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"Qu'est-ce que la politesse ?", par Alphonse Karr





Extrait de :

Alphonse Karr




Qu’est-ce que la politesse ?



"Un de ces derniers soirs, vers minuit, après quelques heures passées je ne sais pourquoi ni comment à la ville voisine, je rentrais chez moi, me confessant à moi-même que pendant toute la soirée on avait beaucoup parlé, mais que l’on n’avait rien dit ; que j’avais eu tort de déroger à mes habitudes, que je m’étais parfaitement ennuyé, — et me promettant bien de ne quitter désormais ma solitude qu’à bon escient.


J’ouvris la petite porte du haut de mon jardin, et, pénétrant sous les grands arbres, je fus enveloppé d’un suave parfum de chèvrefeuille. La lune éclairait certaines parties du jardin de sa douce et mélancolique lumière. Je me promenai quelque temps, puis j’entrai dans la pauvre vieille maison richement tapissée de verdure et de fleurs. Je n’avais pas sommeil, et il me vint une idée que je mis immédiatement à exécution je fis en imagination des lettres d’invitations ainsi conçues :


M. A. K. vous prie de lui faire l’insigne honneur de venir parler chez lui quelques heures de la soirée.


Et j’adressai ces lettres :


À M. François Rabelais, curé de Meudon.

À M. Michel de Montaigne.

À madame la marquise de Lambert.

À lord Chesterfield.

À M. Luc de Clapiers, marquis de Vauvenargues.

À M. Jean de la Bruyère.

À M. Blaise Pascal.

À M. le duc de La Rochefoucauld.

À M. Jean-Jacques Rousseau, citoyen de Genève.

À madame Ducrest de Saint-Aubin, marquise de Sillery, comtesse de Genlis.

À Georges Villiers, duc de Buckingham.

À Alexandre Pope.

À Jean-Wolfgang Gœthe.

À M. Charles Duclos.

À M. Sébastien-Roch-Nicolas Chamfort.

À M. François-Marie Arouet de Voltaire.

À M. Joseph Joubert.

À Jules César.


Et à quelques autres, car c’était une grande soirée que je voulais me donner, et ce n’était pas sans raison que j’avais choisi ces personnes entre mes nombreux amis. — Je désirais que la conversation roulât sur un sujet spécial, et j’avais rassemblé les gens qui pouvaient surtout élucider la question que j’avais en vue.


À une heure du matin, j’étais dans mon salon, les fenêtres ouvertes sur le jardin éclairé par la lune, parfumé par les ébéniers, les chèvrefeuilles et la glycine, qui tapissent la maison. On entendait le bruit du petit ruisseau si aimé des oiseaux, qui serpente sous l’herbe et va tomber dans la mare où les nénuphars étalent leurs larges feuilles; on n’entendait aucun autre bruit.


Tous mes invités furent exacts, excepté Jean Wolfgang Gœthe, que j’ai imprudemment prêté il y a huit jours. Ils ne vinrent ni en carrosse comme les riches, ni à pied comme les pauvres, ni sur des dragons comme les génies des contes, ni sur des manches à balai comme les sorciers. Je les apportai moi-même dans mes bras, et je les rangeai sur une table devant une fenêtre. Deux bougies nous éclairaient suffisamment.


Et je pensai que tout homme peut recevoir chez lui en robe de chambre, quand il lui plaît, les plus grands esprits de tous les temps et de tous les pays; qu’ils viennent sans se faire prier, qu’ils restent autant qu’on le veut, qu’ils s’en vont quand on est fatigué, sans se fâcher, sans que cela les empêche de revenir.


Il n’y a pas besoin de leur rendre les visites qu’on en reçoit; il ne faut, pour les recevoir, ni salons somptueux, ni soupers exquis, ni glaces, ni sorbets, ni punch glacé. Une petite table et une chandelle sont tous les frais et tous les préparatifs nécessaires. Et ils viennent toujours de bonne humeur, toujours en verve, jamais éteints ni moroses. Vous les faites parler de ce que vous voulez ; jamais ils ne viennent inopportunément quand vous voulez être seul.


Au lieu de cette société si choisie, si illustre, si à vos ordres, il nous plaît à presque tous de convier le plus grand nombre possible de sottes, insignifiantes et malignes personnes, qu’il faut prier beaucoup et qui se font valoir, et auxquelles il faut rendre exactement leurs visites, pour lesquelles il faut imaginer des somptuosités plus ou moins, ruineuses, ce qui n’empêche pas que les plus bienveillantes d’entre elles sont celles qui attendent à être en bas de l’escalier pour commencer à critiquer avec âcreté ceux qui les ont reçues de leur mieux, et, si par hasard, au milieu de cette cohue, il se trouve quelques gens de bon esprit et de bon cœur, on ne peut leur donner qu’une petite part de son attention, et eux-mêmes doivent également se diviser.


D’ailleurs, les hommes d’esprit vivants ont leurs mauvais jours, leurs jours de

stérilité, de mauvaise humeur, de préoccupations, de chagrins, de découragements,

que leur procure soigneusement la conspiration perpétuelle des petits esprits.


Ma foi vivent les morts !


Voilà donc tout mon monde entré; personne n’est fâché de ne pas avoir telle ou telle place et n’en manifeste de mauvaise humeur, et chacun ne parle qu’à son tour. Mais écoutez.... Au milieu du silence, trois notes pleines, vibrantes, se font entendre c’est le rossignol qui entonne l’hymne de la nuit ; personne n’est jaloux du rossignol, comme on le serait, dans un salon, du virtuose qui accaparerait l’attention.


Rien ne m’empêcherait d’avoir sur la même table un pot de bière, un verre et une pipe pour nous tous. Le rossignol se tait, le murmure doucement monotone du ruisseau continue à se faire seul entendre. — Je n’ai pas eu besoin de demander des nouvelles de leur santé à mes chers immortels c’est toujours autant de banalités d’épargnées. Je prends audacieusement la parole le premier :


“Mes chers amis, je vous ai réunis ce soir, non par un vague désir de votre entretien que j’ai quelquefois, non par un besoin que j’ai rarement de me reposer du papotage vide de certains vivants, mais pour vous prier de m’éclairer sur un point qui me chagrine l’esprit.

Depuis quelque temps je suis singulièrement choqué des progrès que fait l’incivilité dans la société. Il me semble que les Français, qui ont dû une partie de leur prééminence dans le monde à leur exquise politesse, sont en voie de redevenir sauvages; ils en sont déjà à la grossièreté. Je suis frappé de tout ce que l’absence de civilité ôte aux relations; la civilité est donc une chose plus sérieuse qu’on ne le croit; je voudrais avoir votre sentiment à ce sujet.”


LA BRUYÈRE. “Il me semble que l’esprit de politesse est une certaine attention

à faire que, par nos paroles et par nos manières, les autres soient contents de nous et

d’eux-mêmes... La politesse n’inspire pas toujours la bonté, l’équité, la complaisance,

la gratitude; elle en donne du moins les apparences et fait paraître l’homme au dehors

comme il devrait être au dedans. Il est vrai que les manières polies donnent cours au

mérite et le rendent agréable, et qu’il faut avoir de bien éminentes qualités pour se

soutenir sans la politesse.”


LA ROCHEFOUCAULD. Allons donc ! “la civilité n’est qu’un désir d’en recevoir et d’être estimé poli.”


LORD CHESTERFIELD. Eh quoi ! les Français en sont-ils là ? Moi qui écrivais : “Que de défauts ne couvre pas souvent la politesse enjouée et aisée des Français. Bon nombre d’entre eux manquent de sens commun, il y en a encore plus qui n’ont pas même le savoir ordinaire, mais, en général, ils réparent si bien ces défauts par leurs manières, que ces défauts passent presque toujours inaperçus. J’ai dit plusieurs fois, et je le pense réellement, qu’un Français qui joint à un fond de vertu, d’érudition et de bon sens, les manières et la politesse de son pays, a atteint la perfection de la nature humaine. Si vous n’avez pas la politesse, qualités, vertus, talents, ne vous serviront de rien. La politesse est le résultat de beaucoup de bon sens; une certaine dose de bon naturel, un peu de renoncement à soi-même pour l’amour d’autrui, et en vue d’obtenir la même indulgence. ”


ROUSSEAU. “Hypocrisie que tout cela ! Votre politesse tient plus du vice que

de la vertu; si vous avez un bon cœur, vous serez toujours assez poli si vous n’avez

qu’un mauvais cœur, vous n’avez qu’un moyen d’être utile aux autres, c’est de le leur

laisser voir pour qu’ils s’en puissent défier.”


LA MARQUISE DE LAMBERT. “La politesse est un des plus grands liens de la

société, puisqu’elle contribue le plus à la paix; elle est une préparation à la charité et

une imitation de l’humilité. La politesse est l’art de concilier avec agrément ce qu’on

doit aux autres et ce qu’on se doit à soi-même ”


JOSEPH JOUBERT. “La politesse est la fleur de l’humanité. Qui n’est pas poli

n’est pas assez humain.”


“La politesse est une sorte d’émoussoir qui enveloppe les aspérités de notre

caractère, et empêche que les autres n’en soient blessés.”


“La politesse est à la bonté ce que les paroles sont à la pensée.”


MONTAIGNE. “J’ai esté assez soigneusement dressé en mon enfance et ay vescu en assez bonne compagnie pour n’ignorer pas les loix de nostre civilité françoise, et en tiendrois eschole, l’ayme à les ensuyvre, mais non pas si couardement que ma vie en demeure contraincte. — J’ay veu souvent des hommes incivils par trop de civilité et importuns de courtoisie. C’est au demourant une très utile science que la science de l’entrengent. Elle est — comme la grâce et la beauté,— conciliatrice des premiers abords de la société et familiarité.”


JULES CÉSAR. “Ce que je puis dire avec certitude, c’est que, dans mes luttes quelque peu ardues, j’ai dû une grande partie de mes succès à certaines vertus de second ordre — leniores virtutes — telles que la civilité, la complaisance et le désir d’être agréable aux gens.”


MADAME DE GENLIS. “La politesse n’est pas une chose frivole; elle a, dans tous les temps, contribué à la célébrité des peuples qui l’ont perfectionnée. L’urbanité des Athéniens, après tant de siècles écoulés, nous paraît encore un titre de gloire, et l’atticisme sera toujours une épithète flatteuse dans un éloge.”


DUCLOS. “La politesse est l’expression de l’imitation des vertus sociales; les

vertus sociales sont celles qui nous rendent utiles et agréables à ceux avec qui nous

avons à vivre. Un homme qui les posséderait toutes aurait nécessairement la politesse

au souverain degré.”


CHAMFORT. “ En parcourant les mémoires du siècle de Louis XIV, on trouve,

même dans la mauvaise compagnie de ce temps-là, quelque chose qui manque à la

bonne compagnie d’aujourd’hui.”


PASCAL. “Tous les hommes se haïssant naturellement, il a bien fallu faire à

l’usage de la société et pour la rendre possible, une sainte image de la charité on

l’appelle civilité.”


VOLTAIRE.

"La politesse est à l’esprit

Ce que la grâce est au visage

De la bonté du cœur elle est ta douce image."


M. *** (un monsieur qui a écrit, je ne sais où ni quand, un Guide de la politesse. — Ce petit volume s’est trouvé, je ne sais comment, sur la table parmi les autres) : “Exemple de politesse : Un monsieur se présente le chapeau à la main, et, s’avançant vers la personne, la salue avec grâce et respect. Dès qu’il lui voit faire le mouvement de chercher un siège pour le lui offrir, il s’empresse d’aller le chercher lui-même (une chaise de préférence); il le place du côté de la porte d’entrée et à quelque distance de la personne. Il ne s’assied que lorsqu’elle est assise...”


RABELAIS. “Mon amy, ie n’entendz point ce barragouin; ie croy que c’est languaige des antipodes, le dyable ny mordrayt mye.”


M.*** continuant: “Et, tenant son chapeau au-dessus des genoux, garde un maintien décent. Il serait de mauvais ton de se débarrasser de son chapeau et de sa canne avant que la personne vous ait invité à le faire ; encore il est bien de présenter quelque résistance et de ne céder qu’à la seconde ou troisième sommation. Le chapeau se place sur le bas d’une console. Beaucoup de personnes de bon ton le mettent sur le parquet, ce que la maîtresse de maison ne doit pas souffrir...


LE MAÎTRE DU LOGIS. Dites-nous donc quelque chose, marquis de Vauvenargues.


VAUVENARGUES. “Les hommes, ennemis nés les uns des autres, ont imaginé la bienséance pour donner des lois à la guerre incessante qu’ils se font. Si les hommes ne se flattaient pas les uns les autres, il n’y aurait guère de société.”


POPE. “La vertu chez les hommes durs ou grossiers est une pierre précieuse qui, mal enchâssée, perd une partie de son éclat.”


DIDEROT. “J’ai connu un homme qui savait tout excepté une chose : dire bonjour et saluer. Il a vécu pauvre et méprisé.”


BUCKINGHAM. “Si je me suis élevé au faîte de la faveur et de la puissance, ce n’est pas tant, — on avoue ces choses-là quand on est mort, — par mon mérite que par mes manières polies et gracieuses, et jamais je n’ai paru un si grand ministre à mon maître Jacques que la première fois que je lui écrit à la fin d’une lettre : “Votre esclave et votre chien, — Your slave and your dog.”


RABELAIS. “Pouah ! en deux mots, autant de salauderies comme il y ha de poils en dix huyet vaches.”


M*** “Il ne faut pas couper son pain, amis le rompre. Quand vous avez mangé un oeuf à la coque, vous devez briser la coquille. — Vous... ”


Je pris M.*** et le jetai sous la table.


Le rossignol recommença à chanter, puis tout retomba dans le silence. La soirée était finie, il n’y eut ni bruit ni voitures, ni confusion pour chercher les manteaux et les chapeaux.


Mes hôtes renfermés dans leurs maisons de maroquin et de parchemin, avaient été poussés dans un coin. Je repassai dans mon esprit les deux moitiés de ma soirée, et je me dis encore : “ Ma foi ! vive les morts ! ”


Décidément on ne vit pas assez avec les morts; s’ils sont d’une agréable et instructive société pour le solitaire ou le philosophe, ils pourraient dans beaucoup d’autres situations, apporter d’immenses avantages."



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