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R. W. Emerson : Les illusions






Ralph Waldo Emerson

La Conduite de la vie

(1860)




Les Illusions




"Il y a quelques années, avec un groupe de compagnons agréables, j’ai passé un long jour d’été à explorer la Caverne du Mammouth, dans le Kentucky. Nous parcourûmes, à travers de spacieuses galeries offrant de solides fondations de maçonnerie à la ville et au comté au-dessus, les six ou huit milles ténébreux qui s’étendent depuis l’entrée de la caverne jusqu’au dernier renfoncement que visitent les touristes – une niche ou grotte faite d’une seule stalactite toute d’une pièce, et appelée, je crois, le Berceau de Serena. Je perdis la lumière d’une journée. Je vis des dômes élevés et des abîmes sans fond ; j’entendis la voix de cascades invisibles ; je barbotai pendant trois quarts de mille dans la profonde rivière de l’Écho, dont les eaux sont peuplées de poissons aveugles ; traversai les courants du « Léthé » et du « Styx » ; remplis de musique et de coups de fusil les échos de ces galeries alarmantes ; vis toutes les formes de stalactites et de stalagmites dans ces chambres sculptées et ciselées – glaçons, fleurs d’oranger, acanthes, raisins et boules de neige.

Nous lançâmes des feux de Bengale aux voûtes et aux nervures de ces cathédrales de spath, et examinâmes tous les chefs-d’œuvre que la combinaison de ces quatre ingénieurs, l’eau, le calcaire, l’attraction moléculaire et le temps, avaient pu accomplir dans l’obscurité.


Les mystères et les spectacles de la caverne avaient cette dignité qui appartient à tous les objets naturels, et qui fait honte aux choses élégantes auxquelles nous les comparons dans notre fatuité. Je remarquai, en particulier, l’habitude mimétique avec laquelle la Nature, sur des instruments nouveaux, murmure ses vieux airs, la nuit imitant le jour, la chimie singeant la végétation. Mais je m’aperçus alors, et me rappelle encore surtout, que la plus belle chose que la caverne eût à offrir était une illusion. En arrivant à ce qu’on appelle la « Chambre étoilée », le guide nous retira nos lampes, les éteignit ou les mit de côté, et, en levant les yeux, je vis ou crus voir le firmament nocturne fourmillant d’étoiles qui luisaient avec plus ou moins d’éclat au-dessus de nous, et même ce qui paraissait une comète flamboyant au milieu. Toute la compagnie fut frappée de stupeur et de ravissement. Nos amis mélomanes chantèrent avec beaucoup d’expression une jolie romance, « Les étoiles sont dans le ciel tranquille, etc. », et je m’assis sur le sol rocheux pour jouir de ce tableau serein. Quelques points de cristal dans la haute voûte noire au-dessus de nous, reflétant la lumière d’une lampe à demi cachée, produisaient cet effet magnifique.


J’avoue qu’en ajoutant à ses sublimités par ce truc de théâtre, la caverne me plut moins. Mais j’avais eu avant, et j’ai eu depuis, bien des expériences comme celle-là ; et nous devons nous contenter d’éprouver du plaisir, sans en analyser trop curieusement les causes. Notre conversation avec la Nature n’est pas simplement ce qu’elle paraît être. La nue échevelée, les gloires du lever ou du coucher de soleil, les arcs-en-ciel et les aurores boréales, ne tiennent pas tout à fait autant de l’ordre des sphères que ne le pensait notre enfance ; et le rôle qu’y joue notre organisation est trop grand. Les sens interfèrent partout, et mêlent leur propre structure à tout ce qu’ils rapportent. Jadis, nous nous imaginions la Terre plane et stationnaire. En admirant le couchant, nous ne déduisons pas encore le pouvoir qu’a l’œil d’arrondir, de coordonner et de peindre.


La même interférence de notre organisme crée l’essentiel de notre plaisir et de notre peine. Notre première erreur est de croire que c’est la Circonstance qui donne la joie que nous conférons à la Circonstance. La vie est une extase. La vie est douce comme le gaz hilarant ; et le pêcheur dégouttant toute la journée sur un étang glacial, l’aiguilleur à l’intersection des voies de chemin de fer, le fermier dans son champ, le Nègre dans la rizière inondée, le petit-maître dans la rue, le chasseur dans les bois, l’avocat devant le jury, la beauté au bal, tous attribuent à leur occupation un certain plaisir, qu’ils y apportent eux-mêmes. C’est la santé, l’appétit, qui donne la saveur au sucre, à la viande, au pain. Nous nous figurons que notre civilisation est parvenue loin, mais nous en revenons encore à nos rudiments.


Nous vivons de notre imagination, de nos admirations, de nos sentiments. L’enfant marche au milieu de tas d’illusions, qu’il n’aime point voir troubler. Ce jeune garçon, de quelle douceur lui est sa fantaisie ! comme les histoires de barons et de batailles lui sont chères !

Quel héros il est, pendant qu’il se nourrit de ses héros ! Quelle dette il a envers ses livres d’imagination ! Il n’a pas de meilleur ami, il ne connaît pas de meilleure influence, que Scott, Shakespeare, Plutarque et Homère. L’homme vit pour d’autres buts, mais qui oserait affirmer qu’ils sont plus réels ? La prose des rues même est pleine de réfractions. Dans la vie de l’alderman le plus morne, la fantaisie pénètre tous les détails et les colore d’une teinte rosée. Il imite l’air et les actes des personnes qu’il admire, et se grandit par là à ses propres yeux. Il paye une dette plus vite à un homme riche qu’à un pauvre. Il désire le salut et les compliments de quelque leader de l’État ou de la société ; il pèse ses mots ; il ne l’en approche peut-être pas davantage, mais meurt plus content à la fin grâce à cet amusement de ses yeux et de son imagination.


Le monde roule, le vacarme de la vie ne cesse jamais. À Londres, à Paris, à Boston, à San Francisco, le carnaval, la mascarade est à son apogée. Personne n’abaisse son domino. Ce serait une impertinence de briser les unités, les fictions de la pièce. Le chapitre des fascinations est fort long. Grande est la peinture ; que dis-je, c’est Dieu qui est le peintre, et nous dénonçons justement le critique qui détruit trop d’illusions. La société n’aime pas ceux qui la démasquent. D’Alembert a dit spirituellement, quoique un peu amèrement, « qu’un état de vapeur était un état très fâcheux, parce qu’il nous faisait voir les choses telles qu’elles sont ». Je trouve les hommes victimes victimes de l’illusion à tous les âges de la vie. Les enfants, les jeunes gens, les adultes, les vieillards, tous sont conduits par une babiole ou par une autre. Yoganidra, la déesse de l’illusion, Protée, Momus, la mystification de Gylfi – car la Puissance a bien des noms – sont plus forts que les Titans, plus forts qu’Apollon. Peu ont surpris la conversation des dieux, ou découvert leur secret. La vie est une succession de leçons qu’il faut vivre pour comprendre. Tout est énigme, et la clef de l’énigme est une autre énigme. Il y a autant d’oreillers d’illusion que de flocons dans une tempête de neige. Nous nous éveillons d’un rêve pour entrer dans un autre.


(...).


* * *

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