Pyrrhon, Le Sceptique (par Victor Brochard)
Dernière mise à jour : 11 mai 2023
Pyrrhon (365–275 av. J.-C.)
(From Thomas Stanley, 1655)
Extraits de :
Victor Brochard
Les Sceptiques grecs
(1887)
I.
Pyrrhon, fils de Pleistarque ou, suivant Pausaniasde Pistocrate, naquit à Élis vers 365 av. J.-C.
Il était pauvre et commença par cultiver sans grand succès la peinture ; on conservait encore dans sa ville natale, au temps de Pausanias, des lampadophores assez médiocrement exécutés qui étaient son œuvre.
Ses maîtres en philosophie furent Bryson, disciple de Socrate, ou, ainsi qu’il semble plus probable, d’Euclide de Mégare, puis Anaxarque, qu’il suivit partout dans la campagne d’Asie. Vraisemblablement le premier lui enseigna la dialectique subtile qui fut tant en honneur dans l’école de Mégare et qui aboutissait naturellement à une sorte de scepticisme sophistique. L’autre l’initia à la doctrine de Démocrite, pour laquelle il conserva toujours un goût très vif et qui paraît avoir exercé sur sa pensée une grande influence.
En compagnie d’Anaxarque, Pyrrhon suivit Alexandre en Asie. Il composa une pièce de vers dédiée au conquérant et qui lui valut un présent de 10.000 pièces d’or. Il connut les gymnosophistes, les mages indiens, et probablement ce Calanus qui accompagna quelque temps Alexandre et donna aux Grecs étonnés le spectacle d’une mort volontaire si fièrement et si courageusement supportée. On peut croire que ces événements firent sur l’esprit de Pyrrhon une profonde impression et déterminèrent au moins en partie le cours que ses idées devaient prendre plus tard.
Après la mort d’Alexandre, Pyrrhon revint dans sa patrie ; il y mena une vie simple et régulière, entouré de l’estime et de la considération de ses concitoyens, qui le nommèrent grand prêtre et, après sa mort, lui élevèrent une statue qu’on voyait encore au temps de Pausanias. Il mourut vers 275.
Sauf la poésie dédiée à Alexandre, Pyrrhon n’a rien écrit ; sa doctrine n’a été connue des anciens que par le témoignage de ses disciples, et particulièrement de Timon.
II.
Aristoclès résumait en ces termes la doctrine de Pyrrhon :
"Pyrrhon d’Élis n’a laissé aucun écrit, mais son disciple Timon dit que celui qui veut être heureux doit considérer ces trois points: d’abord, que sont les choses en elles-mêmes ? puis, dans quelles dispositions devons-nous être à leur égard ? enfin, que résultera-t-il pour nous de ces dispositions ? Les choses sont toutes sans différences entre elles, également incertaines et indiscernables. Aussi nos sensations ni nos jugements ne nous apprennent-ils pas le vrai ni le faux. Par suite nous ne devons nous fier ni aux sens, ni à la raison, mais demeurer sans opinion, sans incliner ni d’un côté ni de l’autre, impassibles. Quelle que soit la chose dont il s’agisse, nous dirons qu’il ne faut pas plus l’affirmer que la nier, ou bien qu’il faut l’affirmer et la nier à la fois, ou bien qu’il ne faut ni l’affirmer ni la nier. Si nous sommes dans ces dispositions, dit Timon, nous atteindrons d’abord l’aphasie, puis l’ataraxie."
Douter de tout et être indifférent à tout, voilà tout le scepticisme, au temps de Pyrrhon comme plus tard. Époque ou suspension du jugement, et adiaphorie, ou indifférence complète, voilà les deux mots que toute l’école répétera ; voilà ce qui tient lieu de science et de morale.
Examinons d’un peu plus près ces deux points. Pyrrhon n’a pas inventé le doute, car nous avons vu, bien avant lui, Anaxarque et plusieurs mégariques tenir la science pour impossible ou incertaine. Mais Pyrrhon paraît être le premier qui ait recommandé de s’en tenir au doute sans aucun mélange d’affirmation, au doute systématique, s’il est permis d’unir ces deux mots. C’est lui qui, au témoignage d’Ascanius, trouva la formule sceptique : suspendre son jugement.
La raison qu’il donnait, c’est que toujours des raisons de force égale peuvent être invoquées pour et contre chaque opinion. Le mieux, est donc de ne pas prendre de parti, d’avouer qu’on ne sait pas ; de ne pencher d’aucun côté ; de ne rien dire ; de rester en suspens. (...)
Les disciples de Pyrrhon se donnaient le nom de zététiques, parce qu’ils cherchent toujours la vérité ; de sceptiques, parce qu’ils examinent toujours sans jamais trouver ; d'éphectiques, parce qu’ils suspendent toujours leur jugement ; d'aporétiques, parce qu’ils sont toujours incertains, n’ayant pas trouvé la vérité.
(...)
Quel fut l’enseignement moral de Pyrrhon ? Sur ce point encore nous avons peu de documents.
« Il soutenait, dit Diogène, que rien n’est honnête ni honteux, juste ni injuste, et de même pour tout le reste ; que rien n’existe réellement et en vérité, mais qu’en toutes choses les hommes se gouvernent d’après la loi et la coutume ; car une chose n’est pas plutôt ceci que cela. »
En dehors de cette formule toute négative, nous savons seulement que Pyrrhon considérait l’aphasie et l’ataraxie, et, suivant une expression qui parait lui avoir été plus familière, l’adiaphorie et l’apathie comme le dernier terme auquel doivent tendre tous nos efforts.
N’avoir d’opinion ni sur le bien, ni sur le mal, voilà le moyen d’éviter toutes les causes de trouble. La plupart du temps, les hommes se rendent malheureux par leur faute ; ils souffrent parce qu’ils sont privés de ce qu’ils croient être un bien, ou que, le possédant, ils craignent de le perdre, ou parce qu’ils endurent ce qu’ils croient être un mal. Supprimez toute croyance de ce genre, et tous les maux disparaissent. Le doute est le vrai bien. Pyrrhon paraît ici avoir professé une doctrine que les sceptiques ultérieurs, et même son disciple immédiat, Timon, trouvèrent excessive, et qu’ils adoucirent.
L’idéal de Pyrrhon, c’est l’indifférence absolue, la complète apathie ; quoi qu’il arrive, le sage, celui du moins qui est arrivé, chose difficile, à dépouiller l’homme, ne se laisse pas émouvoir. C’est une doctrine analogue à celle d’Aristote et des stoïciens.
Au contraire nous voyons que Timon et Ænésidème se contentent de l’ataraxie ; et bientôt une distinction s’introduit. Dans les maux qui dépendent de l’opinion, il faut être imperturbable ; dans ceux qu’on ne peut éviter, il faut par un effort de volonté, et par le doute, diminuer la souffrance, sans qu’on puisse réussir à la faire disparaître.
Pratiquement, le sage doit vivre comme tout le monde, se conformant aux lois, aux coutumes, à la religion de son pays. S’en tenir au sens commun, et faire comme les autres, voilà la règle qu’après Pyrrhon tous les sceptiques ont adoptée.
C’est par une étrange ironie de la destinée que leur doctrine a été si souvent combattue et raillée au nom du sens commun ; une de leurs principales préoccupations était au contraire de ne pas heurter le sens commun. « Nous ne sortons pas de la coutume, » disait déjà Timon. Peut-être n’avaient-ils pas tout à fait tort ; le sens commun fait-il autre chose que de s’en tenir aux apparences ?
Tel fut l’enseignement de Pyrrhon d’après la tradition sceptique.
(...)"