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Sophocle ; Œdipe roi

Dernière mise à jour : 17 avr. 2023


Œdipe et le sphinx. Vers 460 avant J.C

musée du Vatican




Œdipe roi


429 av. J.-C.



[Traduction par Nicolas Artaud, 1853]




P1


Le lieu de la scène est à Thèbes, sur la place publique : on voit le palais du roi, le temple d’Apollon, et des statues des dieux.



ŒDIPE


Enfants, jeune postérité de l’antique Cadmus, quel empressement vous rassemble sur

ces degrés, portant dans vos mains les rameaux des suppliants ? L’encens des sacrifices fume dans toute la ville, qui retentit à la fois d’hymnes et de gémissements.

Ne voulant point apprendre vos malheurs d’une voix étrangère, je suis venu

moi-même ici, moi,cet Œdipe dont le nom est dans toutes les bouches.


Dis-moi donc, vieillard, toi à qui il appartient de parler au nom des autres, dis-moi quel

motif vous rassemble ; est-ce la crainte ? est-ce pour implorer les dieux ? Mon désir est

de vous être secourable ; car il faudrait que je fusse insensible, pour n’être pas

ému de pitié par un tel spectacle.


LE GRAND PRÊTRE


Œdipe, souverain de mon pays, tu vois quelle foule se presse autour des autels devant

ton palais ; des enfants qui peuvent à peine se soutenir, des prêtres appesantis par la vieillesse, et moi, pontife de Jupiter, et l’élite de la jeunesse ; le reste du peuple,

portant des branches d’olivier, se répand sur les places publiques, devant

les deux temples de Pallas, près de l’autel prophétique de l’Isménos.


Car Thèbes, tu le vois toi-même, trop longtemps battue par l’orage, ne peut plus soulever sa tête de la mer de sang où elle est plongée ; la mort atteint les germes des fruits dans les entrailles de la terre ; la mort frappe les troupeaux, et fait périr l’enfant dans le sein de sa mère ; une divinité ennemie, la peste dévorante, ravage la ville et dépeuple la race de Cadmus ; le noir Pluton s’enrichit de nos pleurs et de nos gémissements.


Ce n’est pas que nous t’égalions aux dieux, quand nous venons, ces enfants et moi, implorer ton secours, mais nous voyons en toi le premier des mortels pour conjurer les malheurs de la vie, et la colère des dieux : c’est toi qui, en paraissant dans

la ville de Cadmus, l’as affranchie du tribut qu’elle payait au sphinx cruel,

et cela, sans être instruit ni éclairé par nous ; mais avec l’aide des dieux,

chacun le dit et le pense, tu devins notre libérateur.


Aujourd’hui encore, Œdipe, toi dont tous révèrent la puissance, nous venons en suppliant te conjurer de trouver quelque remède à nos maux, soit qu’un Dieu t’éclaire de ses oracles, ou un homme de ses avis ; car, je le vois, les conseils des hommes expérimentés

ont toujours le plus de succès.


Viens, ô le meilleur des mortels, relever cette ville abattue ; allons, veille sur nous, car c’est toi qu’aujourd’hui cette cité appelle son Sauveur, pour tes services passés. Puisse ton

règne ne jamais nous rappeler qu’après avoir été sauvés par toi, tu nous as laissés

retomber dans l’abîme ! Rends-nous donc la sécurité, et relève cette ville abattue.

Ces heureux auspices sous lesquels tu rétablis alors notre fortune, ne les

démens pas aujourd’hui. Car si tu dois continuer à gouverner ce pays,

mieux vaut régner sur des citoyens que sur un pays vide d’habitants.

Qu’est-ce en effet qu’une forteresse sans soldats, et un navire sans matelots ?


ŒDIPE


Enfants bien dignes de pitié, je ne connais que trop le vœu qui vous amène ; oui, je le sais, vous souffrez tous, et, dans cette commune souffrance, aucun de vous ne souffre autant que moi. Car chacun de vous ne ressent que sa propre douleur, et non celle des autres ; mais mon cœur pleure tout ensemble les maux de Thèbes, les vôtres et les miens.


Aussi n’avez-vous pas eu à éveiller ma vigilance endormie ? mais sachez que j’ai déjà versé bien des larmes, et mon esprit inquiet a tenté plus d’une voie de salut. Le seul remède que la réflexion m’a découvert, je l’ai mis en œuvre : le fils de Ménécée, Créon, mon beau-frère, est allé, par mon ordre, au temple de Delphes, demander au dieu par quels vœux ou par quels sacrifices je pourrais sauver cette ville.


Déjà je calcule le temps écoulé depuis son départ, et je m’inquiète de son absence ; car elle se prolonge plus qu’elle ne devrait. Mais quand il sera de retour, je serais alors bien coupable, si je n’exécutais tous les ordres du dieu.


LE GRAND PRÊTRE


C’est fort à propos que tu en parles, car voici qu’on m’annonce l’arrivée de Créon.


ŒDIPE


Divin Apollon, puisse son heureux retour nous apporter le salut, que son air

radieux semble présager !


LE GRAND PRÊTRE


Selon les apparences, il est joyeux ; autrement il ne viendrait pas ainsi, la tête

couronnée de laurier.


ŒDIPE


Nous le saurons bientôt, il est assez près pour entendre. Fils de Ménécée, toi qui m’es uni par les liens du sang, quelle réponse nous apportes-tu de la part du dieu ?


CRÉON


Favorable ; car cette crise même, si nous savons habilement la mener à fin, se changera en prospérité.


ŒDIPE


Que signifie ce langage ? En effet ces paroles que tu profères n’excitent

ni ma confiance ni mes appréhensions.


CRÉON


Si tu désires m’entendre en présence de cette foule, je suis prêt à parler, ou bien

à te suivre dans le palais.


ŒDIPE


Parle en présence de tous ; car leur malheur me touche plus

que le soin de ma propre vie.


CRÉON


Je dirai donc la réponse que j’ai reçue du dieu. Apollon nous enjoint clairement de chasser de cette terre un monstre qui la souille, et qu’elle nourrit dans son sein, et de ne pas y souffrir plus longtemps sa présence inexpiable.


ŒDIPE


Quelle expiation devons-nous faire ? quelle est la nature de ce fléau ?


CRÉON


Il faut bannir le coupable, ou punir le meurtre par un meurtre, car le sang versé

déchaîne la tempête sur notre ville.


ŒDIPE


Quel est donc l’homme dont il rappelle le meurtre ?


CRÉON


Prince, Laïus régnait autrefois sur cette contrée, avant que tu en fusses le roi.


ŒDIPE


On me l’a dit ; car mes yeux ne l’ont jamais vu.


CRÉON


Il a péri, et maintenant le dieu nous enjoint clairement de punir ses meurtriers.


ŒDIPE


Mais où sont-ils ? où découvrir la trace effacée d’un crime si ancien ?


CRÉON


Ils sont en ce pays, a dit le dieu. Ce que l’on cherche, on le trouve ; mais ce qu’on néglige nous échappe.


ŒDIPE


Est-ce dans la ville ? est-ce à la campagne, ou sur une terre étrangère, que le meurtre de Laïus a été commis ?


CRÉON


Il était parti, disait-il, pour aller consulter l’oracle, et depuis son départ il n’a plus reparu dans sa patrie.


ŒDIPE


Mais n’y eut-il ni messager, ni compagnon de voyage de Laïus, témoin du fait, qui pût donner des indices et aider les recherches ?


CRÉON


Ils ont péri, à l’exception d’un seul, que la peur a fait fuir, mais il n’a pu dire qu’une chose

de ce qu’il a vu.


ŒDIPE


Laquelle ? car un seul fait peut en faire découvrir bien d’autres, s’il nous donne

une lueur d’espérance.


CRÉON


Des brigands l’assaillirent, dit-il, et il succomba, non sous le bras d’un seul,

mais accablé par le nombre.


ŒDIPE


Comment donc un brigand, s’il n’avait été suborné par quelqu’un d’ici,

aurait-il eu cette audace ?


CRÉON


Tels furent alors les soupçons ; mais, au milieu de nos maux, la mort de Laïus

n’eut point de vengeur.


ŒDIPE


Quels maux vous empêchèrent donc, après ce meurtre de votre roi, de rechercher

les auteurs du crime ?


CRÉON


Le sphinx, avec ses énigmes, en nous occupant d’un mal présent, nous fit

oublier un crime encore obscur.


ŒDIPE


Eh bien ! je remonterai à la source du fait, et le mettrai en lumière. Il est digne d’Apollon,

il est digne de toi, d’avoir montré cette sollicitude pour celui qui a péri, vous trouverez

donc en moi un auxiliaire légitime, vengeur à la fois de ce pays et du dieu.


Ce n’est pas pour un ami étranger, c’est pour moi-même que j’effacerai cette souillure.

Le meurtrier, quel qu’il soit, voudrait peut-être aussi porter sur moi sa main homicide ;

en vengeant Laïus, je me défends donc moi-même.


Enfants, relevez-vous au plus tôt, et remportez ces rameaux suppliants ; qu’un autre assemble ici le peuple de Cadmus ; je suis prêt à tout faire. Car ou nous serons heureux

en obéissant au dieu, ou nous tomberons dans l’abîme du malheur.


LE GRAND PRÊTRE


Enfants, levons-nous ; le secours que nous sommes venus demander ici, le roi nous l’annonce. Puisse Apollon, qui nous envoie ces oracles, être notre sauveur,

et mettre fin au fléau qui nous désole !


LE CHŒUR


(Strophe 1.)

O douce parole de Jupiter, échappée du riche sanctuaire de Delphes,

que viens-tu annoncer enfin à la brillante ville de Thèbes ? Saisi d’une sainte horreur,

mon cœur frémit, il palpite d’effroi, ô Apollon, dieu de Délos, médecin de tous les maux, attendant avec un respect religieux le sort que tu me réserves maintenant ou dans l’avenir. Réponds-moi, fils de la riante espérance, Oracle immortel.


(Antistrophe 1.)

C’est toi que j’invoque la première, fille de Jupiter, immortelle Minerve, et toi,

Diane, sa sœur, protectrice de cette terre, assise au sein des murs de Thèbes

sur un trône glorieux, toi aussi, redoutable Apollon ! venez tous trois nous secourir ;

si jamais, lorsqu’un monstre cruel planait sur notre cité, vous l’avez délivrée

de ce fléau destructeur, venez encore aujourd’hui.


(Strophe 2.)

Grands dieux ! je souffre des maux innombrables ; tout mon peuple languit, et toute la science humaine est impuissante à le secourir ; en effet, les germes ne mûrissent plus dans

le sein de la terre, les mères ne peuvent supporter les cruelles douleurs de l’enfantement ; on peut voir les morts tomber l’un après l’autre sur le rivage du dieu des ténèbres,

plus vite que l’oiseau rapide, ou que la flamme indomptable.


(Antistrophe 2.)

Leurs innombrables funérailles dépeuplent la ville ; des monceaux de cadavres,

privés de sépulture, gisent, sans être pleurés, sur la terre où règne la mort ;

de tendres épouses, des mères blanchies par l’âge, prosternées çà et là

au pied des autels, implorent en gémissant le terme de leurs souffrances.

Le son éclatant des péans se mêle aux accents des voix plaintives. Par pitié

pour elles, auguste fille de Jupiter, envoie-nous un secours consolateur.


(Strophe 3.)

Mets en fuite ce dieu funeste, ce Mars cruel qui, sans fer et sans armes,

m’attaque à grands cris, et me brûle de ses feux, rejette-le loin de ma patrie,

soit dans le vaste sein d’Amphitrite, ou sur les bords inhospitaliers de la mer de Thrace ;

ce que la nuit a épargné, le jour le consume ; ô toi qui disposes de la foudre étincelante,

ô Jupiter, écrase-le sous ton tonnerre.


(Antistrophe 3.)

Dieu destructeur des loups, puisse ton arc aux cordes d’or lancer tes flèches invincibles

et protectrices pour nous défendre, et Diane faire briller ses torches ardentes, avec lesquelles elle parcourt les montagnes de la Lycie ! O toi qui tires ton origine de ce pays,

et dont une mitre d’or ceint le front, je t’invoque, riant Bacchus, compagnon des Ménades, viens avec une torche enflammée combattre le plus abhorré des dieux !



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