Senancour : Obermann (extraits)
Extraits de:
1804
LETTRE XI.
(...) Vous savez que, jeune encore, je demeurai quelques années à Paris. Les parents avec qui j’étais, malgré leur goût pour la ville, passèrent plusieurs fois le mois de septembre à la campagne chez des amis. Une année ce fut à Fontainebleau, et deux autres fois depuis nous allâmes chez ces mêmes personnes, qui demeuraient alors au pied de la forêt, vers la rivière. J’avais, je crois, quatorze, quinze et dix-sept ans, lorsque je vis Fontainebleau.
Après une enfance casanière, inactive et ennuyée, si je sentais en homme à certains égards, j’étais enfant à beaucoup d’autres. Embarrassé, incertain ; pressentant tout peut-être, mais ne connaissant rien ; étranger à ce qui m’environnait, je n’avais d’autre caractère décidé que d’être inquiet et malheureux.
La première fois, je n’allai point seul dans la forêt ; je me rappelle peu ce que j’y éprouvai, je sais seulement que je préférai ce lieu à tous ceux que j’avais vus, et qu’il fut le seul où je désirai de retourner. L’année suivante, je parcourus avidement ces solitudes ; je m’y égarais à dessein, content lorsque j’avais perdu toute trace de ma route, et que je n’apercevais aucun chemin fréquenté. Quand j’atteignais l’extrémité de la forêt, je voyais avec peine ces vastes plaines nues et ces clochers dans l’éloignement. Je me retournais aussitôt, je m’enfonçais dans le plus épais du bois ; et, quand je trouvais un endroit découvert et fermé de toutes parts, où je ne voyais que de sables et des genièvres, j’éprouvais un sentiment de paix, de liberté, de joie sauvage, pouvoir de la nature sentie pour la première fois dans l’âge facilement heureux.
Je n’étais pas gai pourtant : presque heureux, je n’avais que l’agitation du bien-être. Je m’ennuyais en jouissant, et je rentrais toujours triste. Plusieurs fois j’étais dans les bois avant que le soleil parût. Je gravissais les sommets encore dans l’ombre, je me mouillais dans la bruyère pleine de rosée ; et quand le soleil paraissait, je regrettais la clarté incertaine qui précède l’aurore. J’aimais les fondrières, les vallons obscurs, les bois épais ; j’aimais les collines couvertes de bruyère ; j’aimais beaucoup les grès renversés et les rocs ruineux ; j’aimais bien plus ces sables mobiles, dont nul pas d’homme ne marquait l’aride surface sillonnée çà et là par la trace inquiète de la biche ou du lièvre en fuite.
Quand j’entendais un écureuil, quand je faisais partir un daim, je m’arrêtais, j’étais mieux, et pour un moment je ne cherchais plus rien. C’est à cette époque que je remarquai le bouleau, arbre solitaire qui m’attristait déjà, et que depuis je ne rencontre jamais sans plaisir. J’aime le bouleau ; j’aime cette écorce blanche, lisse et crevassée ; cette tige agreste ; ces branches qui s’inclinent vers la terre ; la mobilité des feuilles, et tout cet abandon, simplicité de la nature, attitude des déserts.
Temps perdus, et qu’on ne saurait oublier ! Illusion trop vaine d’une sensibilité expansive ! Que l’homme est grand dans son inexpérience : qu’il serait fécond, si le regard froid de son semblable, si le souffle aride de l’injustice ne venait pas dessécher son cœur !
J’avais besoin de bonheur. J’étais né pour souffrir. Vous connaissez ces jours sombres, voisins des frimas, dont l’aurore elle-même, épaississant les brumes, ne commence la lumière que par des traits sinistres d’une couleur ardente sur les nues amoncelées. Ce voile ténébreux, ces rafales orageuses, ces lueurs pâles, ces sifflements à travers les arbres qui plient et frémissent, ces déchirements prolongés semblables à des gémissements funèbres ; voilà le matin de la vie : à midi, des tempêtes plus froides et plus continues ; le soir, des ténèbres plus épaisses, et la journée de l’homme est achevée.
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LETTRE XV.
Fontainebleau,
Parmi quelques volumes d’un format commode que j’apportai ici, je ne sais trop pourquoi, j’ai trouvé le roman ingénieux de Phrosine et Mélidor ; je l’ai parcouru, j’en ai lu et relu la fin. Il est des jours pour les douleurs ; nous aimons à les chercher dans nous, à suivre leurs profondeurs, et à rester surpris devant leurs proportions démesurées ; nous essayons, du moins dans les misères humaines, cet infini que nous voulons donner à notre ombre avant qu’un souffle du temps l’efface.
Ce moment déplorable, cette situation sinistre, cette mort nocturne au milieu des voluptés mystérieuses ! Dans ces brouillards ténébreux, tant d’amour, tant de pertes et d’affreuses vengeances ! et ce déchirement d’un cœur trompé quand Phrosine, cherchant à la nage le roc et le flambeau, entraînée par la lueur perfide, périt épuisée dans la vaste mer ! Je ne connais pas de dénouement plus beau, de mort plus lamentable.
Le jour finissait, il n’y avait point de lune ; il n’y avait point de mouvement ; le ciel était calme, les arbres immobiles. Quelques insectes sous l’herbe, un seul oiseau éloigné chantaient dans la chaleur du soir. Je m’assis, je restai longtemps : il me semble que je n’eus que des idées vagues. Je parcourais la terre et les siècles ; je frémissais de l’œuvre de l’homme. Je reviens à moi, je me trouve dans ce chaos ; j’y vois ma vie perdue ; je pressens les temps futurs du monde. Rochers de Righi ! si j’avais eu là vos abîmes !
La nuit était déjà sombre. Je me retirai lentement ; je marchais au hasard, j’étais rempli d’ennui. J’avais besoin de larmes, mais je ne pus que gémir. Les premiers temps ne sont plus : j’ai les tourmentes de la jeunesse, et n’en ai point les consolations. Mon cœur, encore fatigué du feu d’un âge inutile, est flétri et desséché comme s’il était dans l’épuisement de l’âge refroidi. Je suis éteint, sans être calmé. Il y en a qui jouissent de leurs maux ; mais pour moi tout a passé : je n’ai ni joie, ni espérance, ni repos ; il ne me reste rien, je n’ai plus de larmes.
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LETTRE LXXXVIII.
Quand la tête a été dérangée par l’imagination, l’observation, l’étude, par les dégoûts et les passions, par les habitudes, par la raison peut-être, croyez-vous que ce soit une chose facile d’avoir assez de temps, et surtout de n’en avoir jamais trop ? Nous sommes, il est vrai, des solitaires, des campagnards, mais nous avons nos manies ; nous sommes au milieu de la nature, mais nous l’observons. D’ailleurs, je crois que, même dans l’état sauvage, beaucoup d’hommes ont trop d’esprit pour ne pas s’ennuyer.
Nous avons perdu les passe-temps d’une société choisie ; nous prétendons nous en consoler en songeant aux ennuis, aux contraintes futiles et inévitables de la société en général. Cependant n’aurait-on pas pu parvenir à ne voir que des connaissances intimes ? Que mettrons-nous à la place de cette manière que les femmes seules peuvent avoir, qu’elles ont dans les capitales de la France, de cette manière qu’elles rendent si heureuse, et qui les rend aussi nécessaires à l’homme de goût qu’à l’homme passionné ? C’est par là que notre solitude est profonde, et que nous y sommes dans le vide des déserts.
A d’autres égards, je croirais que notre manière de vivre est à peu près celle qui emploie mieux le temps. Nous avons quitté le mouvement de la ville ; le silence qui nous environne semble d’abord donner à la durée des heures une constance, une immobilité qui attriste l’homme habitué à précipiter sa vie. Insensiblement et en changeant de régime, on s’y fait un peu. En redevenant calme, on trouve que les jours ne sont pas beaucoup plus longs ici qu’ailleurs. Si je n’avais cent raisons, les unes assez solides, les autres un peu misérables de ne point vivre en montagnard, j’aurais un mouvement égal, une nourriture égale, une manière égale. Sans agitation, sans espoir, sans désir, sans attente, n’imaginant pas, ne pensant guère, ne voulant rien de plus, et ne songeant à rien de nouveau, je passerais d’une saison à une autre et du temps présent à la vieillesse, comme on passe des longs jours aux jours d’hiver, sans en apercevoir l’affaiblissement uniforme.
Quand la nuit viendrait, j’en conclurais seulement qu’il faut des lumières, et quand les neiges commenceraient, je dirais qu’il faut allumer les poêles. De temps à autre j’apprendrais de vos nouvelles, et je quitterais un moment ma pipe pour vous répondre que je me porte bien. Je deviendrais content ; je parviendrais à trouver l’anéantissement des jours assez rapide dans la froide tranquillité des Alpes, et je me livrerais à cette suite d’incuriosité, d’oubli, de lenteur, où repose l’homme des montagnes dans l’abandon de ces grandes solitudes.
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LETTRE XXXIII.
Chaque jour, en naissant à une nouvelle vie, souviens-toi que tu as résolu de ne point passer en vain sur cette terre. Le monde s'avance vers son but. Mais toi, tu t'arrêtes, tu rétrogrades, tu restes dans un état de suspension et de langueur. Tes jours écoulés se reproduiront-ils dans un temps meilleur ? La vie se fond toute entière dans ce présent que tu négliges pour le sacrifier à l'avenir : le présent est le temps, l'avenir n'en est que l'apparence.
Vis en toi-même, et cherche ce qui ne périt point. Examine ce que veulent nos passions inconsidérées ; de tant de choses, en est-il une qui suffise à l'homme ? L'intelligence ne trouve qu'en elle-même l'aliment de sa vie : sois juste et fort. Nul ne connaît le jour qui doit suivre : tu ne trouveras point de paix dans les choses ; cherche-la dans ton cœur."