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Photo du rédacteurIrène de Palacio

Une brève analyse de La Nuit, de Rodolphe Darzens (1885)


"Mon âme entière vibre en moi : je suis l'église Où son métal plaintif tinte quand vient le soir ; Et mon cœur, au sursaut rhythmique, est l'encensoir Ou ma douleur se fond et se volatilise".

Rodolphe Darzens, "Mélancolie du soir".

La Nuit, 1885


Gauche : Rodolphe Darzens, portrait gravé d'après une photographie, publié dans Anthologie des poètes français du XIXème siècle (Alphonse Lemerre, Paris, 1888)

Droite : Photographie de Rodolphe Darzens, reproduite dans le quotidien Excelsior.



Le ciel, éblouissant d'escarboucles et d'ors

S'éteint ; et dans la tiède et vespérale haleine,

Les ombres de la nuit s'élèvent sur la plaine

Majestueusement, comme un vol de condors.


C'est le moment, ô Terre, où tu t'endors,

Pourtant, l'obscurité de ton sommeil, est pleine

De bruits, sourds battements d'aile d'une phalène,

Echos lointains, pareils à ceux des corridors.


Ainsi survient de lourde obscurité suivie

Quand resplendit encor le soleil de la vie

La Mort, semblable à quelque oiseau sombre du soir.


Âme, tu peux dormir alors ; pourtant la tombe

Après qu'on la bénie avec des encensoirs

S'emplit de longs sanglots dès que la pierre tombe.


"Le Sommeil des choses"



C'est du recueil La Nuit — Premières poésies (1882-1884) de Rodolphe Darzens que sont tirés ces vers. Le recueil fut publié la même année que le célèbre A Rebours de Huysmans ; c’est l’époque des crépuscules, bien plus que des aurores. La poésie symboliste décline alors le thème nocturne sous toutes ses formes, de l’allusion picturale à l’évocation musicale (voir l’engouement pour Chopin, et les « nocturnes » poétiques).

Darzens a joué un rôle phare à la fin du XIXe siècle ; par sa participation au Chat Noir, bien sûr, mais aussi pour ses contributions nombreuses à la poésie et au théâtre symbolistes. Il a dix-neuf ans lorsqu’il publie La Nuit, qu’il a commencé à composer en 1882. La vie nocturne chez Darzens, toujours sévère, intransigeante, impénétrable, s'y déploie sous la forme de paysages, réels ou métaphoriques, et débouche sur une réflexion symbolique ; elle conduit en tout cas, invariablement, au déclin, et à la pensée de la mort. L'heure crépusculaire associée à la noire mélancolie se retrouve souvent chez Darzens de manière explicite ("Automne triste", "Mélancolie du soir", "L'Ennui du temps"...).

"Ainsi survient de lourde obscurité suivie

Quand resplendit encor le soleil de la vie

La Mort, semblable à quelque oiseau sombre du soir"


Une section intitulée "Minuits" dépeint des paysages lunaires plus symbolistes que décadents.


"Glissent les vols obscurs, tièdes, des souris chauves.

Noctivagues et noirs esprits

Que la lune caresse avec des lueurs mauves,

Consolatrice des proscrits"


On trouve un "hibou des minuits" ("Eau-forte") à côté des chauves-souris, accompagné de serpents, de crapauds, et de toutes sortes d'animaux nocturnes faisant graduellement passer le paysage apaisé du soir vers l’horreur d’une nuit fantastique à la E. A. Poe. Et lorsque la femme aimée devient une créature nocturne, c'est l’inspiration baudelairienne qui se déploie. Ici dans "Oraison" :


"Ô ma blonde inconnue, au fond de tes yeux noirs

Qui semblaient refléter sans cesse un ciel nocturne,

J'ai versé le parfum de mon âme, cette urne,

[…]

J'ai dans l'ombre et dans l'or clair de ta chevelure

Obscure et lumineuse ainsi qu'une forêt"


Un clair-obscur se dessine. Ce contraste entre l'ombre et la lumière se retrouve d'ailleurs dans « Litanie crépusculaire » ; l’amante blonde, associée à un "amour lumineux", porte dans ses yeux un "deuil" — autre façon d’évoquer l’obscurité. Dans "L’Incomparable", la maîtresse, véritable femme fatale, cumule les clichés post-baudelairiens : chevelure de ténèbres, envoûtement satanique :


"Qu'est-ce « la nuit » auprès de tes cheveux malsains

Où, dans les replis lourds, rôde un arôme louche ?"


Le titre du recueil est ainsi en quelque sorte repris ici, en italiques et entre guillemets, au centre d’un poème, qui est au centre du livre lui-même. L’évocation de la sensualité se fait presque systématiquement sur fond de nuit luxurieuse, comme dans "Vieilles voluptés", où l’on retrouve encore le parfum baudelairien et l’utilisation d’un vocabulaire précieux, artiste : "Et l'obscurité des nuits odorées !", ou dans le poème suivant, "Visions nocturnes" :


"Dans mes fébriles nuits des rêves érotiques

Hantent magiquement les coins de mon cerveau"


La nuit devient ici le cadre dans lequel se présente, à l’imagination du poète, le souvenir des corps voluptueux de ses anciennes amantes :


"sur le fond obscur et terne des nuits denses,

— Semblables à de noirs suaires dépliés"


Elle devient également le décor de ces évocations érotiques ; une sorte de toile de fond, encore rattachée, et de manière accentuée, au motif funèbre. Mais La Nuit, ce sont aussi des poèmes qui n’ont pas directement de lien avec la période temporelle qui succède au jour, ni même avec l’obscurité, réelle ou métaphorique ; ce sont aussi tous les thèmes liés à la laideur, la monstruosité. Le mal. Parfois, les thèmes sont mêlés, comme dans "Ancien amour", où le crépuscule, l’ennui, la prostitution et la mort se conjuguent, s’ouvrant sur un paysage urbain où la prostituée erre à la nuit tombante, et s’achevant sur une allégorie :


"A l'heure où la tombée opaline du jour

Dans l'ombre bruissante au fond du carrefour

Se constelle des points lumineux des lanternes

[…]

Et ce repos sera la Mort, ce lit, la Terre."


Une fois encore, la nuit conduit à la mort. On voit que le thème peut être évoqué avec douceur, mais aussi dans ce qu’il a de plus macabre ; ossements, sépulcres, putréfaction. Comme dans "Navigation future", dont les premiers vers donnent le ton :


"L'Horreur sera le lac sinistre où, lorsqu'au ciel,

Comme un voile tendu viendra la nuit funèbre"


Dans cette veine, il faut mentionner le poème "Le cercueil", où la nuit est encore une fois le cadre d’une série de métaphores et de comparaisons explicites :


"Tel, mon amour pourri suinte une odeur bizarre

Qui de l'abîme obscur s'élève avec lenteur"


Le recueil s’achève sur la section "Aubes", apportant une forme de "lumière de rédemption" après l’évocation des ténèbres. Pourtant, ces aubes ne sont jamais vraiment lumineuses ; certes, le printemps pointe le bout de son nez, dans "Avril tiède", par exemple. Mais ce sont l’automne, l’hiver, la luxure qui prédominent, et la nuit. Toujours la nuit.


"A travers le silence et la froideur des nuits

J'ai marché, dans l'espoir de calmer mes ennuis"


De la même façon, si le soleil se lève sur la ville, il ne se lève pas pour le poète, qui reste en proie à la nuit de son âme :


"Mais le soleil intime et radieux, l'espoir,

Dans mon âme, nuit sombre, autre firmament noir,

En même temps ne s'est pas levé"


Enfin, la femme est toujours désespérément évocatrice du cercueil et du sépulcre. Et, même attiédie, la nuit est toujours présente. Elle associe deux thèmes légèrement dissonants, mais que le poète développe simultanément dans le recueil : la douceur de la mélancolie et l’horreur de la décomposition. La nuit est en même temps apaisement du soir et ténèbres de la tombe. Les deux réseaux d’images se rencontrent et fusionnent :


"Pendant ces nuits d'hiver tiède et mélancolique.

Tombe vivante !"


Les vers de "L’Ennui du temps", à la fin du recueil, donnent peut-être la clef de l’ouvrage. Le jour vient "corriger" l’obscurité, et achever le recueil sur une fin heureuse. Darzens exprime un spleen, une fatigue de vivre qui traverse la nuit et le jour. Sa nuit symbolique, il la porte en lui, et rien ne peut en triompher.


"Pareil au sentiment d'un impossible amour,

J'emporte dans la Nuit avec l'effroi du Jour

Le douloureux désir de le sentir renaître,

Comme, avec l'âpre espoir de l'Aube, tout mon être


A le regret du calme auguste des Minuits

- Ainsi - toujours lassé -, je puise mes ennuis

Alternativement dans la Peur des Ténèbres

Qui viennent me couvrir de leurs voiles funèbres,

Et dans l'insurmontable horreur qui me poursuit,

- Dès que le faible et pâle éclairement, qui luit

A l'horizon, présage au monde la Lumière —,

Du Jour qui brille encor comme à l'aube première."

Le poème se clôt avec l’évocation de cette lassitude devant l’éternelle succession du jour et de la nuit. Plus qu’une opposition entre les maléfices de la nuit et la gaieté du jour, il s'agit d'un constat d’ennui de vivre qui ne quitte jamais le poète, — à aucun moment de la journée, et en aucune période de sa vie.

"Les mêmes depuis lors recommencés sans cesse

Et nous avons en nous l'ineffable tristesse

Qui s'augmente depuis les ans accumulés,

Du premier désespoir aux siècles reculés,

De voir qu'au jour la nuit succède, et qu'après elle

Le jour revient, mortel aux jours qu'il cisèle."



© Collection personnelle

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