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Spinoza : Traité de la réforme de l'entendement

Dernière mise à jour : 6 déc. 2023

Baruch Spinoza ; Portrait par Rembrandt



Extrait de :

Baruch Spinoza

Traité de la réforme de l'entendement

(1677)



[Traduction du latin de Séverine Auffret]



1. Après que l'expérience m'eut appris que tout ce qui arrive d'ordinaire dans la vie commune est vain et futile, ayant vu que tout ce qui était pour moi cause ou objet de crainte n'avait rien en soi de bon ou de mauvais, sinon dans la seule mesure où mon âme en était émue, je me décidai enfin à chercher s'il n'existait pas un bien véritable, communicable, et tel que mon âme, rejetant tout le reste, pût être affectée par lui seul ; bien plus, s'il n'y avait pas quelque chose dont la découverte et l'acquisition me feraient jouir pour l'éternité d'une joie continue et souveraine.


2. Je dis : « je me décidai enfin » ; car à première vue il semblait déraisonnable de vouloir renoncer à du certain pour quelque chose d'encore incertain. Je voyais bien les avantages qu'on acquiert par les honneurs et les richesses, et qu'il me fallait en abandonner la poursuite si je voulais m'adonner sérieusement à cette autre et nouvelle recherche. Je voyais bien que si jamais le bonheur suprême était contenu dans les honneurs et les richesses, il me faudrait en être privé ; en revanche s'il n'y était pas contenu et si je m'y consacrais exclusivement, alors j'allais être privé du bonheur suprême.


3. Je tournais donc dans mon esprit cette question : était-il possible de me mettre à ce nouveau projet, ou du moins d'arriver à une certitude à son propos, sans changer l'ordre et la conduite ordinaire de ma vie ? — ce que j'avais tenté souvent, en vain.Car ce que les hommes, comme on peut le conclure de leurs actions, regardent le plus souvent dans la vie comme le bien suprême, peut être ramené à ces trois objets : richesses, honneurs et plaisir des sens. Or l'esprit est tellement diverti par eux qu'il peut à peine songer à quelque autre bien.


4. À l'égard du plaisir, l'âme s'y attache si fort qu'elle semble s'y reposer dans un bien véritable, ce qui l'empêche au plus haut point de penser à autre chose. Mais après sa jouissance vient une tristesse profonde qui, si elle ne paralyse pas l'esprit, le trouble et l'engourdit. Quant aux honneurs et aux richesses, ce n'est pas faiblement qu'ils divertissent l'esprit - surtout si les richesses sont recherchées pour elles-mêmes, car on les confond alors avec le bien suprême.


5. Mais l'esprit est encore bien plus diverti par les honneurs, parce qu'on les suppose toujours bons en eux-mêmes et qu'on les prend alors pour la fin ultime à laquelle tout doit être rapporté.Et puis, contrairement aux plaisirs, ni les honneurs ni les richesses ne contiennent leur propre châtiment; au contraire, plus on les possède, plus la joie augmente, et par conséquent, plus nous sommes incités à les accroître ; mais s'il arrive que notre espoir soit déçu, il en résulte une très grande tristesse.Les honneurs enfin sont un grand obstacle en ceci que, pour les obtenir, on doit nécessairement régler sa vie selon l'opinion des hommes, en fuyant et en cherchant ce qu'ils fuient et cherchent communément.


6. Voyant à quel point tous ces objets-là m'empêchaient de m'appliquer à mon nouveau dessein, et qu'ils y étaient même si opposés qu'il m'était nécessaire de renoncer ou bien à eux, ou bien à lui, j'étais forcé de me demander ce qui me serait le plus utile. Sans doute, comme je l'ai dit, je semblais vouloir abandonner un bien certain pour de l'incertain. Mais en y réfléchissant un tant soit peu, je découvris d'abord ceci : à supposer que l'abandon des honneurs, des richesses et des plaisirs me dispose à ce nouveau dessein, je renoncerais à un bien incertain par nature, comme on peut le conclure clairement de ce qui a été dit, pour un bien incertain non quant à sa nature (c'est un bien stable que je cherchais), mais plutôt quant à son obtention.


7. Par une méditation assidue, pour autant que je pouvais y réfléchir sérieusement, je parvins à voir que je renonçais à des maux certains pour un bien certain. Car je me voyais dans un danger extrême, et forcé de chercher de toutes mes forces un remède, si incertain qu'il fût; comme un malade atteint d'un mal mortel, qui prévoit une mort certaine s'il ne prend pas un remède, s'efforcera de toutes ses forces de le chercher, si incertain qu'il soit, puisque là demeure tout son espoir. Or tous ces biens que la foule poursuit, non seulement ne sont d'aucun remède pour la conservation de notre être mais ils la compromettent bien plutôt, en causant souvent la destruction de ceux qui les possèdent et toujours celle de ceux qui en sont possédés.


8. Combien d'exemples, en effet, de ceux qui ont souffert la persécution jusqu'à même s'exposer à la mort pour leurs richesses ! Et aussi de ceux qui se sont exposés à tant de dangers pour se procurer du pouvoir qu'ils ont finalement payé de leur vie leur stupidité ! Et combien d'exemples de ceux qui, pour rechercher les honneurs ou les conserver, ont souffert mille misères! Enfin les exemples sont innombrables de ceux qui ont hâté leur mort par des excès sensuels.


9. Il semblait d'ailleurs que ces maux provenaient de ce que tout notre bonheur — ou notre malheur — dépend d'une seule chose, à savoir de la qualité de l'objet auquel nous nous lions d'amour. Des conflits ne naîtront jamais à cause d'un objet qui n'est pas aimé : nulle tristesse s'il disparaît, nulle envie si un autre le possède, ni crainte ni haine, en un mot, aucune émotion — tout ce qui se produit, en revanche, dans l'amour des choses périssables comme celles dont on vient de parler.


10. Mais l'amour d'une chose éternelle et infinie nourrit l'âme d'une joie pure, exempte de toute tristesse ; c'est cela qu'il faut surtout désirer et rechercher de toutes nos forces. Or ce n'est pas sans raison que j'ai employé ces mots : « pour autant que je puisse y réfléchir sérieusement. » Car si clairement que mon esprit le perçût, je ne pouvais pas cependant renoncer à tout désir de richesse, de plaisir sensuel ou de gloire.


11. Je voyais seulement que, tant mon esprit se livrait à ces pensées, tant il se délivrait de ces trois objets, en pensant sérieusement à son nouveau dessein — ce qui me fut une grande consolation. Car je remarquais que ces maux n'étaient pas d'une telle condition qu'ils ne pussent céder aux remèdes. Et bien qu'au début ces intervalles fussent rares et de courte durée,cependant, après que le vrai bien me fut devenu mieux connu, ils devinrent plus fréquents et plus longs. Ils le devinrent surtout quand je vis que l'acquisition des richesses, le plaisir des sens ou la gloire ne sont nuisibles qu'aussi longtemps qu'on les recherche pour eux-mêmes, et non comme moyens pour autre chose ; car si on les recherche comme des moyens, ils resteront mesurés et contribueront grandement, au contraire, à la fin pour laquelle ils sont recherchés — nous le montrerons en son lieu.


12. Je dirai ici brièvement ce que j'entends par vrai bien, et en même temps ce que serait le bien suprême. Pour le comprendre correctement, il faut noter que « bien » et « mal » ne se disent que relativement; à ce point qu'une seule et même chose peut être dite bonne ou mauvaise sous divers rapports ; il en va de même du « parfait » et de l'« imparfait ». Rien, en effet, considéré selon sa nature, ne peut être dit parfait ou imparfait ; surtout quand nous aurons appris que tout ce qui se produit suit un ordre éternel et des lois déterminées de la Nature.


13. Mais comme la faiblesse humaine ne saisit pas cet ordre dans sa pensée, et qu'en attendant l'homme conçoit quelque nature humaine beaucoup plus forte que la sienne tout en ne voyant rien qui l'empêche d'acquérir une telle nature, il est poussé à chercher les moyens qui le conduiraient à cette perfection; et tout ce qui peut être un moyen d'y parvenir, il l'appelle « vrai bien » ; quant au « bien suprême », il consisterait à parvenir à jouir d'une telle nature, si possible avec d'autres individus. Ce qu'est cette nature, nous montrerons en son lieu qu'elle consiste sans aucun doute en la connaissance d'une union de l'esprit avec la Nature tout entière.


14. Telle est donc la fin à laquelle je tends : acquérir une telle nature et m'efforcer à ce que beaucoup l'acquièrent avec moi; car il appartient aussi à mon bonheur de m'appliquer à ce que beaucoup comprennent ce que je comprends, de sorte que leur compréhension et leur désir s'accordent tout à fait avec ma compréhension et mon désir; il est nécessaire pour cela d'avoir une compréhension de la Nature suffisante pour acquérir une telle nature ; ensuite, de former une société qui permette au plus grand nombre d'y parvenir le plus facilement et le plus sûrement.


(...)"


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