Poème du jour : "Les Poètes", Georges Garnier
"Moquez-vous, Philistins ! Nous sommes les poètes..."
Alfred Host (1836-1892), In the Studio
Les Poètes
Georges Garnier, Le Verger fleuri, 1909
Souriez, Philistins ! Nous sommes les poètes.
Grands amis du plein air et familiers des bêtes,
Des matins et des jours, aux chansons des oiseaux,
Couchés de notre long dans l'herbe sur le dos,
Nous nous laissons bercer de brises et d'ombrages
En regardant aller et venir les nuages.
Puis en de verts roseaux d'inégale longueur,
Disciples du grand Pan, tantôt avec langueur,
Tantôt avec éclat, selon que s'illumine
Ou s'abolit l'azur d'une source voisine,
Soit par trilles légers, soit par graves accords,
Nous modulons nos coeurs harmonieux et forts ;
Et les Nymphes des bois, quittant alors les ondes
Dont l'écume argentait leurs belles boucles blondes,
Font émerger pour nous en spectacles divins
Dans des fleurs, tour à tour, les pointes de leurs seins,
La courbe de leurs dos et l'orbe de leurs hanches ;
Et, fumants de désir pour ces nudités blanches,
Les Faunes au poil roux, lubriques chèvre-pieds,
S'empressent pour les voir à travers les halliers...
De grossiers ignorants nous traitent d'inutiles,
Mais aux tristes forçats de la laideur des villes,
Aumôniers généreux de musique et de paix
C'est nous qui rapportons chaque soir en bouquets
De vocables soyeux et de rimes hautaines
Tout le charme odorant des forêts et des plaines.
Avec de simples mots nous créons du soleil,
Et nous enrichissons le plus pauvre sommeil
De tout l'or qui blondit aux fronts de nos maîtresses.
Le timbre de nos voix ruisselle de caresses,
Et d'innombrables paons, feuilles-mortes, bleus, verts,
Ambrés et violets font la roue en nos vers.
Perles, grenats, saphirs, diamants et topazes
Rayonnent par milliers au velours de nos phrases.
La pourpre et le brocart abondent sous nos mains.
Et, lestes serviteurs de nos vouloirs soudains,
Le plus rude basalte et le plus dur porphyre
S'égalent aux profils que nous n'avons qu'à dire :
Monstres, déesses, sphinx, vierges, éphèbes, dieux.
D'un coup de pouce adroit, potiers prestigieux,
Nous modelons au tour de notre fantaisie
D'incessants Tanagras où déborde la Vie,
La Grâce, le Bonheur, la Force, la Beauté.
Habiles ciseleurs de nuit et de clarté,
Nous exaltons, suant à leurs tâches augustes,
Les torses musculeux des forgerons robustes
Qui pour la paix féconde ou pour les chocs guerriers
Martellent hoyaux, socs, glaives et boucliers.
A tout effort moral de la personne humaine
Hors du vil égoïsme où son instinct l'engaine
Nous tressons des lauriers que rien ne peut flétrir,
Et pour l'éternité des siècles à venir
Nous immortalisons de glorieux squelettes.
... Moquez-vous, Philistins ! Nous sommes les poètes...