La Prison comme Refuge (Stendhal, La Chartreuse de Parme)
Dernière mise à jour : 14 juin 2023
La Tour Farnèse,
gravure d’une édition de la Chartreuse de Parme de 1883
© Bibliothèque nationale de France, Paris
Extrait de :
La prison romantique: Silvio Pellico, Stendhal
par Claudio Besozzi
"L’image de la prison comme un refuge, comme un lieu qui protège l’individu de la méchanceté du monde, joue un rôle important dans toutes les œuvres de Stendhal, principalement dans « La Chartreuse de Parme », mais aussi dans « Le rouge et le noir ». Béatrice Didier écrit à ce propos:
« Toutes les prisons stendhaliennes offrent plus ou moins au héros ce bonheur utérin : aussi hésitent-ils toujours à les quitter, tant sont pénibles le déchirement et l’exil de la naissance. »
Né à Grenoble, Henry Beyle (Stendhal est un pseudonyme) perd sa mère à l’âge de sept ans et quitte sa famille à cause de relations conflictuelles avec son père. C’est le grand-père maternel qui l’accueillera et s’occupera de son éducation. Après ses études, Stendhal s’engage dans l’armée et participe en tant qu’officier aux campagnes d’Italie et de Russie. Il est ainsi témoin de l’incendie de Moscou et de la déroute de l’armée française à la Bérésina.
Bien qu’il ait déjà publié quelques écrits mineurs auparavant, ce n’est qu’après la défaite de Waterloo en 1815 qu’il s’installe à Milan et se dédie complètement à l’écriture. Épris de liberté, en guerre avec la société, Stendhal fréquente les milieux qui, dans la capitale lombarde, prenaient parti pour l’indépendance italienne. Devenu suspect aux yeux de la police autrichienne, il est expulsé de l’Italie en 1821, une année après l’arrestation de Pellico, que Stendhal a certainement rencontré et estimait beaucoup.
L’écrivain rentre alors à Paris, où – à court d’argent - il écrit plusieurs ouvrages et articles sur la musique (Vie de Rossini), la littérature (Racine et Shakespeare), ainsi que des récits de voyage (Rome, Naples et Florence). Ce n’est qu’à l’âge de 47 ans que Stendhal publie son premier roman (Armance), suivi d’autres (Le rouge et le noir, La Chartreuse de Parme) qui feront de lui un des auteurs les plus brillants du 19 e siècle. Nommé consul de France en Italie après la révolution de juillet, il séjourne à Trieste et à Civitavecchia, avant de revenir à Paris en 1841, où il succombe une année après à une attaque d’apoplexie.
La "Chartreuse de Parme“, publiée en 1839, raconte l’histoire d’un jeune homme, Fabrice del Dongo, qui essaie de se frayer un chemin dans une société dont les mécanismes lui sont étrangers. Ayant décidé de s’enrôler dans les troupes de Napoléon, il part en France et, à cause de son accent, se fait arrêter comme espion. Après un mois de prison, la femme du geôlier l’aide à s’évader en lui faisant endosser un uniforme de hussard. C’est ainsi qu’il participe à la bataille de Waterloo, sans pour autant en devenir un héros, comme il le
souhaitait. Rentré en Italie après la défaite, Fabrice rejoint sa tante à la cour de Parme et s’engage dans une carrière ecclésiastique.
Auxiliaire de l’archevêque, goûtant aux plaisirs des intrigues amoureuses, le jeune homme tue un rival, acteur de son état, qui l’a agressé, et est enfermé dans la prison de la tour Farnèse. C’est en prison que Fabrice tombe amoureux de Clélia, la fille du gouverneur. Sa première réaction est la peur, une peur qui ne dure toutefois que le temps de franchir les escaliers qui mènent à la tour. L’effort ne lui laisse pas le temps de s’inquiéter outre mesure. En outre, le simple fait de « monter », et non de « descendre » assume dans ce contexte une symbolique très claire : ce n’est pas l’enfer qui l’attend, mais bien le paradis.
“En montant les trois cent quatre-vingt-dix marches de sa prison à la tour Farnèse, Fabrice, qui avait tant redouté ce moment, trouva qu’il n’avait pas le temps de songer au malheur.“
Au mouvement ascensionnel vient s’ajouter le fait que la prison est située sur une colline et domine ainsi la ville. Arrivé à sa cellule, Fabrice ne peut que s’extasier devant la vue dont il jouit depuis la fenêtre, bien que celle-ci soit munie de barreaux :
“Ce fut dans l’une de ces chambres construites depuis un an, que Fabrice fut introduit. Il courut aux fenêtres; la vue qu’on avait de ces fenêtres grillées était sublime.“
L’imagerie qui associe la prison à une hauteur fait partie d’une rhétorique qui souligne la distance vis-à-vis du monde, mais une distance qui est aussi libération et supériorité. Libération, dans le sens d’une rupture avec l’oppression et la banalité du quotidien; supériorité, dans la mesure où la possibilité d’une vue plongeante sur ceux qui vivent "en bas" confère à l’observateur-prisonnier le sentiment d’être, littéralement et métaphoriquement, au-dessus des autres.
(...)
Fabrice découvre, étonné, tout ce que sa cellule peut lui offrir : la solitude, la sécurité, le calme. Il se sent à l’abri de tout ce qui le dérangeait dans ses relations avec autrui, à mille lieues des mesquineries et des méchancetés du monde. Plus qu’une critique sociale, cette réaction à l’enfermement exprime un vague dégoût vis-à-vis d’une vie et d’une liberté qui le dépasse et perturbe sa naïveté. Ce n’est pas la société qui le dérange, mais bien le fait d’avoir été obligé de quitter le ventre de sa mère. Le bonheur que la prison procure à Fabrice jaillit de la prise de conscience, amenée par les sentiments plus que par la raison, d’un retour dans un état prénatal, dans une vie au-delà de tout souci et responsabilité mondaines :
“Comment ! Moi qui avais tant de peur de la prison, j’y suis, et je ne me souviens pas d’être triste ! ... Quoi ! J’ai besoin de me raisonner pour être affligé de cette prison, qui peut durer dix ans comme dix mois? Serait-ce l’étonnement de tout ce nouvel établissement qui me distrait de la peine que je devrais éprouver ?”
Certes, la rencontre avec Clélia n’est pas étrangère au bonheur qu’éprouve Fabrice prisonnier de la tour Farnèse, aux charmes de son cachot. Le sentiment de surprise qui l’habite, l’oubli de la souffrance, renvoient toutefois à des significations plus profondes. La prison « heureuse » de Stendhal n’est pas l’arrière-fond d’une relation amoureuse, c’est au contraire à cause de l’emprisonnement que Fabrice, se débarrassant ainsi de son libertinage, peut tomber amoureux de la fille du gouverneur.
En fait, la narration de Stendhal suggère que Clélia se trouve également à être emprisonnée, et ceci non seulement parce qu’elle y habite, mais aussi et surtout parce que soumise aux contraintes (familiales, sociales) qui réduisent sa liberté. Percevant son amitié pour le prisonnier de la tour comme une trahison envers son père, Clélia éprouve cette même souffrance que Fabrice n’arrive pas à ressentir.
(...)
En prison, Fabrice y restera 9 mois, une durée on ne peut plus symbolique, jusqu’à ce qu’il s’évade, contre son gré, grâce à l’aide de sa tante et de Clélia: une fuite qui se lit comme une parodie d’évasions célèbres comme celles de Celliniou de Casanova. Sorti du ventre de la prison-mère, suspendu à une corde (cordon) pas assez longue, le jeune homme, déguisé en héros, se voit renaître :
« Puis, comme un héros des temps de chevalerie, il pensa un instant à Clélia. Combien je suis différent, se dit-il, du Fabrice léger et libertin qui entra ici il y a neuf mois ! »
En réalité, ce qui a changé, c’est l’éloignement de Clélia et l’apprentissage de la souffrance qui s’en suit. Quittant «un lieu de bonheur pour aller se jeter dans un exil affreux», Fabrice recouvre une liberté privée de son contenu, voire de l’insouciance dont il s’était nourri jadis. Il regrette « sa petite chambre de la tour Farnese », qu’il préfère aux palais que sa tante, la duchesse, met à sa disposition. C’est à l’extérieur de la prison que tout lui manque, « jusqu’à l’air pour respirer ». Pas étonnant donc que le retour à Parme soit également un retour à la cellule de la tour Farnèse, le temps d’un procès qui l’acquittera de toute culpabilité.
Loin de Clélia, enfermée dans une prison qu’elle s’est construite elle-même, rétabli dans ses fonctions, Fabrice, malheureux, jette un regard désabusé sur le monde qui l’entoure. Il apprend à connaître « la méchanceté des hommes » et une société qui enferme les honnêtes gens. Sa naïveté est brisée, il a effectivement changé, mais ce changement ne saurait être attribué à un séjour en prison qui ne l’a ni dissuadé ni amené à un retour sur lui-même. Il a changé parce que prisonnier de sa relation avec Clélia, parce qu’il a eu accès à la souffrance inhérente à un amour socialement impossible.
Mais la prison continuera à faire partie de son horizon. À la mort de sa bien-aimée, Fabrice se retire dans la Chartreuse, non pour des motifs religieux, mais dans l’espoir de retrouver le bonheur que la « petite chambre de la tour Farnèse » lui avait dispensé.
(...)".
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