Irène de Palacio
il y a 2 jours
Dernière mise à jour : 15 mars 2021
René Huyghe de l'Académie Française (1906–1997)
(Portrait par le peintre portugais Médina)
{René Huyghe, né le 3 mai 1906 à Arras et mort le 5 février 1997 à Paris, est un conservateur de musée, historien de l'art et psychologue de l'art français. Il est notamment conservateur du musée du Louvre, professeur au Collège de France et membre de l'Académie française. Wikipédia}
"La civilisation du livre, si elle avait systématisé les moyens d'échange entre les hommes, avait du moins favorisé l'individualisme : la lecture se pratique isolément ; elle apporte ses matériaux intellectualisés devant le tribunal intérieur qui, sauvegardé dans son retrait, peut choisir, agglomérer à sa guise les éléments dont il entend nous enrichir. Mais elle est minée depuis plus d'un siècle. Dès 1819, Lamennais, dans ses Mélanges religieux et philosophiques, jetait un cri d'alarme :
« On ne lit plus, on n'a plus le temps. L'esprit est appelé à la fois de trop de côtés; il faut lui parler vite où il passe. Mais il y a des choses qui ne peuvent être dites, ni comprises si vite, et ce sont les plus importantes pour l'homme. Cette accélération de mouvement qui ne permet de rien enchaîner, de rien méditer, suffirait seule pour affaiblir et, à la longue, pour détruire entièrement la raison humaine. »
1819 ! La phrase resta inaperçue. Elle s'éclaire maintenant d'un jour brutal. La civilisation de l'image envahit, occupe la personne comme un terrain conquis ; elle ne laisse plus le temps d'examiner et d'assimiler ; elle impose ses brusques et rapides intrusions et son rythme autoritaire. Le spectateur (ou l'auditeur des images sonores) n'est plus qu'un engrenage emboîté sur la roue motrice. Huxley, dans En Marge, a pu dresser le bilan de l'évolution dénoncée par Lamennais : le livre a été supplanté par le cinéma."
Dialogue avec le visible
"Fait divers terrorisant et "sex-appeal" sont devenus les deux ressorts de l'attention publique. Un seul mot couvre de sa clameur répétée le placard de publicité ou l'annonce de spectacles : Sensation ! Sensationnel ! L'anglicisme répond, en écho : Exciting ! C'est ce que Valéry appelait "la rhétorique du choc". Et l'image, simplifiée, étalée, provocante, tonitruant de ses couleurs et de ses formes ramassées, devient l'instrument d'un racolage universel qu'attend l'avidité des regards et qui déclenche dans les centres nerveux les réflexes de convoitise, d'appétit."
Dialogue avec le visible
"Une revue française a eu l'idée d'interviewer un jeune fanatique de la télévision, âgé de dix-huit ans et nommé Gérard. Ce spectateur qui suivait les émissions depuis l'âge de dix ans avait abouti à une véritable intoxication ; il avouait lui-même : "Je suis comme un alcoolique, j'ai besoin de ma ration d'images trois ou quatre heures par jour !"
Il confessait : "Je n'achète aucun livre. La télévision a remplacé tout ça", et il ajoute : "Elle l'a remplacé par le confort, un fauteuil, un verre", soulignant ainsi l'allure éminemment inactive de sa réceptivité. Il terminait enfin par cet aveu terrible, surtout dans la bouche d'un adolescent arrivé au moment où il faut aborder la vie à la fois avec enthousiasme et avec ses capacités propres : "La télévision m'évite de m'ennuyer. C'est un moyen de tuer le temps. Rien dans la vie ne m'intéresse. La télévision me fait oublier que je n'ai pas de but."
On est obligé de penser que cet exercice constant de la passivité, entraîné par l'abus de ce qu'on pourrait appeler l'image autoritaire, avait grandement contribué à casser le ressort personnel de cet être désormais inapte à remplir son rôle social, du moment qu'on n'entend pas le réduire à celui d'une unité anonyme dans une masse dirigée.
Voici où l'Art, qui use du même moyen fondamental, l'image, agit comme un contrepoison providentiel. Car l'image y est à la fois le signe et le ferment : la liberté ! Elle en est le signe parce qu'elle exprime le pouvoir de l'artiste de créer une vision nouvelle, qui, au lieu d'appauvrir le monde en le stéréotypant, l'enrichit au contraire, en le diversifiant au-delà de ce que l'homme moyen pouvait attendre. Elle en est aussi le ferment parce qu'elle agit sur le spectateur à l'inverse de la publicité, de la télévision, du cinéma, qui endorment la faculté de contrôle et entraînent la docilité de l'attention.
Dans l'Art, l'image est donc un choc qui réveille la conscience de chacun, exige l'acuité de son attention pour être pénétrée, appréciée et jugée. Son contenu n'est partagé par le spectateur que s'il a réussi à tendre sa sensibilité jusqu'au niveau d'exaltation de lui-même qui est nécessaire. Il va de soi que cinéma et télévision peuvent, eux aussi bénéficier de cette conversion, mais, notons-le bien, seulement dans la mesure où, précisément, ils accèdent eux aussi à l'Art.
Au surplus, l'oeuvre d'art, immobile et disponible, se plie au rythme de l'observation dont le spectateur décide et elle lui permet d'étendre sa méditation autant qu'il le souhaite. Par là, le spectateur, si ému soit-il, reste fondamentalement maître de lui."
Les Puissances de l'image
"Un individu, une civilisation qui ne développent plus que leurs capacités techniques, c'est-à-dire leur maîtrise du monde physique, au point de ne plus croire qu'à sa seule réalité, créent, par cette hypertrophie d'une seule partie du possible humain, un déséquilibre menaçant.
La vie sensible, intuitive, la vie morale et qualitative, la vie spirituelle et le dépassement auquel elle nous appelle ne peuvent, abandonnées, courir ce péril de mort où nous les voyons jetées chaque jour davantage. Il faut en reconquérir, en assurer le plein exercice, par la rééducation de notre conscience du global. Elle exige un retour à la synthèse par-delà l'analyse réductrice et destructrice — un retour au sens du qualitatif, esthétique, certes, mais aussi éthique, voire scientifique, par la transgression du quantitatif — un retour à la vocation spirituelle qui seule peut nous rendre une direction, donc une marche en avant et redonner ainsi un sens à la vie.
Cet appel devient pressant à l'heure où notre exclusif sens pratique de l'immédiat, de sa consommation ou de sa jouissance, découvre le vide immense que nous avons ouvert devant nous, devant notre destin, et au bord duquel est prise de vertige une jeunesse désespérée."
D'une réforme nécessaire de la pensée
"L'œuvre d'art délivre celui qui la crée, mais aussi ceux qui la contemplent de leurs tensions intérieures en leur permettant de les extérioriser. Telle un sismographe ultra-sensible, elle enregistre les désirs et les craintes, la façon de concevoir la vie et le monde, les émotions familières, et la façon d'y vibrer propre aux hommes d'une même foi, d'une même époque, d'un même groupe social, d'une même culture. En même temps, l'art est un des rares moyens dont dispose un individu pour rendre perceptible aux autres ce qui le différencie d'eux : le monde de rêves, de tourments ou d'obsessions dont il est seul à porter le poids. De chacun, alors, il exprime ce qu'on croyait inexprimable : son secret.
Mais l'œuvre d'art n'est pas un simple miroir passif, elle joue dans notre psychologie un rôle agissant. Les images créées par l'art remplissent dans notre vie deux rôles très différents et presque opposés : tantôt, elles y insinuent des manières de sentir et de penser, nous les imposent; tantôt, elles nous libèrent, au contraire, de certaines obsessions, de certaines forces qui travaillaient notre inconscient. L'œuvre d'art, par ce qu'elle nous montre, par ce qu'elle nous suggère ainsi, introduit et développe en nous certains sentiments, certaines rêveries, certaines tendances. Leur pouvoir insinuant nous oblige à vivre en partie de la vie qu'y avait déposée leur créateur. (...)
Ainsi, l'œuvre d'art pétrit, modèle les cœurs et les esprits, les marque à son chiffre. Elle agit comme un condensateur de vie intérieure qui communique aux hommes sa charge. Mais il est tout aussi vrai d'énoncer qu'en même temps, par une action corollaire, elle les décharge de certaines tensions intérieures. Tout homme porte en lui des tentations, des forces qui agitent les profondeurs de son âme. La psychanalyse a vulgarisé ce travail et montré comment notre pensée et notre volonté parviennent malaisément à les réprimer, parfois au prix de troubles psychiques [...].
Or ces tendances qui cherchent à se satisfaire et que nos usages ou nos lois morales contrecarrent, que, parfois même simplement nos habitudes de penser empêchent par ignorance de s'épanouir, trouvent dans l'œuvre d'art une issue spontanée, imaginaire, d'ailleurs souvent confuse. L'artiste créateur se libère en les faisant passer dans son œuvre; le spectateur, en les assouvissant par l'image proposée à ses yeux. L'un et l'autre, au sens littéral, se trouvent « dépossédés ». Avec son profond génie, Aristote l'avait déjà deviné : il l'avait affirmé par sa théorie restée célèbre de la catharsis ; le mot, au sens strict, veut dire purgation : l'art était considéré comme purgeant l'âme de ses passions par la satisfaction artificielle qu'il leur proposait.
Ainsi l’œuvre d’art soulage l’homme de tout ce qu’il ne peut accomplir, réaliser autrement, soit pour des raisons morales, soit pour des obstacles purement matériels. Mais, tout aussi bien, l’homme peut porter en lui des rêves de pureté et de perfection qui ne parviennent pas à se réaliser dans la décevante réalité. Il en crée donc l’image dans ses œuvres, s’il est artiste ; il la cherche dans celle des autres, s’il est spectateur. Il arrive ainsi à compenser les lacunes de la vie et à donner une sorte d’existence à ce qui était nécessaire à l’épanouissement de son être.
René Huyghe
L’Art et l’Homme
« L'art est donc un de nos bien les plus précieux, un de ceux qui assurent la sauvegarde de notre goût, et peut-être de notre vie, par le développement de ce qui vaut la peine d'être homme. »
Dialogue avec le visible