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Photo du rédacteurIrène de Palacio

Poème du jour : "Cherche ta place", Marie Noël

"Ah ! pauvre corps frileux même sous le soleil Qui sans te ranimer te surcharge et te blesse. Toi qu’un insecte effraye, ô craintive faiblesse, Honteuse d’être pâle et d’avoir tant sommeil. Va plus loin, va-t’en ! Qui te connaît ? Passe ! Tu n’es pas d’ici, cherche ailleurs ta place."

Marie Noël

© Société des sciences historiques et naturelles de l’Yonne




Cherche ta place

Marie Noël, Les Chansons et les Heures, 1922


Je m’en vais cheminant, cheminant, dans ce monde,

Chaque jour je franchis un nouvel horizon.

Je cherche pour m’asseoir le seuil de ma maison

Et mes frères et sœurs pour entrer dans leur ronde.


Mais las ! J’ai beau descendre et monter les chemins,

Nul toit rêveur ne m’a reconnue au passage,

Et les gens que j’ai vus ont surpris mon visage

Sans s’arrêter, sourire et me tendre les mains.


Va plus loin, va-t’en ! qui te connaît ? Passe !

Tu n’es pas d’ici, cherche ailleurs ta place...


J’ai vu sauter dans l’herbe et rire au nez du vent

Des filles pleines d’aise et de force divine

Qui partaient, le soleil sur l’épaule, en avant,

L’air large des pays en fleurs dans la poitrine...


Ah ! pauvre corps frileux même sous le soleil

Qui sans te ranimer te surcharge et te blesse.

Toi qu’un insecte effraye, ô craintive faiblesse,

Honteuse d’être pâle et d’avoir tant sommeil.


Va plus loin, va-t’en ! Qui te connaît ? Passe !

Tu n’es pas d’ici, cherche ailleurs ta place.


Ainsi qu’à la Saint-Jean les roses de jardin,

Fleurs doubles dont le cœur n’est plus qu’une corolle,

J’ai regardé fleurir autour de leur festin

Les reines, les beautés qu’on aime d’amour folle.


Las ! je t’ai vue aussi, toi, gauche laideron,

Mal faite, mal vêtue, âme que son corps gêne,

Herbe sans fleur que le vent sèche avec sa graine

Et que ne goûterait pas même un puceron...


Va plus loin, va-t’en ! Qui te connaît ? Passe !

Tu n’es pas d’ici, cherche ailleurs ta place.


De rien sachant tout faire, ici menant le fil,

Puis là, dessus, dessous, vite, vite, des fées,

Sous leurs doigts réguliers trouvent un point subtil,

Sans avoir l’air de rien, calmes et bien coiffées...


Toi qui pour ton travail uses le temps en vain,

Toi dont l’aiguille borgne, attentive à sa piste,

Pique trop haut, trop bas, choppe, accroche, résiste,

Prise aux pièges du fil tout le long du chemin,


Va plus loin, va-t’en ! Qui te connaît ? Passe !

Tu n’es pas d’ici, cherche ailleurs ta place.


D’autres, fermes esprits, têtes pleines de mots,

Connaissent tout : les dieux, les pays, leur langage,

Les causes, les effets, les remèdes, les maux,

Les mondes et leurs lois, les temps et leur ouvrage...


Tête qui fuis, et tel un grès à filtrer l’eau.

Laisse les mots se perdre à travers ta cervelle,

Ignorante qui crois que la terre est nouvelle

Tous les matins, et tous les soirs le ciel nouveau,


Va plus loin, va-t’en ! Qui te connaît ? Passe !

Tu n’es pas d’ici, cherche ailleurs ta place.


D’autres ont pris leur rêve au piège et l’ont tout vif

Enfermé malgré lui dans leur strophe sonore

D’airain vaste, d’or calme ou de cristal plaintif,

Et l’applaudissement des hommes les honore...


Mais toi ! Tes rêves, comme un vol de moucherons,

T’étourdissent, dansant autour de tes prunelles,

Et ta main d’écolier trop lente pour leurs ailes

Sans en saisir un seul s’égare dans leurs ronds.


Va plus loin, va-t’en ! Qui te connaît ? Passe !

Tu n’es pas d’ici, cherche ailleurs ta place.


D’autres, se retirant à l’ombre de leurs cils,

Patients, cherchent la vermine de leur âme

Et pèsent dans l’angoisse avec des poids subtils

Son ombre et sa clarté, sa froidure et sa flamme.


Mais toi qui cours à Dieu comme un petit enfant,

Sans réfléchir, toi qui n’as pas d’autre science

Que d’aimer, que d’aimer et d’avoir confiance

Et de te jeter toute en ses bras qu’Il te tend,


Va plus loin, va-t’en ! Qui te connaît ? Passe !

Tu n’es pas d’ici, cherche ailleurs ta place.


Sans beauté ni savoir, sans force ni vertu,

Être qui par hasard ne ressemble à personne,

Je sais bien qui je suis, l’amour ne m’est pas dû

Et ne pas le trouver n’a plus rien qui m’étonne.


Mais malgré moi j’ai mal... De l’hiver à l’hiver,

Je m’en vais et partout je me sens plus lointaine,

Seule, seule, et le cœur qu’en silence je traîne

Me semble un poids trop lourd, sombre, inutile, amer...


Va plus loin, va-t’en ! Qui te connaît ? Passe !

Tu n’es pas d’ici, cherche ailleurs ta place.


Bah ! c’est au même lieu que les chemins divers

Aboutissent enfin, le mien comme les vôtres.

Bonne à rien que le sort conduisit de travers,

Je ferai mon squelette aussi bien que les autres.


Mais où me mettrez-vous, mon Dieu ?... Pas en enfer ;

Je n’eus pas dans le mal assez de savoir-faire.

Et pas au paradis : je n’ai rien pour vous plaire...

Hélas ! me direz-vous comme le monde hier :


Va plus loin, va-t’en ! Qui te connaît ? Passe !

Tu n’es pas d’ici, cherche ailleurs ta place.


N’aurai-je au dernier jour ni feu, ni lieu, ni toit

Où reposer enfin ma longue lassitude ?

Ou m’enfermerez-vous — hélas ! que j’aurai froid ! —

Dans une lune vide avec ma solitude ?...


Mais à quoi bon, Seigneur, chercher la fin de tout ?

Vous arrangerez bien ceci sans que j’y songe.

Je m’en vais, mon chemin dénudé se prolonge...

Vous êtes quelque part pour m’arrêter au bout.

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