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Rilke et Pessoa : La Confusion du Monde Moderne (#1)

Dernière mise à jour : 10 avr.




Extraits de :

Béatrice Guéna

L’Invention de soi : Rilke, Kafka, Pessoa



Peter Lang, 2011, Comparatisme et Société

Open Source Pdf : HAL Id: hal-02915906





Se tirer soi-même hors du marécage



A. Mouvement dans la pénombre


La Décadence




« Être homme, c’est savoir qu’on ne comprend pas l’univers. »


Fernando Pessoa

Livre de I'Intranquillité



Rilke, Kafka et Pessoa sont d’une génération née dans l’angoisse métaphysique d’avoir perdu cette fusion avec les choses qu’enseignait le paganisme du monde antique. Ils vivent dans un monde qui a oublié le sens du mystère, c’est-à-dire le destin commun des hommes et des choses. Au début du XXe siècle, Max Weber développe un concept promis à une grande postérité, celui de « désenchantement du monde », c’est-à-dire le retrait de Dieu du monde humain et naturel. Désormais, la rationalisation remplace la vision magique. En 1881-1882, Nietzsche proclame :


« Le plus grand événement récent – à savoir que « Dieu est mort », que la croyance au Dieu chrétien est tombée en discrédit – commence dès maintenant à étendre son ombre sur l’Europe. »


Georges Lukács, dans La Théorie du roman, écrit que l’époque contemporaine a brisé le « cercle métaphysique » à l’intérieur duquel vivaient les Grecs, et que nous nous sommes par conséquent trouvés dans un monde trop vaste.


Malte Laurids Brigge vit dans l’univers de la rupture et de la séparation. Dressant le bilan de la civilisation, il constate que l’on en est resté « à la surface de la vie ». L’histoire, qui n’a pas tenu compte des individus, est fausse. Les hommes du monde moderne se sont coupés à la fois des objets et des bêtes. Ils ne savent plus prendre soin des premiers, détruisant même ceux qu’ils offrent au jeune Malte pour son anniversaire. Quant aux Schulin, auxquels la famille Brigge rend visite, ils sont incapables de voir le fantôme de leur maison disparue dans un incendie, car « ils n’y vont naturellement que lorsqu’elle n’est pas là. » L’ignorance du mystère se manifeste, lors de la mort du chambellan, par le bris d’objets, au fragment 8. Alors que ces collections, comme dans les cabinets de curiosité, ont été rassemblées afin de refléter et comprendre l’univers, les hommes de l’époque de Rilke entrent dans cette « Wunderkammer » et la saccagent. Non contents de briser les objets, les hommes les pervertissent. Malte déplore la dégénérescence des choses qui imitent la vie absurde des hommes.


À cette décadence, Malte oppose une époque antérieure, à travers la figure de La Dame à la Licorne, qu’il contemple au musée de Cluny. Celle-ci est en effet représentée avec des objets symboliques, attentive à sa parure, à la coupe, aux fleurs et aux bijoux qu’on lui tend, ou au miroir qu’elle tient. Les jeunes filles présentes dans le musée ont perdu la lenteur hiératique des gestes de la Dame. Elles se jettent dans des actions sans valeur symbolique, se contentant de reproduire, par le dessin, ce qui les entoure, au lieu de se laisser imprégner par les choses. La Dame est entourée d’animaux héraldiques. Les animaux, pour Rilke, ont partie liée avec le mystère. Les chiens sont présents dans la chambre du chambellan lorsqu’il meurt, et le chien Cavalier sait voir le fantôme d’Ingeborg. Malte rêve d’une harmonie entre l’homme et l’animal, comme sur les tapisseries et les portraits.


Le cavalier qu’il dessine, lors de l’épisode de la main, témoigne de cette nostalgie. Mais l’échec symbolique se manifeste dans le fait que le jeune garçon, qui était juché sur sa chaise comme sur une monture, doit en descendre pour aller à la recherche de son crayon. Les hommes sont donc l’instrument de cette perte de l’unité. Lorsque le Secret pourrait leur être révélé, par l’intermédiaire d’une actrice tragique dont le coeur devenait « une réalité immense », ignorants, ils éclatent en applaudissements « comme s’ils voulaient détourner l’ultime moment, qui les aurait contraints à changer leur vie. »


Dans le monde moderne, l’homme erre en étranger. « Nous ne sommes pas si confiants que cela sous nos toits / dans l’univers expliqué », écrira Rilke dans la première Élégie. À propos des Carnets, il écrit à Lotte Hepner qu’il a voulu exprimer cela :


« Comment peut-on vivre, quand tous les éléments de cette vie nous restent absolument impénétrables ? »


L’ensemble du fragment 14 des Carnets est une Kulturkritik. En une genèse inversée, il décline sept versets qui remettent en cause tous les fondements de la civilisation, le septième étant consacré, non au repos de Dieu, mais à sa réfutation en tant que créateur universel. Ce n’est pas seulement le monde moderne que Malte critique, mais les millénaires qui se sont écoulés, et qu’a marqués la présence de l’homme sur la Terre. Il reproche à la civilisation, à la religion, à la philosophie, d’avoir camouflé jusqu’à la surface des choses. Malte regrette la dégénérescence des grandes lignées aristocratiques, l’éclatement des familles. Les jeunes filles portent des robes qui ne sont pas boutonnées dans le dos, car celles-ci n’avaient pas été conçues pour la solitude des grandes villes. Elles veulent changer, et se perdent dans la recherche de plaisirs. L’homme moderne se perd dans des occupations qui l’éloignent de son destin. Il est semblable à un couvercle, qui, posé de travers sur une boîte, roule à terre avec un bruit de ferraille. Ce mouvement perpétuel de la modernité, cette instabilité de tout est cause d’un vacarme épouvantable.


(...)


Soares déplore, dans Le Livre de l'intranquillité, l’oubli du sens du Secret, et même cette ignorance des hommes qu’il puisse y avoir un Secret :


« Le mystère de la vie nous meurtrit et nous effraie de multiples manières. […] Il se trouve derrière nous, visible seulement si l’on ne se retourne pas pour voir, et c’est la vérité tout entière qui révèle son horreur insondable – celle de nous rester inconnue. »


La plupart des hommes se contentent d’une vie superficielle. « le quotidien frôle le mystère », mais l’homme ne le voit pas. Le garçon de café et le commis sont les représentants de cette humanité inconsciente, qu’amuse le spectacle de l’existence. Chez Rilke, ils rient au passage de l’épileptique. Chez Pessoa, le garçon de café est le symbole de cette humanité qui vit sans angoisse métaphysique. Au fragment 171, il mène sa vie monotone, déposant des cafés sur d’innombrables tables. Le coiffeur, le cuisinier, sont autant d’avatars de ce premier personnage. Le cuisinier, quant à lui, se laisse distraire par le spectacle de la rue.

Soares constate que c’est cette humanité-là qui vit dans le bonheur. Lui-même a le sentiment d’avoir passé la plus grande partie de sa vie dans cette inconscience :


« L’impression que j’ai de moi-même, c’est celle d’un homme se réveillant d’un sommeil peuplé de rêves réels ».


Il a vécu, comme la plupart des hommes, dans « la pénombre du cachot ». Cette image évoque la misère pascalienne de l’homme sans Dieu. L’humanité prend rarement conscience de sa condition. « Nous dormons la vie, éternels enfants du Destin », écrit le lisboète. Les êtres humains ne sont alors que des « fantoches mus par des ficelles ». Les différences qui les séparent, qu’elles soient intellectuelles ou physiques, ne sont rien à l’aune de ce destin commun. La fraternité se constitue par le négatif.


Si, chez Kafka il y a peut-être un secret que nous ne savons pas découvrir, la position de Soares est plus ambiguë. D’un côté, il déplore la perte du lien spirituel avec le monde. D’un autre côté, il nie l’existence du Mystère. Sa conception est plus désespérante, car elle suppose une absence de transcendance. Le seul secret révélé par la conscience, c’est notre condition mortelle.


Soares voit dans la modernité l’émergence de la conscience réflexive. L’incrédulité moderne a laissé l’individu livré à lui-même, avec la conscience tragique de sa condition humaine, « avec le désespoir de se sentir vivre ». L’intuition centrale de Pessoa, selon Robert Bréchon,


c’est que le phénomène qui a fondé la culture européenne et en a fait la grandeur a fini par causer son malheur. Ce phénomène, c’est celui de la conscience réflexive. En Pessoa, c’est toute une culture, la nôtre, qui parvenue à l’extrême du possible se retourne contre elle-même pour se contester.


Les précurseurs de Pessoa ont pour nom Socrate, Hamlet, Faust.


« Socrate illustre l’avènement triomphal de la conscience de soi ; Hamlet se situe au moment de rupture de son équilibre ; Faust en consomme la perversion et le déclin. »


Ne pouvant se reposer ni dans le passé ni dans l’avenir, sa génération n’a plus d’autre refuge, d’"autre toit" que le présent. Le sujet qui prend conscience de son destin se trouve séparé du monde et des significations familières. Il ne coïncide plus avec l’univers qui l’entoure, et tout lui semble étranger, comme s’il naissait brusquement et n’avait pu faire l’apprentissage de son environnement : « Je suis, écrit Soares, comme un voyageur se retrouvant soudain dans une ville inconnue, sans savoir comment il y est parvenu. »


Ce qui est perdu, c’est la connivence que des siècles de civilisation et l’éducation d’un individu lui ont permis d’établir avec le monde dans lequel il vit. Soares est semblable à « ces gens qui perdent la mémoire, et qui deviennent un autre pendant très longtemps. » Et d’ajouter : « J’ai été moi-même un autre pendant très longtemps – depuis ma naissance, depuis la conscience ». Ici, Soares redevient comme un enfant, et s’étonne de tout, saisi par « une stupeur métaphysique ». Or prendre conscience, c’est s’apercevoir qu’on est étranger. « Éternel nomade », le sujet ne sait plus habiter l’univers, comme le faisait l’homme de l’âge classique, qui connaissait « le langage des fleurs et des choses muettes », pour reprendre le vers baudelairien, et à qui le monde, rempli de présences divines à son image, parlait.


« Tout ce que nous sommes est une impression étrangère à nous-mêmes ». La vie humaine est « une note en marge d’un texte totalement effacé. » Ce qui a été perdu, c’est le sens. « Nous ne nous accomplissons jamais », écrit Soares. « Nous sommes deux abîmes face à face – un puits contemplant le Ciel. » Cette image très pascalienne fait référence à la condition humaine, mais chez Pascal, le Ciel est habité, tandis que chez Pessoa il s’agit d’un abîme. Amère parodie de représentations antiques et humanistes de l’homme comme miroir de la création, reflet du cosmos, cette formule renvoie dos à dos un univers vide et une humanité misérable. Comme le Lenz de Büchner, que la négation du Dieu et de la création entraîne dans le gouffre, le sujet pessoen est suspendu dans le vide. Tout est néant, et reflet du néant. S’il y a une transcendance, ce ne peut être qu’un « subterfuge ».


La « salade collective de l’existence » lui apparaît lors de ses déambulations dans Lisbonne. Le monde, comme dans les « Correspondances » de Baudelaire, est peuplé de « confuses paroles », mais, chez Pessoa, elles ne sont l’expression d’aucun symbole. Il n’y a aucun sens à déchiffrer :


« Le monde entier est confus, comme des voix perdues dans la nuit. »



(...)


* * *

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