"Poésie", par Léon-Paul Fargue
Dernière mise à jour : 20 sept.
"On vit ou on ne vit pas en état de poésie. Tout ce qui, dans la vie, n’a pas pour objet l’intérêt matériel, pour opération de l’esprit la pensée de tirer des autres le meilleur, vous donne droit à la bonne route et peut vous conduire à l’état poétique."
Portrait de Léon-Paul Fargue par Raymond Woog
Poésie
Léon-Paul Fargue, Lanterne magique, 1944
La poésie, c’est le moment de le redire un peu plus fort, n’a jamais cessé d’être, en dehors des textes ou en dépit des textes, chose essentielle et que je m’obstine à croire, à quelque degré et dans quelque forme que ce soit, et sans qu’il s’en doute, aussi indispensable à l’homme que l’oxygène ou le charbon. Mais elle le devient plus que jamais dans les temps que nous vivons. C’est le meilleur contrepoison, l’îlot blindé où l’intelligence se rassemble, la pièce close où l’âme accablée s’accorde un moment musical. Le répit qu’elle peut donner nous ouvre parfois le seul refuge où l’esprit affolé puisse espérer retrouver l’esprit.
Cette poésie, que les naïfs avaient crue morte, elle saute aujourd’hui d’entre les décombres et prend une chaleur nouvelle, comme un retour de flamme sort d’un crassier qu’on croyait éteint. Le besoin de poésie qu’éprouvent nos poumons intellectuels se manifeste donc dans le temps même que les hommes s’empêtrent dans des lignes de force. Profitons-en pour lui rendre, dans notre pays bouleversé, la place qui lui est due. Fortifions son rôle et son tonique.
Je ne tenterai pas, une fois de plus, de circonscrire la notion de poésie. Je n’essaierai, après tant d’autres, d’en chercher une définition incomplète ou manquée. J’en ai fait, naturellement, de nombreuses. Et chaque fois que je croyais en tenir une, elle était déjà hors d’atteinte, et chaque fois que je me disais c’est la bonne, elle s’était déjà volatilisée :
« La poésie, c’est le point où la prose décolle… C’est le moment que l’homme, assis prosaïquement “au banquet de la vie” dans une grande faim de bonheur, se sent l’âme mélodieuse à l’heure où, comme dit Villiers de l’IsIe-Adam, grand poète en prose, un peu de liqueur après le repas fait qu’on s’estime, se lève de table et se met à chanter… La poésie consiste à construire en soi, pour la projeter au dehors, un bonheur que la vie n’a pas voulu vous donner. »
C’est peut-être là de l’impressionnisme. Mais nous ne dirons pas avec le père Hugo que la grande poésie a pour matière tout ce qu’il y a d’estime en nous ; pas davantage avec Jouffroy que la poésie lyrique est toute la poésie ; moins encore, avec tel autre, que la poésie est un régime privilégié de catachrèses…
Il reste aujourd’hui, de cette révolution calme et brillante que fut le Symbolisme, un document capital, une des définitions les plus exactes de la poésie qu’on puisse lire et qu’on devrait bien graver sur quelque pierre monumentale, celle qu’en donna Mallarmé : « La poésie est l’expression, par le langage humain ramené à son rythme essentiel, du sens mystérieux des aspects de l’existence. Elle doue ainsi d’authenticité notre séjour et constitue la seule tâche spirituelle. »
Cependant, la poésie est peut-être la chose du monde la plus immédiatement sensible. Nous avons senti et nous sentons tous, depuis longtemps et sans avoir besoin d’en parler, ce que c’est que la poésie, cette « gaie science » qui soulage un cœur trop lourd. Vous avez lu Verlaine. Il n’est d’ailleurs pas seulement question de lire des poèmes ou d’apprendre par cœur des pièces d’anthologie. Il n’est pas non plus nécessaire d’écrire en vers pour être poète. Chateaubriand, Rimbaud, Baudelaire, Aloysius Bertrand, Lautréamont sont de grands ou de parfaits poètes en prose. Mais il n’est même pas nécessaire de noircir du papier pour être poète. La poésie, je l’ai dit naguère et je le dis encore, exprime un état psycho-physiologique. Pour parler plus simplement, on vit ou on ne vit pas en état de poésie. Tout ce qui, dans la vie, n’a pas pour objet l’intérêt matériel, pour opération de l’esprit la pensée de tirer des autres le meilleur, vous donne droit à la bonne route et peut vous conduire à l’état poétique.
Les bûcherons et les pêcheurs éprouvent sur place que la poésie existe par elle-même à la manière d’un murmure infiniment subtil et compliqué, que certains savent traduire avec beaucoup de bonheur. Et parfois les bergers s’entendent à ce jeu, dans leur forme et dans leur rêverie particulière, tout aussi bien que les professionnels. J’ai connu jadis un bon jardinier, municipal et taciturne, qui, lorsqu’il consentait à desserrer les dents, parlait des fleurs admirablement. Quant au poète-écrivain, eh bien, c’est un chasseur. Sa mission est de rapporter de la beauté pour tout le monde…
Pour moi, je demande un cœur frais, l’esprit solide d’un vieil orme, l’âme simple et profonde, riche d’un génie, celui de la spontanéité dans la réussite, celui de l’image atteinte, celui de l’inflexion qui vous bouleverse, lorsque cette âme prend le parti de se faire connaître par l’intermédiaire de la poésie française, une des plus difficiles du monde.
Ce fut une des dernières confidences que me fit Albert Thibaudet, que je ne regretterai jamais assez. Avant de mourir innocemment, comme il avait vécu, notre Thibaudet me disait qu’il préparait quelques pages sur la poésie française, la seule qui ne souffre aucune médiocrité, ni sur le plan de l’inspiration ni sur celui de l’exécution ; la seule qui ne tienne aucun compte des intentions ; la seule enfin qui ait osé s’attaquer aux pièges les plus tentants du mystère, grâce à Rimbaud, à Mallarmé ou à Maldoror, et plus tard aux rigueurs mozartiennes du raisonnement.
Mais la poésie est aussi un grand calme qu’on entend, qui vous saisit et vous accélère, et elle est une sorte de scintillement permanent auquel il faut se donner.