe.

— Je pense, lui répondis-je, que l'homme pèse lourdement à la terre et que les plus belles fleurs s'épanouissent sur des tombeaux !

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