Réflexions sur Archimède et sa mort, par Georges Tronquart
Dernière mise à jour : 16 oct.
"La présente étude a voulu rappeler que l'ombre d'Archimède appartient pour toujours au monde des vivants."
Archimedes Thoughtful
Domenico Fetti (1620 CE)
Georges Tronquart
Quelques réflexions sur Archimède et sa mort
Extraits
Bulletin de l'Association Guillaume Budé, n°3, octobre 1966.
Archimède (c'est-à-dire "maître dans l'art de réfléchir ou d'inventer" ; autrement dit, Archimède a reçu son nom définitif non pas de ses parents mais d'un de ses maîtres comme Théophraste reçut le sien d'Aristote) a vécu à Syracuse, où il est mort en 211 avant Jésus-Christ après un siège de trois ans.
(...)
Les légendes qui entourent la mort d'Archimède sont une autre expression de son génie. Tite-Live (XXV, 31) et Valère- Maxime (VIII, 7) nous donnent chacun une version, et Plutarque trois autres de la mort d'Archimède, soit cinq versions qui se recoupent mais qui soulignent chacune un aspect particulier du personnage. Livrons-nous à un petit exercice de critique des textes. Le texte de Tite-Live, écrit sous Auguste, est court ; il attribue la mort du savant au fait que, dans le tumulte de la prise de Syracuse, il était si concentré « à considérer des figures qu'il avait dessinées sur la poussière » qu'il n'aurait pas même songé à dire son nom pour se faire reconnaître.
Valère-Maxime, reprend, sous Tibère, la même idée mais laisse entendre qu'Archimède n'aurait pas pu signaler son identité, tendu qu'il était dans sa recherche, au moment où toutes les données du problème doivent être présentes à l'esprit ; c'est-à-dire qu'il n'aurait pu descendre alors du pian de l'abstraction à celui du temporel mais seulement faire un geste pour protéger, non pas sa peau, mais la figure géométrique sacrée à laquelle était suspendu à ce moment le meilleur de sa vie.
Marcellus, enfin maître de Syracuse, n'ignorait pas que c'étaient les machines de ce géomètre qui avaient si longtemps retardé sa victoire. Toutefois, plein d'admiration pour son rare génie, il donna ordre d'épargner ses jours, se promettant presque autant de gloire de la conservation d'Archimède que de la prise de Syracuse. Mais tandis que celui-ci, l'oeil et l'attention fixés sur la terre, y traçait des figures, un soldat qui s'était jeté dans sa maison pour la piller leva sur lui son glaive, en lui demandant qui il était. Archimède, tout entier au problème dont il cherchait la solution, ne put lui dire son nom, mais, lui montrant le sable sillonné de lignes : « De grâce, lui dit-il, ne le brouille point ! ».
Avec Plutarque, qui écrit vers 100 après Jésus- Christ, l'épisode fatal est plus nuancé car c'est un Grec qui parle d'un de ses illustres ancêtres et c'est un moraliste, même en histoire, comme il a tenu à le préciser lui-même en tête de la Vie de Paul-Émile et de celle d'Alexandre. Le texte mérite d'être rappelé :
Je n'ai pas appris à écrire des histoires, mais des vies seulement, et les plus hauts faits et les plus glorieux exploits ne sont pas toujours ceux qui montrent le mieux le vice ou la vertu de l'homme, mais bien souvent une légère chose, une parole ou un jeu mettent plus clairement en évidence le naturel de personnes que ne font des défaites où il sera demeuré dix mille hommes morts, ni les grosses batailles, ni les prises de villes par siège ni par assaut. Tout ainsi donc comme les peintres qui portraitent au vif recherchent les ressemblances seulement ou principalement en la face et aux traits du visage sur lesquels se voit comme une image empreinte des moeurs et du naturel des hommes, sans guère se soucier des autres parties du corps, aussi nous doit-on concéder que nous allions principalement recherchant les signes de l'âme, et par iceux formant un portrait au naturel de la vie et des moeurs d'un chacun, en laissant aux historiens à écrire les guerres, les batailles et autres telles grandeurs.
Donc, Plutarque énumère trois versions de la mort du grand homme : dans la première, on retrouve comme chez Tite-Live sa concentration extraordinaire de pensée en plein tumulte ; mais Plutarque y ajoute le refus de se rendre chez Marcellus pour ne pas laisser en chantier un problème inachevé. Qu'est-ce qu'un ordre militaire pour un contemplatif ? Qu'est-ce qu'un importun pour un passionné qui nage dans l'absolu ? Songez au coup de sonnette ou de téléphone qui vous dérange au milieu d'un concerto de Mozart....
Sa deuxième version est plus abrupte : le soldat n'aurait pas tué dans un mouvement de colère, sous prétexte qu'Archimède aurait refusé de le suivre auprès de Marcellus qui avait donné ordre de l'amener vivant, mais il aurait tué d'entrée de jeu comme un sauvage se livrant au pillage et au massacre, pour se venger d'une ville qui avait donné du fil à retordre aux assiégeants, trois années durant. Devant la force vive du Romain, quelle attitude prit alors le prince de l'esprit ? Il usa de politesse (comme s'il était question de politesse à pareille heure !) et il le supplia d'attendre un instant.
Je vois là une réaction de tout l'être pour sauver quelque chose de sacré, et plus précisément pour ne pas priver la postérité d'une découverte mathématique puisqu'enfin, en levant les yeux, il venait d'apercevoir que sa dernière heure était venue. A la lumière d'un poème comme La Bouteille à la Mer ou de telle page de Terre des hommes, le dernier geste du savant a, dans un cercle d'humanistes, quelque chose de bouleversant :
« Être homme, c'est être responsable... c'est sentir, en posant sa pierre, que l'on contribue à bâtir le monde ».
Mais écoutons Vigny nous le dire en vers :
Son sacrifice est fait ; mais il faut que la terre
Recueille du travail le pieux monument.
C'est le journal savant, le calcul solitaire,
Plus rare que la perle et que le diamant ;
C'est la carte des flots faite dans la tempête,
La carte de l'écueil qui va briser sa tête :
Aux voyageurs futurs sublime testament.
(...) Il sourit en songeant que ce fragile verre
Portera sa pensée et son nom jusqu'au port ;
Que d'une île inconnue il agrandit la terre ;
Qu'il marque un nouvel astre et le confie au sort ;
Que Dieu peut bien permettre à des eaux insensées
De perdre des vaisseaux, mais non pas des pensées ;
Et qu'avec un flacon il a vaincu la mort.
La troisième version que rapporte Plutarque n'est en apparence que sordide : à l'heure du butin, des Romains tuent Archimède porteur d'une boîte qu'ils croient pleine d'or... Ici encore, remarquons l'intention du mathématicien : à l'heure du sauvequi- peut, il emmène ce qu'il a de plus précieux, non pas sa fortune, mais quelques instruments de mathématiques ou d'astronomie, — et il va les mettre sous la protection de qui ?... du général ennemi ; c'est dire qu'il joue le grand jeu, que cet aristocrate de l'esprit espère trouver de l'estime et de l'esprit dans la personne de Marcellus, au-dessus de la mêlée ; un peu comme si, à la veille de l'évacuation de Paris qu'Hitler avait ordonné de faire précéder de la destruction de la capitale, un membre de l'Institut était allé confier, en désespoir de cause, un document de première grandeur au général D. von Choltitz, grâce auquel Paris n'a pas sauté. J'imagine que l'histoire d'Alexandre et déjà L'Illiade, cette Bible des Grecs, auront fait espérer à Archimède un mouvement de clémence et d'humanité de la part du barbare. Oui, elle est édifiante aussi, cette troisième version.
Car Archimède a encore de riches leçons à donner à ses lointains descendants que nous sommes. Il nous apprend à nous concentrer dans notre travail si nous voulons faire oeuvre qui vaille, et non à nous contenter de gratter l'épiderme des problèmes que la vie nous propose ; à ne pas badiner avec le travail mais à nous appliquer avec toute notre tête ; rien du reste du monde, provisoirement, ne doit plus compter. Plutarque rapporte qu'il en oubliait de manger, qu'il fallait le traîner aux bains, « si fort épris et ravi de la douceur et des attraits de cette Sirène, laquelle était, par manière de dire, logée en lui » (Vie, XXVII) ; et l'on sait qu'un jour il traversa tout nu, non pas Syracuse, mais sa maison en criant : « Eurêka ! »
On voudrait avoir un buste fidèle d'Archimède pour lire dans son regard sa volonté têtue de penser. Hélas ! on n'a conservé qu'une seule monnaie frappée à son effigie. Archimède nous apprend aussi à voir, et à bien voir. Songeons à la découverte du principe qui porte son nom. Il avait à prouver que l'orfèvre du tyran avait ou n'avait pas mêlé d'argent à l'or d'une couronne vouée aux dieux : il entre dans son bain, constate que sa jambe devient plus légère... et fait un rapprochement imprévu avec le poids de l'eau qui déborde ! Vitruve a conté l'histoire.
Il nous enseigne à viser à l'élégance dans nos travaux, et non seulement à nous satisfaire de consciencieuses solutions. S'il y a plusieurs façons de rédiger une dissertation, une version, un problème ou un rapport d'administration, la plus élégante sera toujours nécessairement la meilleure, car elle traduira un raffinement intérieur auquel ne résistent pas les peuples civilisés. Voyez l'élégance de Mozart, de La Fontaine, de Platon, de tel traducteur de Tacite (Burnouf, par exemple) ou de Goethe (par exemple, Nerval) ; voyez l'économie de moyens dans les oeuvres d'un Léonard de Vinci ou d'un Le Corbusier, fines fleurs de l'esprit humain qui semblent s'être épanouies toutes seules, sans effort, parce que l'effort a été dominé.
Ainsi des démonstrations d'Archimède, qui avaient le sourire de la grâce et font songer au mot de Pascal : « Comme on dit beauté poétique, on devrait dire beauté géométrique. »
(...)
Archimède nous apprend à tous la générosité, plus forte même que la peur de la mort. Guillaumet s'accroche à la paroi de la montagne pour sauver le trésor de lettres qu'il a charge de faire parvenir à des inconnus qu'il n'a jamais vus ni ne verra de sa vie ; Archimède demande au soldat de ne pas le supprimer avant de l'avoir laissé transmettre son dernier message au monde. Ici, la vocation de savant confine à l'héroïsme ou à la sainteté.
N'oublions pas que, pour un Grec, l'adjectif savant est indissociable de l'adjectif sage, que la langue grecque n'a qu'un mot pour exprimer ces deux notions tragiquement distinctes dans les temps modernes. Enfin, le meurtre de 211 nous enseignerait, au besoin, la monstruosité des guerres. Valère-Maxime l'a exprimée dans un raccourci saisissant :
Le soldat, voyant dans cette réponse une insulte au pouvoir des vainqueurs, lui trancha la tête, et le sang d' Archimède confondit l'ouvrage de sa science.
Le sabre et l'esprit : deux forces qui, par leur affrontement, font la tragédie de l'histoire du genre humain. Pour un soldat déchaîné, qu'est-ce qu'une figure de géométrie tracée dans le sable ? Pour un homme de l'esprit, qu'est-ce qu'un misérable armé d'une épée ? Pascal l'a dit mieux que personne, dans la concision élégante d' Archimède :
« La grandeur des gens d'esprit est invisible aux rois, aux riches, aux capitaines, à tous ces grands de chair » ; puis, la passion aidant : Les grands génies ont leur empire, leur éclat, leur grandeur, leur victoire, leur lustre, et n'ont nul besoin des grandeurs charnelles où elles n'ont pas de rapport. Ils sont vus non des yeux, mais des esprits, c'est assez (....) Archimède, sans éclat, serait en même vénération. Il n'a pas donné de batailles pour les yeux, mais il a fourni à tous les esprits ses inventions. Oh ! qu'il a éclaté aux esprits !
La mort d' Archimède transcende les siècles. Elle n'a rien à voir avec la victoire des légions d'un certain Marcellus — au reste généreux capitaine, comme nous l'apprend Plutarque — pas plus que la mort de Brasillach tombant sous les balles après une incarcération passée à traduire pour toujours une merveilleuse anthologie des poètes grecs, pas plus que celle d'André Chénier « au col dégrafé », montant à l'échafaud après avoir lancé ses Iambes vengeurs à la face des « bourreaux barbouilleurs de lois » ; pas plus que celle de Max Jacob ou de Robert Desnos, victimes de la barbarie nazie, — de Robert Desnos, sur le dernier poème duquel, écrit à Buchenwald, je vous propose de clore cet hommage rendu imprudemment par un littéraire au « prince » des géomètres :
J'ai rêvé tellement fort de toi,
J'ai tellement marché, tellement parlé,
Tellement aimé ton ombre,
Qu'il ne me reste plus rien de toi.
Il me reste d'être l'ombre parmi les ombres
D'être cent fois plus l'ombre que l'ombre
D'être l'ombre qui viendra et reviendra
Dans ta vie ensoleillée.
La présente étude a voulu rappeler que l'ombre d'Archimède appartient pour toujours au monde des vivants.
Georges Tronquart