Poème du jour : La Danse devant l'Arche, Henri Franck
"Insensé, pour créer ce monde imaginaire, Où l'on vit oublieux de l'univers réel, Il faut avoir une âme ou comblée ou légère, Et ne pas chercher Dieu ou bien l'avoir trouvé."
Henri Franck, "XXXIII", La Danse devant l'Arche, 1912
Henri Franck et Anna de Noailles à Vevey
Chancellerie des Universités de Paris, Bibliothèque littéraire de Paris
XXXIII
Henri Franck, La Danse devant l'Arche, 1912
Insensé, pour créer ce monde imaginaire,
Où l'on vit oublieux de l'univers réel,
Il faut avoir une âme ou comblée ou légère,
Et ne pas chercher Dieu ou bien l'avoir trouvé.
S'il m'eût été donné d'écouter dès l'enfance,
Ce que dit Ariel aux esprits de la mer,
Ce que dit au lutin la grande primevère,
Ce que dit l'alouette au blé vert et pointant
Quand commence à fleurir aux buissons l'aubépine,
Et quand le thym sauvage exhale son odeur ;
Si je portais en moi l'âme vive et fantasque
De Mars aux yeux changeants qui veut rire et pleurer,
Si j'avais aperçu un homme dans la lune,
Portant une lanterne et un fagot d'épines,
Si j'avais su, comme Obéron, faire vibrer
Les rayons du soleil à l'haleine des fleurs ;
La harpe de la pluie au vent du crépuscule,
Ou encore allumer aux yeux des vers luisants,
En guise de flambeaux, les cuisses des bourdons ;
Si j'avais parcouru, moqué par les esprits,
La nuit de la Saint-Jean, la forêt des Ardennes,
Si j'avais entendu des voix dans les grands chênes
Et vu danser les fées qui glissent sur les eaux,
Au clair sifflet du vent, ménétrier habile ;
Si je m'étais nourri de figues et de mûres
Et si j'avais dormi sur les fleurs écrasées,
Tout brillant de rosée, au chant du rossignol ;
Si, prince insouciant et doté par les fées,
Chantant à tout venant comme un oiseau heureux,
J'avais pu m'approcher du château léthargique
Où m'attend pour m'aimer la Belle au Bois dormant ;
Je n'aurais pas traîné ma robe déchirée
Sur les âpres chemins qu'on dit aller vers Dieu.