Poème du jour : "Solitude", Alexandre Arnoux
"Je m'effare d'aller dans tes espaces mornes, De sentir limités, Solitude sans bornes, Ma pensée et mon corps, De baigner ma chair lourde en ta liqueur subtile, D'être bruyant dans l'ombre et vain dans l'immobile, Et vivant dans la mort."
Caspar David Friedrich, Tageszeitenzyklus : Der Abend c. 1821/1822
Solitude
Alexandre Arnoux, Poèmes de grand vent (Au Grand vent), 1909
Mon cœur bat à grands coups dans l'air de l'altitude
Les tables de granit que polit et dénude
Le vent torrentiel
Se couchent sur la lande où brame la tempête,
Comme d'obscurs miroirs offerts à fleur de crête
Aux tempêtes du ciel.
Mon ombre, devant moi, marche, déchiquetée
Aux ronces où franchit d'une seule portée
Les lèvres du ravin,
Et, debout sur le bord, je ne vois plus rien d'elle
Qu'au delà du torrent, couché sur les airelles,
Le geste de ma main.
Pleine de lune blanche ou de soleil torride,
Nourricière de fleurs sans joie aux fruits acides,
Lande où rôde la mort,
Ton haleine de glace et ton souffle de braise
Trempent comme l'eau froide et comme la fournaise
Les cœurs âpres et forts.
C'est ici le royaume ardent des Solitudes ;
La désolation tragique des vents rudes
Traîne un rire d'enfer,
Et les Reines, au fond des cavernes farouches,
Siègent, les yeux mi-clos et le doigt sur leurs bouches
Et le front ceint de fer.
Immobiles, au fil des siècles et de l'heure, Sans consumer jamais leur flamme intérieure,
Sans jamais divertir
De leur rêve sans fin leur pensée implacable,
Elles n'entendent rien, ni craqueler le sable,
Ni l'orage hennir.
La terre sans oiseaux, le sol où seule chante
La lamentation des bourrasques démentes
Sont leurs stériles fiefs ;
Et sur les rocs lépreux filent à toute allure
Les nuages, pareils à l'ombre des voilures
D'aériennes nefs.
Géhenne sans damnes, magnifique royaume
Des étés sans moisson, des printemps sans arôme,
Où l'air raréfié
Insurge le sang rauque et vermeil sous la tempe,
Jardins où rien ne court, ne s'élance ou ne rampe,
Ô splendeur sans pitié,
Solitude, sous l'ombre épaisse de tes arches,
Mon bâton a heurté les dalles et les marches
De ton lugubre seuil,
Et j'avance dans ton silence qui s'éploie,
Stupide, inattendu, comme le cri de joie
Dans une ville en deuil.
Je m'effare d'aller dans tes espaces mornes,
De sentir limités, Solitude sans bornes,
Ma pensée et mon corps,
De baigner ma chair lourde en ta liqueur subtile,
D'être bruyant dans l'ombre et vain dans l'immobile,
Et vivant dans la mort.
Qu'importe ! Il faut parfois aborder ton rivage,
Ouvrir notre poitrine à ta main qui ravage,
T'emporter dans nos yeux,
Et brûler, comme un champ infertile qu'encombrent
La vipérine pourpre et les ronces sans nombre,
Notre vie à tes feux.
Il faut que notre coeur s'exalte sur tes cimes,
Que nos yeux sans vertige explorent tes abîmes
Par la nuit obstrués,
Que notre voix, qui stride et qui hurle, meurtrisse,
Sans qu'un écho jamais vers elle rebondisse
Tes espaces muets.
Comme on lave un cadavre à l'essence des roses,
Il faut que les replis de notre âme s'exposent
A tes grands souffles purs ;
Qu'ils arrachent la mousse et les algues immondes
Et ne laissent en nous que l'eau claire et profonde
Où ruisselle l'azur.
Il faut que nos désirs inquiets, que la tourbe
Où notre volonté douloureuse s'embourbe
Et s'enlise et gémit
Soient balayés aux bonds sourds de tes avalanches,
Et que nous nous dressions, offerts, victimes blanches
Au Destin ennemi.
...
Je suis venu vers toi, ô Purificatrice,
Et maintenant voici que le jour luit et glisse
Et rosit le sommet ;
Je sais qu'une Puissance inflexible me somme
De retourner là-bas, vers mes frères les hommes,
Et mon cœur se soumet.
Ils se sont éveillés à l'aube et se souviennent,
Et leur pensée est reliée avec la mienne
Par d'obscurs corridors ;
D'invincibles liens à leur âme m'enchaînent ;
Ils me possèderont par l'amour ou la haine
Jusqu'au seuil de la mort.
Alors je reviendrai vers toi, ô Reine Vierge :
Tu seras la lointaine et solitaire auberge
Qui reçoit l'exilé ;
La mort aura brisé les cordes et les chaînes,
Je n'entendrai plus rien des détresses humaines,
Par tes vents flagellé.
J'entrerai dans tes tours de rêve et de silence ;
J'aurai pour voix ta voix, pour âme ton essence
Et tes souffles pour lit ;
Et comme le caillou qu'on jette, ma mémoire
Sombrera lentement dans l'eau déserte et noire
De l'éternel oubli.