Sully Prudhomme, poète et philosophe
Dernière mise à jour : 2 juil.
"Il n'est ni poète ni artiste celui qui parle de la volupté sans tristesse."
Sully Prudhomme, Journal intime
Jeudi 9 octobre 1862
Sully Prudhomme en 1875
René Armand François ("Sully") Prudhomme (1839-1907) pourrait presque faire son entrée dans notre catégorie des poètes à réhabiliter. Certes, il n'a rien d'un poète maudit, bien au contraire. Premier écrivain à recevoir le prix Nobel de littérature, le 10 décembre 1901, reconnu par Sainte-Beuve dès la publication de son premier recueil Stances et poèmes en 1865, il participa activement à la vie littéraire de son époque, et son nom est encore connu aujourd'hui. Mais c'est avec une certaine distance, désormais, que l'on cite Sully Prudhomme. Poète académique, plutôt discret de caractère, "introverti et pudique", selon les mots de Gabriel d'Aubarède, il fut dévoué à la poésie, à l'art et, un peu plus tard, à la philosophie (il s'éloignera peu à peu du genre poétique pour s'adonner à l'écriture d'essais philosophiques et esthétiques). Pas de frasques notables dans sa vie, peu de choses extra-ordinaires, donc, à conter sur le poète : peut-être est-ce là la meilleure manière de célébrer son talent. Ode à la Beauté, son oeuvre, de facture classique, mêle exigence du style, élégance des mots, envolées lyriques et profondeur d'une pensée lucide, tout en contrastes.
Catulle Mendès brosse un beau portrait de Sully Prudhomme dans La Légende du Parnasse contemporain (2e édition, 1884) : "C'est aussi dans le bureau de la Revue fantaisiste que j'ai vu Sully Prudhomme pour la première fois. (...) Doux, calme, grave, vêtu avec une correction qui, pour un observateur subtil, aurait pu être le pronostic déjà du futur habit à palmes vertes, il parlait d'une voix lente, lointainement sonore, comme si on l'eût entendue d'une chambre voisine, ne faisait guère de mouvements; seulement des gestes de politesse, qui saluent, tendent la main un peu, ne se rétractent pas mais se restreignent ; — n'était pas timide, mais modéré, mais paisible, avait dans toute son attitude comme un ennui d'être vu, comme une recherche de solitude, et dans sa parole parlée presque à regret un infini désir de silence ; dans ses yeux presque tristes, purs comme des yeux de jeune fille, se plaignait tout le songe des aspirations sacrées et des mourantes tendresses. (...) Toujours cette paix, cette calme réserve, ce charme poli qui a des reculs de sensitive ; toujours dans les regards ce rêve qui s'isole. Et qui sait si ce n'est point à cet éloignement instinctif de l'éclat, à cet amour du silence et de la bonne solitude, que Sully Prudhomme, avec Coppée, le plus illustre d'entre nous, a dû en grande partie sa belle renommée. (...) Il est, sinon l'un des plus vastes, du moins l'un des plus délicats esprits du dix-neuvième siècle. Aucun fracas, turbulence excessive, aucune contorsion grimaçante de désespoir. Il est, paisiblement, avec un dandysme serein qui rappelle celui d'Alfred de Vigny, le songeur subtil et raffiné, celui qui, troublé par l'éternel mystère de l'infini et de l'inconnu, — que cet infini, que cet inconnu se dérobe dans la profonde nature ou dans le cœur plus profond de la femme, — s'élance perpétuellement à la poursuite de l'insaisissable et parfois le saisit, veut exprimer l'inexprimable, et quelquefois l'exprime."
Nous proposons ici une petite sélection de poèmes issus de ses recueils principaux : Stances et poèmes (1865), Les Solitudes (1869) et Les Vaines Tendresses (1875).
Soupir
Les solitudes, 1869
Ne jamais la voir ni l’entendre,
Ne jamais tout haut la nommer,
Mais, fidèle, toujours l’attendre,
Toujours l’aimer.
Ouvrir les bras et, las d’attendre,
Sur le néant les refermer,
Mais encor, toujours les lui tendre,
Toujours l’aimer.
Ah ! Ne pouvoir que les lui tendre,
Et dans les pleurs se consumer,
Mais ces pleurs toujours les répandre,
Toujours l’aimer.
Ne jamais la voir ni l’entendre,
Ne jamais tout haut la nommer,
Mais d’un amour toujours plus tendre
Toujours l’aimer.
Pensée perdue
Stances et poèmes, 1865
Elle est si douce, la pensée,
Qu'il faut, pour en sentir l'attrait,
D'une vision commencée
S'éveiller tout à coup distrait.
Le cœur dépouillé la réclame ;
Il ne la fait point revenir,
Et cependant elle est dans l'âme,
Et l'on mourrait pour la finir.
À quoi pensais-je tout à l'heure ?
À quel beau songe évanoui
Dois-je les larmes que je pleure ?
Il m'a laissé tout ébloui.
Et ce bonheur d'une seconde,
Nul effort ne me l'a rendu ;
Je n'ai goûté de joie au monde
Qu'en rêve, et mon rêve est perdu.
Photographie, tirage de démonstration / [Atelier Nadar]
Ce qui dure
Les vaines Tendresses, 1875
Le présent se fait vide et triste, Ô mon amie, autour de nous ; Combien peu de passé subsiste ! Et ceux qui restent changent tous. Nous ne voyons plus sans envie Les yeux de vingt ans resplendir, Et combien sont déjà sans vie Des yeux qui nous ont vus grandir ! Que de jeunesse emporte l’heure, Qui n’en rapporte jamais rien ! Pourtant quelque chose demeure : Je t’aime avec mon coeur ancien, Mon vrai coeur, celui qui s’attache Et souffre depuis qu’il est né, Mon coeur d’enfant, le coeur sans tache Que ma mère m’avait donné ; Ce coeur où plus rien ne pénètre, D’où plus rien désormais ne sort ; Je t’aime avec ce que mon être A de plus fort contre la mort ; Et, s’il peut braver la mort même, Si le meilleur de l’homme est tel Que rien n’en périsse, je t’aime Avec ce que j’ai d’immortel.
Portrait gravé de Sully Prudhomme, issu de l'édition du Journal Intime, publié par la Collection Prix Nobel de littérature (Les presses du compagnonnage, Editions Rombaldi)
Aux poètes futurs
Les vaines Tendresses, 1875
Sonnet.
Poètes à venir, qui saurez tant de choses,
Et les direz sans doute en un verbe plus beau,
Portant plus loin que nous un plus large flambeau
Sur les suprêmes fins et les premières causes ;
Quand vos vers sacreront des pensers grandioses,
Depuis longtemps déjà nous serons au tombeau ;
Rien ne vivra de nous qu'un terne et froid lambeau
De notre oeuvre enfouie avec nos lèvres closes.
Songez que nous chantions les fleurs et les amours
Dans un âge plein d'ombre, au mortel bruit des armes,
Pour des coeurs anxieux que ce bruit rendait sourds ;
Lors plaignez nos chansons, où tremblaient tant d'alarmes,
Vous qui, mieux écoutés, ferez en d'heureux jours
Sur de plus hauts objets des poèmes sans larmes.
Extraits du Journal intime et des Pensées de Sully Prudhomme :
Sully Prudhomme laissa un journal intime, rédigé entre 1862 et 1869, ainsi que des pensées tantôt poétiques, tantôt philosophiques. En voici quelques extraits :
Lundi 13 octobre 1862 :
"... Poème à faire sur la misère humaine en se plaçant à ce point de vue : l'homme est organisé pour agir et jouir sans retour sur le principe de l'action et de la jouissance, sans réflexion sur le jeu de ses facultés, sur la loi de l'univers... Mais l'homme a voulu trouver la raison de son bonheur pour en saisir le secret et l'accroître...
Stupides hypocrites qui soupirent avec tendresse et mangent ce qui a vécu ; l'animal n'est qu'un aliment pour eux ; ils se font une morale particulière bonne pour eux, bonne entre hommes... La nature doit leur paraître bien immorale s'ils sont conséquents.
(...)
Réflexion sur la mort : le comble de la misère pour l'homme, c'est la crainte de ce qui pourrait le délivrer de sa misère, la crainte de la mort. On ne peut penser à la vraie douleur sans frémir ; ainsi n'avoir pas d'amis au milieu d'une grande ville très animée, avoir faim, avoir froid, être malade et seul... Et Dieu absent, muet... Nous nous réclamons toujours de quelqu'un, nous nous plaignons, nous souffrons en enfants gâtés ; mais être seul aux prises avec l'inexorable et brutale misère, je ne l'imagine pas... Bénigne mélancolie de poète ! tout est médiocre en moi, jusqu'au malheur."
7 septembre 1865 :
"Ma pensée a parfois des illuminations subites qui éclairent tout à coup le fond des questions, puis c'est la nuit. La plume n'est pas assez rapide pour fixer ces traces lumineuses ; j'en tire peu de profit, parce que je les sens m'échapper dès que je veux les réfléchir pour les conserver..."
31 janvier 1869 :
"La philosophie pratique consiste moins dans la recherche du bonheur que dans l'art de s'en passer.
Mon désir du bonheur s'engourdit sous un ciel brumeux, comme le serpent dans une cage ; mais quelle imprudence de le porter au soleil ! Il s'y dégourdit et rampe jusqu'à mon coeur pour le mordre encore."
Pensées :
"Ni le passé ni l'avenir ne nous appartiennent ; ils apportent cependant le contingent le plus considérable dans l'état présent de notre sensibilité par le souvenir et le regret, l'espoir et la crainte. Ainsi le bonheur n'est guère qu'un retour et une anticipation."
"Certaines gens appellent se rendre utile à la société, lui vendre chèrement des services, et traitent de fainéant celui qui s'enferme dans sa cellule et ne demande rien."
"Il faut acquérir l'art de s'isoler poliment ; cet art consiste à n'employer que son visage à écouter. On affecte un air de complicité mystérieuse, de doute discret, un air d'assentiment continu ou de doute insoluble qui dispense toujours de répondre. La parole est si chère à ceux qui l'ont qu'elle console de tout, même de n'être pas écoutés."
"Pourquoi se complaire dans les rêves d'avenir, puisqu'on n'est jamais satisfait d'un présent qui a été l'avenir ?"
"Le rêveur passe pour n'être pas vivant, mais il n'est qu'absent ; il vit en dedans par une concentration si intense de la vie, que plus rien n'en transpire au-dehors."
Sully Prudhomme — Journal Intime, édition des Prix Nobel de Littérature
Presses du Compagnonnage (Editions Rombaldi), 1963
(Photos : collection personnelle)
Déclin d'amour
Les Solitudes, 1869
Dans le mortel soupir de l'automne, qui frôle
Au bord du lac les joncs frileux,
Passe un murmure éteint : c'est l'eau triste et le saule
Qui se parlent entre eux.
Le saule : « Je languis, vois ! Ma verdure tombe
Et jonche ton cristal glacé ;
Toi qui fus la compagne, aujourd'hui sois la tombe
De mon printemps passé. »
Il dit. La feuille glisse et va jaunir l'eau brune.
L'eau répond : « Ô mon pâle amant,
Ne laisse pas ainsi tomber une par une
Tes feuilles lentement ;
« Ce baiser me fait mal, autant, je te l'assure,
Que les coups des avirons lourds ;
Le frisson qu'il me donne est comme une blessure
Qui s'élargit toujours.
« Ce n'est qu'un point d'abord, puis un cercle qui tremble
Et qui grandit, multiplié ;
Et les fleurs de mes bords sentent toutes ensemble
Un sanglot à leur pied.
« Que ce tressaillement rare et long me tourmente !
Pourquoi m'oublier peu à peu ?
Secoue en une fois, cruel, sur ton amante
Tous tes baisers d'adieu ! »
Le peuple s'amuse
Les Solitudes, 1869
Le poète naïf, qui pense avant d'écrire,
S'étonne, en ce temps-ci, des choses qui font rire.
Au théâtre parfois il se tourne, et, voyant
La gaîté des badauds qui va se déployant,
Pour un plat calembour, des loges au parterre,
Il se sent tout à coup tellement solitaire
Parmi ces gros rieurs au ventre épanoui,
Que, le front lourd et l'œil tristement ébloui,
Il s'esquive, s'il peut, sans attendre la toile.
Enfin libre il respire, et, d'étoile en étoile,
Dans l'azur sombre et vaste il laisse errer ses yeux.
Ah ! Quand on sort de là, comme la nuit plaît mieux !
Qu'il fait bon regarder la Seine lente et noire
En silence rouler sous les vieux ponts sa moire,
Et les reflets tremblants des feux traîner sur l'eau
Comme les pleurs d'argent sur le drap d'un tombeau !
Ce deuil fait oublier ces rires qu'on abhorre.
Hélas ! Où donc la joie est-elle saine encore ?
Quel vice a donc en nous gâté le sang gaulois ?
Quand rirons-nous le rire honnête d'autrefois ?
Ce ne sont aujourd'hui qu'absurdes bacchanales ;
Farces au masque impur sur des planches banales ;
Vil patois qui se fraye impudemment accès
Parmi le peuple illustre et cher des mots français ;
Couplets dont les refrains changent la bouche en gueule ;
Romans hideux, miroir de l'abjection seule,
Commérage où le fiel assaisonne des riens :
Feuilletons à voleurs, drames à galériens,
Funestes aux cœurs droits qui battent sous les blouses ;
Vaudevilles qui font, corrupteurs des épouses,
Un ridicule impie à l'affront des maris ;
Spectacles où la chair des femmes, mise à prix,
Comme aux crocs de l'étal exhibée en guirlande,
Allèche savamment la luxure gourmande ;
Parades à décors dont les fables sans art
N'esquivent le sifflet qu'en soûlant le regard ;
Coups d'archets polissons sur la lyre d'Homère,
Et tous les jeux maudits d'un amour éphémère
Qui va se dégradant du caprice au métier :
Voilà ce qui ravit un peuple tout entier !
Bêtise, éternel veau d'or des multitudes,
Toi dont le culte aisé les plie aux servitudes
Et complice du joug les y soumet sans bruit,
Monstre cher à la force et par la ruse instruit
À bafouer la libre et sévère pensée,
Règne ! Mais à ton tour, brute, qu'à la risée,
Au comique mépris tu serves de jouet !
Que sur toi le bon sens fasse claquer son fouet,
Qu'il se lève, implacable à son tour, et qu'il rie,
Et qu'il raille à son tour l'inepte raillerie,
Et qu'il fasse au soleil luire en leur nudité
Ta grotesque laideur et ta stupidité !
Molière, dresse-toi ! Debout, Aristophane !
Allons ! Faites entendre au vulgaire profane
L'hymne de l'idéal au fond du rire amer,
Du grand rire où, pareil au cliquetis du fer,
Sonne le choc rapide et franc des pensers justes,
Du beau rire qui sied aux poitrines robustes,
Vengeur de la sagesse, héroïque moqueur,
Où vibre la jeunesse immortelle du cœur !
Sully Prudhomme par Paul Chabas
Photo (C) RMN-Grand Palais (château de Versailles) / Gérard Blot
Silence et nuit des bois
Les Solitudes, 1869
Il est plus d'un silence, il est plus d'une nuit,
Car chaque solitude a son propre mystère :
Les bois ont donc aussi leur façon de se taire
Et d'être obscurs aux yeux que le rêve y conduit.
On sent dans leur silence errer l'âme du bruit,
Et dans leur nuit filtrer des sables de lumière.
Leur mystère est vivant : chaque homme à sa manière
Selon ses souvenirs l'éprouve et le traduit.
La nuit des bois fait naître une aube de pensées ;
Et, favorable au vol des strophes cadencées,
Leur silence est ailé comme un oiseau qui dort.
Et le cœur dans les bois se donne sans effort :
Leur nuit rend plus profonds les regards qu'on y lance,
Et les aveux d'amour se font de leur silence.
Un poète philosophe : Sully Prudhomme
par Constant Coquelin, 1882
"(...) Que voulez-vous ? c'est un penseur, et c'est le propre de la pensée de s'abstraire de la vie réelle pour nous faire une vie de notre rêve. II ne sait pas toujours si ce qu'il mange est une côtelette ou une sardine, il confie à son estomac le soin de faire la distinction. Je ne dirai pas qu'il souffre sans le savoir ; mais il veut savoir pourquoi il souffre, et dans les crises les plus poignantes, il se domine pour s'observer. En cela il ressemble à Goethe, qui avait pour sa propre pensée un véritable culte ; mais le soin qu'il mettait à écarter d'elle toute préoccupation troublante a pu être taxé d'égoïsme ; idée qui ne viendra à personne parmi ceux qui connaissent Sully. Il sacrifie le moins possible à ces devoirs du monde, si vides et si voraces. Il y a même ceci de particulier, c'est qu'il s'ennuie, lui, poète, dans la société des littérateurs. Les chimistes font mieux son affaire. Hé ! c'est que les littérateurs ne lui parlent que de choses qu'il connaît aussi bien, ou mieux, que le plus fort d'entre eux ; tandis qu'un chimiste lui en apprendra de nouvelles. Et tout est là : vous voulez lui plaire ? Instruisez-le."
Paul Marsan Dornac, Sully Prudhomme le 25 octobre 1897