R. W. Emerson : Les livres
R. W. Emerson
Société et Solitude
(1860)
[Traduction par Marie Dugard]
LES LIVRES
Il est facile d’accuser les livres, et facile d’en trouver de mauvais ; les meilleurs ne sont que des comptes rendus, et non la chose dont on rend compte ; et assurément, il y a assez de dilettantisme, de livres qui sont simplement neutres et ne font rien pour nous.
Dans le Gorgias de Platon, Socrate dit :
« Le maître du vaisseau se promène simplement vêtu au bord de la mer, après avoir amené les passagers d’Égine ou du Pont, sans penser qu’il a fait quelque chose d’extraordinaire, sachant certainement que ses passagers sont restés les mêmes, et ne sont à aucun égard meilleurs que quand il les a pris à bord. »
Il en est ainsi des livres, pour la majeure partie : ils n’opèrent en nous aucune rédemption. Le libraire peut être certain que l’achat et la consommation de sa marchandise n’ont à aucun égard amélioré ses clients. Le volume est cher à un dollar, et après avoir lu jusqu’à satiété les titres inscrits au dos, nous quittons le magasin avec un soupir et apprenons, comme je l’ai fait, sans surprise, d’un brusque directeur de Banque, que dans les salles de Banque, on estime que tous les produits de ce genre ne sont que matière de rebut.
Mais il n’en est pas moins vrai que dans l’expérience privée d’un homme, il est des livres d’une telle importance qu’ils justifient à ses yeux les légendes de Cornélius Agrippa, de Michel Scott, ou du vieil Orphée de Thrace — des livres qui se placent dans notre vie au même rang que la famille, l’amour, les expériences passionnées, tant ils sont toniques, curatifs, révolutionnaires, ont de l’autorité — des livres qui sont l’œuvre et la preuve de facultés si larges, presque si adéquates au monde qu’elles dépeignent que, bien qu’on les enferme avec des ouvrages de moindre valeur, on sent que s’exclure d’eux, c’est accuser sa manière de vivre.
Considérez ce que vous avez dans la plus petite bibliothèque de choix. Une société formée des hommes les plus sages et les plus intelligents que l’on puisse distinguer en mille ans, dans toutes les contrées civilisées, a fixé dans l’ordre le meilleur le résultat de son savoir et de sa sagesse. Ces hommes ont vécu eux-mêmes cachés et inaccessibles, solitaires, impatients de toute interruption, protégés par l’étiquette ; mais la pensée qu’ils ne découvraient pas à l’ami de leur âme est là, écrite en mots transparents pour nous, étrangers d’un autre âge.
Nous devons aux livres ces avantages généraux qui viennent d’une haute influence intellectuelle. Ainsi, je crois que nous leur devons souvent la perception de l’immortalité. Ils communiquent aux forces morales une activité sympathique. Allez avec des gens mesquins, et vous jugerez la vie mesquine. Lisez ensuite Plutarque, et le monde vous semblera un lieu noble, peuplé d’hommes aux qualités réelles, de héros et de demi-dieux qui se tiennent autour de nous, et ne permettent pas que nous nous endormions. De plus, ils font appel à l’imagination : la poésie seule inspire la poésie. Ils deviennent la culture essentielle de l’époque.
L’éducation du Collège consiste dans la lecture de certains livres où le bon sens de tous les scholars s’accorde à voir la science antérieurement accumulée. Si vous les connaissez — si, par exemple, en géométrie vous avez lu Euclide et Laplace — votre opinion a quelque valeur ; si vous les ignorez, vous n’avez pas qualité pour donner votre opinion sur le sujet. Chaque fois que quelque sceptique ou quelque bigot prétend qu’on l’écoute sur les questions d’intelligence et de morale, nous demandons s’il s’est familiarisé avec les livres de Platon où toutes ses objections impertinentes ont été écartées une fois pour toutes. S’il ne l’a pas fait, il n’a aucun droit à notre temps. Qu’il aille à ces livres et s’y trouve lui-même réfuté.
Cependant les Collèges, alors qu’ils nous fournissent des bibliothèques, ne nous offrent pas de professeurs de lecture, et je crois qu’il n’est pas de chaire dont on ait plus besoin. Dans une bibliothèque, nous sommes entourés d’une centaine d’amis chers, mais ils sont enfermés par un enchanteur en ces geôles de papier et de cuir ; et, quoiqu’ils nous connaissent, qu’ils nous aient attendus deux, dix ou vingt siècles — du moins quelques-uns d’entre eux — et aient hâte de nous faire signe et de s’ouvrir à nous, c’est une loi de leur prison qu’ils ne puissent parler tant qu’on ne leur parle pas ; et l’enchanteur les ayant habillés de manteaux et de jaquettes d’une seule couleur, par mille et par dix mille, ainsi que des bataillons d’infanterie, c’est par la règle arithmétique des Permutations et des Combinaisons qu’il faut calculer votre chance de mettre la main sur le livre voulu ; ce n’est pas un choix à faire entre trois cases, mais entre un demi-million de cases toutes pareilles.
Mais d’après notre expérience, il arrive que dans cette loterie, on perd au moins cinquante ou cent coups avant d’en gagner un. Il semble donc que si, après avoir perdu beaucoup de temps parmi les livres faux et s’être arrêté à un petit nombre de vrais livres qui l’ont rendu heureux et sage, un esprit charitable voulait nommer ceux qui lui ont servi de pont ou de vaisseau pour le porter sain et sauf par delà les sombres marécages et les océans stériles au cœur des cités sacrées, dans les palais et les temples, il ferait œuvre bonne.
Ce sont ces grands maîtres des livres qui apparaissent de loin en loin qui feraient le mieux la chose — les Fabrici, Selden, Magliabecchi, Scaliger, Mirandole, Bayle, Johnson, dont les yeux embrassent tout l’horizon du savoir. Mais des lecteurs particuliers, ne lisant le livre que par amour, nous rendraient service en nous laissant chacun l’indication la plus brève de ce qu’il a trouvé.
Il est des livres ; et il est possible de les lire parce qu’il y en a très peu. Nous jetons en soupirant un coup d’œil aux bibliothèques monumentales de Paris, du Vatican et du British Museum. En 1858, on estimait que le nombre des livres imprimés à la Bibliothèque impériale de Paris s’élevait à huit cent mille, avec un accroissement annuel de douze mille volumes, de sorte que le nombre des livres imprimés existant aujourd’hui peut aisément dépasser un million.
Il est facile de calculer le nombre de pages qu’un homme diligent peut lire en un jour, et le nombre d’années que la vie humaine, en des circonstances favorables, permet de donner à la lecture ; et cela pour arriver à prouver que, alors même que pendant soixante ans on lirait de la pointe du jour à la tombée de la nuit, on mourrait aux premiers casiers. Mais rien n’est plus décevant qu’un pareil calcul, là où la méthode naturelle est la seule qui vaille réellement. Je visite parfois la Bibliothèque de Cambridge, et il est rare que je puisse y aller sans renouveler ma conviction que le meilleur en est déjà à la maison, entre les quatre murs, de mon cabinet de travail. L’inspection du catalogue me ramène continuellement au petit nombre d’écrivains qui sont dans chaque bibliothèque privée ; et il ne permet d’y faire que des additions accidentelles et des plus légères. Les multitudes et les siècles de livres ne sont que des commentaires et des éclaircissements, des échos et des affaiblissements de ce petit nombre de grandes voix du temps.
(...)
C’est donc une économie de temps de lire les livres anciens et célèbres. Rien de ce qui n’est bon ne peut être conservé ; et je sais d’avance que Pindare, Martial, Térence, Gallien, Képler, Galilée, Bacon, Érasme, More, doivent être supérieurs à l’intelligence moyenne. Chez les contemporains, il n’est pas si facile de distinguer entre la notoriété et la renommée. Veillez donc à ne lire aucun livre médiocre. Évitez les élucubrations de la presse sur les bagatelles du jour. Ne lisez pas ce que vous apprendrez, sans le demander, dans la rue et le train. Le Dr Johnson disait qu’ « il allait toujours dans les grands magasins », et les bons voyageurs descendent toujours dans les meilleurs hôtels ; car, bien qu’ils soient plus dispendieux, l’on n’y dépense pas beaucoup plus, et l’on y trouve la bonne société et les meilleures informations.
De même, le scholar sait que les livres célèbres contiennent, du premier au dernier, les meilleures pensées et les meilleurs faits. De temps à autre, par quelque chance exceptionnelle, se trouve dans quelque stupide Grub Street la pierre précieuse dont nous avons besoin. Mais c’est dans les meilleurs cercles que l’on a les meilleures informations. Si vous transportiez le total de vos lectures, jour après jour, de la gazette aux auteurs classiques — Mais qui oserait parler d’une telle chose ?
Il est donc trois règles pratiques que j’ai à offrir.
1o Ne lisez jamais un livre qui ne soit vieux d’un an.
2o Ne lisez jamais que des livres célèbres.
3o Ne lisez jamais que ce que vous aimez ; comme le dit Shakespeare :
Il n’est point de profit quand il n’est pas de joie : En un mot, étudiez ce qui vous plaît le mieux.
Montaigne dit : « Les livres sont un plaisir languissant » ; mais je trouve que certains livres ont une force vitale et génératrice, ne laissent pas le lecteur tel qu’il était : en fermant le volume, il se sent enrichi. Je voudrais ne jamais lire d’autres livres que ceux-là.