Pétrarque, Le solitaire de Vaucluse
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Philippe-Jacques van Brée
Laure et Pétrarque à Fontaine de Vaucluse, 1816
Pétrarque
Solitaire, ou les Épanchemens du coeur
Lettres familières et secrètes de Pétrarque
LETTRE II.
Pétrarque racontant quelque merveille de sa fontaine.
QUAND on trouve, dit Sénèque, un antre creusé par la nature dans le sein d'un rocher, sans que l'homme y ait mis la main, l'âme se sent pénétrée d'un sentiment de religion. Quel antre plus capable de faire cette impression, que celui d'où sort la fontaine de Vaucluse !
Sénèque ajoute : Les sources des grands fleuves nous inspirent une sorte de vénération. Il y a des fleuves plus longs dans leur cours, plus abondans en eau que la Sorgue : mais où trouvera-t-on une source qu'on puisse comparer à celle de cette rivière ?
Enfin, Sénèque dit : L'irruption subite d'un fleuve mérite des autels. Si cela est, il faut ériger un autel à la fontaine de Vaucluse, qui même à sa source forme un fleuve navigable. J'en prends Dieu à témoin, mon dessein est de le faire, lorsque mes facultés me le permettront, dans mon petit jardin qui est sous les rochers, et au-dessus des eaux; mais ce n'est pas aux dieux des fleuves, ni aux nymphes de la fontaine, que je dédierai cet autel, comme le veut Sénèque ; ce sera à la Vierge, mère de ce Dieu qui a détruit les temples et les autels de tous les autres dieux.
C'est là que je vis paisible et solitaire ; là je garde le silence du matin au soir ma maison ressemble à celle de Fabricius ou de Caton. Tout mon domestique consiste en un chien et un valet, dont la maison touche à la mienne ; quand j'ai besoin de lui, je l'appelle; quand je n'en ai plus besoin, il rentre chez lui. Ma nourriture se compose habituellement de raisins, de figues, de noix, d'amandes, du poisson dont ce fleuve abonde, et du pain noir dont se nourrit mon valet.
Je me suis fait deux jardins : l'un ombragé, propre à l'étude, et que j'appelle mon Parnasse transalpin ; il est en pente sur la Sorgue, terminé par des rochers inaccessibles, et où il n'y a que des oiseaux qui puissent aller; l'autre est plus près de la maison, moins sauvage, et situé au milieu d'un fleuve très-rapide. J'y arrive par un petit pont, d'une grotte voûtée, où le soleil ne pénètre pas ; je crois qu'elle ressemble à cette pièce où Cicéron alloit quelquefois déclamer. Elle invite à l'étude ; je m'y tiens à midi. Je vais le matin dans les coteaux, le soir dans les prés, ou dans ce petit jardin, près de la fontaine où l'art surmonte la nature. Voilà ma vie habituelle, voilà où se trouve et ce que fait votre ami, le solitaire de Vaucluse.
LETTRE III.
A un ami qu'il invitait à venir dans sa retraite.
VENEZ me voir, ami, venez; ici, point de tyran qui nous menace, point de citoyen insolent qui nous morgue, point de langue mordante qui nous déchire; ni querelles, ni clameurs, ni procès, ni bruit de guerre ; on n'y connaît pas l'avarice, l'ambition ni l'envie ; il n'y a point de grand seigneur à qui il faille faire sa cour en tremblant : tout y respire la joie, la simplicité, la liberté ; c'est un état mitoyen entre la pauvreté et les richesses.
Le peuple est innocent, facile sans armes ; le seigneur, bon et attable, rime les honnêtes gens. Ici l'air est sain, les vents doux, la terre découverte, les sources claires, les fleuves poissonneux ; on y trouve des bois épais, des antres frais, des lits de gazon, des prairies émanes, des collines consacrées à Bacchus et a Minerve.
Pour ce qui regarde la vie animale, j'en suis on ne peut pas moins occupé; mais je vous dirai en deux mots une chose très-vraie, c'est que tout ce qui croit sur la terre, ou qui vit dans l'eau, est ici comme dans le paradis terrestre, pour parler le langage des théologiens, ou dans les champs élisées, pour parler celui des poëtes. Un homme voluptueux, qui voudroit quelque chose de plus recherché, le trouveront aisément.
Combien de fois, l'été, à minuit suis-je allé me promener tout seul dans les champs , sur les montagnes, au clair de la lune ! combien de fois même suis-je entré, malgré l'obscurité de la nuit, tout seul dans cet antre terrible, où, dans le jour et en compagnie , on n'entre pas sans se sentir ému d'une secrète frayeur ! J'éprouvois une sorte de plaisir en y entrant, mais, je l'avoue, il n'étoit pas sans horreur.
Enfin, je trouve tant de douceur dans cette solitude, et une tranquillité si agréable, que ce n'est que là que je me plais. Ce désert sauvage est plein de beautés, mais de ces beautés tristes, sombres, qui plaisent aux âmes sensibles, et paroissent horribles aux personnes frivoles, légères et dissipées.