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"Rêverie sur la voie Appienne" – Anna de Noailles

"Nous-mêmes, les vivants, que faisons-nous d'autre que de nous dissoudre dans l'évaporation des heures et de flotter sur l'aile des choses ? La poésie lyrique, les rêves, les battements du coeur, les grands élans de l'héroïsme et du sacrifice, nous les avons confiés à l'espace, aux brises soyeuses, aux soirs frémissants d'astres, au consolant matin."




Rêverie sur la voie Appienne

Anna de Noailles, Exactitudes, 1930



Le poids de la gloire...

SAINT AUGUSTIN



Dans la félicité stable du printemps romain, on voit s'arracher des ténèbres et s'installer chaque jour l'azur compacte, amoncelé, d'un bleu vertigineux, bleu comme la tombe est noire, comme l'infini est infini. Les collines, avec leurs bouquets de pins, leurs moissons de blé vert pressurées et comme exténuées de soleil, semblent se dissoudre en vapeur diamantée. Jaillissant d'un sombre et bref feuillage, un couvent, une villa étalent la couleur safranée des tomates cuites à l'huile ou le rouge désaltérant des grains de la grenade. Plus loin, les monts bleuâtres, teintés d'un peu de neige, se soulèvent et s'allongent avec tant de miroitante élasticité qu'ils semblent respirer d'un souffle héroïque ou tendre.

L'herbe éclatante, les boutons d'or, les avoines, le lierre si brillant qu'il semble mêler à la gaieté de l'eau la joie de l'aurore, élancent, pour l'ouïe suavement abusée, un carillon de jubilants grelots. Des roses trop mûres et sur le point de périr sont humides ainsi que de molles pêches. Elles ne se contentent pas d'être respirées, ces fleurs languissantes, mais veulent être goûtées, mordues ; elles offrent à la main qui les soutient leur suc pâle et suave et portent en elles, à cet instant de leur agonie, plus de volupté qu'elles n'en peuvent communiquer.


En dépit de l'éther aux flèches torrides, le matin est frais sur la voie Appienne. Par moments, un fleuve de vent turbulent la parcourt, "plus léger que le liège et plus emporté que la furieuse Adriatique." Les encalyptus, les cyprès renflés, aux sommets balancés, le saule, le pin, le chêne vert, lyres des morts, — frémissent sous le torrent aérien. Pensif et haut, le cyprès veille auprès des tombes. Infatigable interprète, il semble expliquer le mort auprès des dieux épars ou souterrains et intercéder pour lui ; il officie, il psalmodie, vante les mérites de l'antique défunt, se balance, prodigue ses saluts, ne se tait ni ne se repose. Il est le pleureur zélé de la famille ensevelie. Pourtant, ici, la mort est envahie par la vie. Sur ce sol voué aux mânes le printemps rapide tisse ses tapis réjouissants. Cécilia Metella, la plus illustre des défuntes, porte sur son faible crâne enfoui une tour de pierre ocreuse, modelée comme une tiare immense ; de loin en loin s'élèvent ces Babels de vanité au haut desquelles scintille un fin gazon délié, issu de la patience éternelle d'un délicat squelette. Des brebis, dont la sombre laine se confond avec le sol granuleux, promènent à terre leurs fronts courbes, cherchent leur nourriture avare parmi le trèfle incarnat et les fenouils épanouis.


Ô vert printemps qui danse, si léger, au son des crotales, sous le grand ciel tyrrhênien !


Morts antiques que je respire, que je recueille, votre poussière m'est douce, parfumée par le filtre de la terre aux essences agrestes ; elle me traverse dans ce grand courant d'air bleuâtre qui flagelle ce matin la campagne romaine, et vous renaissez en moi, à cette heure agitée où le bleu matin éparpille les fleurs exigues de l'aubépine, où la chaleur perpendiculaire glisse sur mon coeur comme la nappe d'or du soleil sur le sein de Danaé.


Et je songe : Il n'est pas de mort, ô morts ! Vos suprêmes voeux, vous les exprimez désormais par la voix des printemps ressuscités, par ces harpes feuillues que le mobile éther émeut et rend mélodieuses. Votre orgueil, vos lassitudes, vos désirs, vos soupirs livrent leur plainte confuse à la nature dévouée, au vent fidèle. Nous-mêmes, les vivants, que faisons-nous d'autre que de nous dissoudre dans l'évaporation des heures et de flotter sur l'aile des choses ? La poésie lyrique, les rêves, les battements du coeur, les grands élans de l'héroïsme et du sacrifice, nous les avons confiés à l'espace, aux brises soyeuses, aux soirs frémissants d'astres, au consolant matin.


La nature éternelle transfigure et perpétue nos forces éphémères. Entr'ouvert et à moitié englouti, il gît au milieu des glycines, des avoines, des coquelicots, des roses blanches, le temple de Vénus et de Rome ; mais les prières adressées jadis à la déesse exhalent, par les floraisons jaillissantes, leur souffle juvénile.


Et vous-mêmes, jeunes filles de l'antique cité, Sabine et Pétronille, dissoutes ici sous le pin parasol, si réservé qu'il semble épargner l'azur romain, ne déployer sur lui qu'une aile ménagère, vous-mêmes, mortes vierges, que regrettez-vous, que souhaitiez-vous ? Pourquoi votre plainte est-elle plus insistante sur la pierre où s'inscrivent vos noms qui semblent scintiller de pleurs puérils ? Jusque dans l'inanité de votre suprême évanouissement vous nous apparaissez insatisfaites. Vous retenez le passant. Il croit entendre vos voix menues de cigales ensevelies murmurer ces reproches funéraires : Dieu sans pitié, pourquoi as-tu ouvert mes yeux à la lumière pour un si petit nombre d'années ? Ne passe pas si vite devant moi, cher voyageur, je suis habitante de Rome. Ô terre favorisée, jouis bien d'une telle morte ! Je suis morte jeune, privant le monde de ma parure. Arrose ma cendre de tes larmes !



Vierges imprudentes, dont les soupirs regrettent le fiancé et le feux de l'hyménée, qui vous dit que l'âme des femmes, des plus brûlantes femmes au midi de leur vie, n'est pas celle d'une éternelle jeune fille ? Le plus violent des sentiments humains, celui pour lequel l'être souhaite l'être, le profond gémissement créateur, combien de vivantes ne l'ont ressenti sans amertume et sans détresse que dans la solitude rêveuse, dans le silence universel, ou bien livrées aux suaves ondes de la musique, — comme si un dieu invisible des jardins, des nuits chaudes, des sonates passionnées, se réservait le butin de leur suprême faiblesse, et prélevait sur ces tendres et chastes corps le sanglot de l'espérance éperdue et de l'inavouable gratitude ?



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