"Soleils couchants" : un poème en prose de Gabriel Mourey
"Aux heures calmes, dans le silence méditatif de la pensée, me reviennent des bouffées de souvenirs, ainsi que des fragments de mélodies entendues autrefois, il y a très longtemps, et dont l'impression persiste."
Gabriel Mourey
Photographie de Dornac
Soleils couchants
Gabriel Mourey
Chronique parue dans Le Courrier du soir du 25 novembre 1886.
A Henri Cazalis.
Aux heures calmes, dans le silence méditatif de la pensée, me reviennent des bouffées de souvenirs, ainsi que des fragments de mélodies entendues autrefois, il y a très longtemps, et dont l'impression persiste.
De certains paysages entrevus dans la fuite bruyante du train qui m'emportait, la mélancolie m'est restée dans les yeux et dans le coeur, inoubliable.
***
Quelle chose exquisement triste que le tomber du jour en voyage, si poignante, si féconde en rêveries ! Cela évoque en vous tout un passé de sensations lointaines... des espérances mortes, des affections éteintes, se réveillant à l'approche de la mort qui descend, vers les horizons voilés de brume.
On songe à des tas de choses auxquelles on ne songe pas d'ordinaire. Il semble qu'un attendrissement vous prenne devant l'effacement de cette nature qui vous entoure... peut-être la crainte de ne pas atteindre au but du voyage, puisque tout disparaît ainsi.
On entrevoit des coins de campagne riants avec leurs grands arbres qui frissonnent sous la fraîcheur de l'heure, dans la clarté chaude du couchant, des paysages tristes, dévolés, dont la solitude vous serre le coeur... et que l'on ne reverra peut-être jamais plus.
Et, qui sait, peut-être aussi eut-il été doux d'y vivre, d'une existence calme, dans la limpidité des jours qui s'en vont, monotones, sans rien laisser après eux.
Oh ! les soirs, les soirs chargés de somnolence !...
La langueur morne et funèbre du soleil !...
L'invisible attrait de l'éternel sommeil !...
Oh ! les soirs ! les soirs lourds où meurt l'Espérance !
L'ensenglantement morne de l'horizon
Où le soleil pleure ses funèbres larmes !...
L'âme étouffe dans l'étouffante prison
Du corps ; elle étouffe en songeant aux vieux charmes,
Aux charmes morts des lointains pays perdus,
A la sérénité de ses premiers rêves...
Oh ! les soirs dans lesquels surgissent les grèves
Chères ! Oh ! les chants autrefois entendus !...
Toutes les vieilles haines, tous les remords
Anciens se réveillent et font saigner l'âme ;
La bouche a gardé le goût des baisers morts,
Des baisers funestes de l'amour infâme.
Et le ciel saigne, blessé par le soleil,
Entrouvrant dans l'infini sa plaie immense.
Oh ! l'horrible désir d'éternel sommeil
Qui vous prend par les soirs lourds de somnolence !...
***
N'est-il pas vrai qu'il y a des soirs où l'on est triste, sans raison, mortellement triste, d'une tristesse insurmontable ; des soirs où l'on se sent moins fort pour supporter cette grande fatigue de vivre, où l'on est comme un chien mouillé sous la pluie battante, cherchant vainement un abri, contre les rafales.
Ah ! comme je les crains ces soirs mornes, ces heures de deuil inutile. C'est une vraie névralgie du coeur, contre laquelle il n'est pas de remède. Les yeux se closent devant l'impitoyable évocation des rêves disparus qui surgissent dans la fumée rouge du couchant. On a peur du lendemain, en se rappelant l'angoisse de la veille, et tout ce qu'on a laissé de son idéal à la banalité des autres.
Il semble que cette journée qui va finir aurait dû apporter quelque chose de nouveau, l'approche de cet "Inconnu", de cet "Inexprimable" que l'on attend, l'esprit et le coeur en éveil, vers qui l'on tend les bras dans l'impuissance de son désir ; et l'on a le regret du bonheur auprès duquel on a peut-être passé, sans le savoir.
***
Oh ! ces fragments de mélodies autrefois entendues, il y a très longtemps, ils ont le charme des vieilles étoffes aux nuances éteintes où des bouquets de fleurs mortes se fanent dans une brume de soie.
Oh ! les rêves clairs, les visions douces des premiers jours, l'insouciance initiale de l'âme, avec quelle tendresse mouillée de larmes on l'évoque !
Oh ! les heures inoubliables où l'on a aimé, où l'on a pleuré, où l'on a rêvé, où l'on a senti son être se fondre dans une joie indéfinie, elles dorment, celles-là, au plus profond de nous-mêmes, là où rien ne devrait les atteindre !
Et pourtant, un jour, à force d'aimer, de pleurer, de rêver et de vivre, on les voit s'effacer, s'éteindre, comme les fleurs mortes des vieilles étoffes qui ont le charme fané des mélodies autrefois entendues.
Et c'est une torture que d'oublier ; et l'on finirait par hâter l'heure de la mort, si l'on ne savait qu'un jour viendra où l'on ne pourra plus aimer, ni pleurer, ni rêver... ni oublier.
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