Samuel Johnson : Le paresseux
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Samuel Johnson
Le paresseux
(1758-1760)
VI
QUAND Diogène, blotti dans son tonneau, reçut la visite d’Alexandre le Grand, et que celui-ci, selon l’ancien usage de la courtoisie royale, lui demanda s’il avait besoin de quelque chose : “Je n’ai besoin de rien (répondit le philosophe), je te prie seulement de te dé- tourner un peu, et de ne point me priver des bienfaits du soleil, qu’il n’est pas en ton pouvoir de m’accorder.”
Telle fut la réponse de Diogène au plus grand monarque de la ter- re : ceux qui sont moins puissants qu’Alexandre peuvent néanmoins se l’appliquer, et même à plus juste titre. Quand on fait beaucoup de bien, il est permis de faire un peu de mal : mais si la fortune nous refuse les occasions de bien faire, au moins évitons soigneusement de nuire.
On sait très bien que le passé ne revient plus, et qu’un moment perdu l’est pour jamais. Or le temps est de toutes les propriétés celle qu’il faut le plus garantir contre l’invasion : mais pourquoi tant d’hommes s’arrogent-ils le droit de perdre le temps qui appartient aux autres ?
Cette usurpation est si générale que l’on passe une très petite partie de ce qu’on s’était proposé de faire, et d’obtenir ce que l’on désirait : la vie est continuellement ravagée par des brigands. L’un nous ravit une heure, l’autre un jour ; celui-ci cache son larcin en nous pressant de travailler, celui-là nous endort par son amusante et perfide conversation. Ces vols se succèdent par mille vicissitudes de tumulte et de tranquillité, jusqu’à ce qu’ayant tout perdu, nous n’avons plus rien à perdre.
Cette déprédation de la vie humaine a été souvent attribuée aux grands, dont les clients consument leur vie en vaines poursuites et meurent en griffonnant leurs placets. Ceux qui excitent l’envie encourent facilement la censure. Je ne sais pas si les ministres d’Etat et les autres patrons n’essuient pas plus de reproches qu’ils n’en méritent, et s’ils ne pourraient pas se plaindre d’être cruellement tourmentés par des demandeurs sans mérite et des importuns sans pudeur.
La vérité est qu’il est moins dur de faire sa cour qu’on le dit communément : la plupart trouvent leur récompense dans la sollicitation même. Paraître en bonne compagnie, parler de ses liaisons intimes avec les grands, divulguer de fraîches nouvelles, prédire les progrès ou le déclin d’un favori, passer pour un candidat destinée d’illustre emplois, voilà des compensation plus qu’équivalentes au délai des faveurs promises ; faveurs que le candidat lui-même ne se flatte peut- être pas d’obtenir.
Un homme placé dans un poste brillant, qui multiplie les espérances afin de multiplier ses créatures, peut être considéré comme une bête de proie justement redoutée, mais facilement évitée : sa caverne est connue, ceux qui craignent d’être dévorés n’en approchent point. Mais la perte du temps vient surtout de ces êtres qui, semblables aux chenilles et aux teignes, nuisent d’autant plus qu’on ne les craint pas, et dont les morsures imperceptibles blessent dangereusement.
Celui qui, par son rang ou son mérite, fixe l’attention des hommes, doit se prêter à l’humeur de ses admirateurs. Tout homme ennuyé le recherche pour se faire diversion ; celui qui a besoin de parler e prend pour auditeur, et celui qui a besoin d’écouter va l’entendre. Une heure succède à une autre ; du matin au soir et du soir au matin il est obsédé par mille visiteurs incommodes, que l’usage du monde l’oblige à recevoir avec des démonstrations apparentes d’amitié.
Si nous avons des égards pour les autres, nous devons supporter leurs folies. Quiconque ne peut prendre sur lui de se dérober à la société doit sans murmure payer un tribut de son temps à une multitude de tyrans : au fainéant qui donne des rendez-vous et n’y vient jamais ; au consultant qui demande des avis pour ne point les suivre ; au fanfaron qui sollicite des éloges ; au mécontent qui ne se lamente que pour exciter la pitié ; au spéculateur qui met tout son bonheur à fatiguer ses amis d’espérances, que tous, excepté lui, savent être chimériques ; à l’économie qui parle de marché et d’arrangements ; au politique qui prédit le destin des batailles et la rupture des alliances ; à l’usurier qui compare ses différents fonds, et au bavard qui parle uniquement parce qu’il aime à parler.
Mettre l’homme en possession de son propre temps, le garantir des usurpateurs qui lui envahissent tous ses moments, serait un service essentiel à rendre à l’humanité ; mais ce service est au-dessus de mes forces, et la possibilité passe mes espérances. Cependant on pourrait peut-être s’opposer à cette impitoyable persécution si chacun de nous réfléchissait qu’il cause des torts et des pertes irréparables en faisant des visites importunes ou en parlant plus longtemps que l’auditeur ne peut l’entendre.