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Remy de Gourmont : Le Puits de la vérité (extraits)





Remy de Gourmont Le Puits de la vérité


Albert Messein, 1922




VIVRE SA VIE !



Des gens qui ne connaissent peut-être pas bien le sens des mots, ont essayé de bafouer cette expression que, paraît-il, un théâtre assez maladroit a popularisée : Vivre sa vie… Pour moi, je n’en connais guère de plus belle, de plus vraie et de plus juste. Ce sera notre premier plaisir et, comme notre plaisir, ce sera notre devoir. Il est bien évident qu’il faut vivre pour soi, avant de vivre pour les autres. Le christianisme, lui-même, qui vante et propage beaucoup le sacrifice, a reconnu cette formule en ordonnant à ses fidèles de penser avant toute chose à leur propre salut. Nous, qui mettons volontiers notre salut sur cette terre injuste, pensons à l’accomplir intégralement et pour cela vivons notre vie, celle qui nous a été donnée, telle qu’elle nous a été donnée. Il faut d’abord vivre, et avec toute la joie compatible avec notre état, joie que viendra souvent colorer la douleur, mais sans nous déconcerter plus d’un moment. Ce que l’on peut voir d’égoïsme dans cette belle expression est de l’égoïsme nécessaire et bienfaisant même socialement. Gœthe disait, quand on lui parlait de ceux qui prétendent faire le bonheur de l’humanité :


« Que chacun commence par se rendre soi-même heureux et le bonheur universel ne tardera pas à régner ».


Vivre sa vie est une excellente formule. Faudrait-il donc vivre la vie de son voisin, par exemple ? Il s’y opposerait, car que pourrions-nous lui offrir, en échange de sa vie, sinon la nôtre, dont il n’a que faire ? Si nous sommes nés pour vivre, nous sommes nés pour vivre notre vie. C’est d’elle que nous avons la charge et il nous en faut le bénéfice. Puis, a-t-on réfléchi que vivre sa vie, c’est en vivre souvent des centaines d’autres par surcroît ? Vivre avec force, c’est répandre autour de soi la bonne odeur de l’énergie.



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VIVRE VITE ?



C’est la grande maladie ou du moins la grande manie de ce temps. Il faut aller vite, toujours plus vite. Il faut vivre vite, toujours plus vite. Je ne sais pas trop vraiment ce que cela veut dire, car il n’appartient à personne d’allonger ou de raccourcir le temps. Cela signifie peut-être qu’il faut faire de plus en plus de choses dans un temps donné, emmagasiner le plus de connaissances, le plus de sensations, le plus d’argent. Soit, mais cela ne dit pas encore que l’on ait vécu plus vite. Celui qui ne fait rien arrive exactement à la même heure au bout de la journée. Au cours d’une récente enquête, organisée par Les Marges, Aurel nous découvre que les hommes d’aujourd’hui veulent aussi aimer vite. Si au bout de trois entrevues, la dame ne s’est pas décidée à l’importante, comme disent, mais de tout autre chose, les Italiens, l’amoureux de la belle, et de la vitesse, porte ailleurs la trépidation de son cœur. Adieu les lentes rêveries, les longs désirs. L’amour devient impérieux comme un ordre de bourse.


Il s’agit avant tout de ne pas perdre son temps, ou de n’en perdre que ce qu’on en a sacrifié d’avance. C’est une des manières de vivre vite. C’est peut-être aussi une des manières de ne pas vivre du tout. À moins que ce ne soit qu’une manière de paraître. Que de gens, avec leur prétention d’expédier rapidement affaires sur affaires, sont tout simplement affalés chez eux à s’ennuyer ! Mais qu’on ne le sache pas, c’est tout ce qu’ils demandent. Il semble bien pourtant qu’on flâne de moins en moins le long de la vie, encore que je voie ceux qui mènent l’existence la plus sérieusement occupée trouver du temps pour tout, même pour en perdre les heures auprès d’une femme. Il est vrai qu’ils n’appellent pas cela du temps perdu, mais au contraire du temps gagné sur la vie, puisque c’est du temps agréable.



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CAFÉ SANS CAFÉINE



Café sans caféine, tabac sans nicotine, vin et bière sans alcool, viande végétale, luxe sans fortune, amour sans amour, tout cela est bien le produit d’un temps où on ne vit que d’apparences, où la suprême adresse semble être de lâcher la proie pour l’ombre, où l’on se résigne à être malheureux pourvu que les autres vous croient heureux. Mais est-ce bien particulier à notre temps et la manie de paraître ne fut-elle pas de tous les temps ?


D’Aubigné se moquait déjà de ce travers dans son amusant Baron de Fœneste et sans doute qu’à toute époque il s’est trouvé des gens pour en rire. On peut dire cependant qu’il ne fut jamais plus intense qu’à l’heure présente. C’est d’ailleurs un vice éminemment social et très favorable à la prospérité des États. Sans la vanité, que deviendrait la civilisation ? Est-ce même un vice, et d’ailleurs qu’est-ce que le vice ? Rien autre chose, peut-être, que la vertu que nous ne possédons pas ? Si nous sommes prodigues, rien ne nous déplaît comme l’avarice, encore qu’elle ait sa valeur, si on en considère autre chose que la caricature. Si nous sommes avares, ce sera la prodigalité, qui pourtant nous fait participer à son plaisir.


Laissons donc les gens jouir par la vanité, s’ils sont incapables d’autres joies ou même si, plus encore qu’aux autres joies, ils participent à celle-là. Aimeriez-vous une femme qui ne serait pas un peu vaniteuse, c’est-à-dire un peu coquette, qui se laisserait mollement éclipser par les autres femmes ? L’orgueil est plus beau, sans doute, mais il est bien sombre. C’est un vêtement d’intérieur. Il en faut un autre pour sortir. Maintenant que j’ai suffisamment loué la vanité, je puis bien ajouter qu’elle ne m’est guère sympathique. Être m’a toujours séduit plus que paraître. Je suis l’homme qui se satisfait le moins des apparences. Est-ce que j’aurais la vanité de cela ? Tout n’est que vanité.



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