Poème du jour : "L'aveugle", par Albert Giraud
"Et toujours il est là, tragique, hypnotisé Par l'horreur du silence et de la solitude, Figé dans la farouche et superbe attitude Qu'imprime aux êtres fiers un beau rêve brisé."
Georges Seurat
L'Aveugle
Albert Giraud, Hors du siècle, 1888
Par la lucarne ouverte, à l'heure coutumière
Où les hommes du port regagnent leur maison,
Immobile et muet, les yeux à l'horizon,
Il regarde sans voir la mort de la lumière.
Un rayon poussiéreux dans le logis obscur,
Comme un ruban de feu traversant les ténèbres,
Eclaire vaguement les grands gestes funèbres
Et le profil d'un Christ éployé sur le mur.
Dans l'infini du soir, exhalant des reproches
Vers le soleil défunt disparu sous les flots,
L'âme des cloches pleure, en de lointains sanglots
Lentement, doucement, pleure l'âme des cloches.
Et toujours il est là, tragique, hypnotisé
Par l'horreur du silence et de la solitude,
Figé dans la farouche et superbe attitude
Qu'imprime aux êtres fiers un beau rêve brisé.
C'est un vieux matelot qui vit des jours épiques,
Sur qui chanta la joie immense de la mer,
Et qui trente ans vogua dans l'ivresse de l'air,
Des docks de la Tamise aux îles des Tropiques.
Adieu l'odeur du sel et les souffles marins !
Adieu l'essor géant des voiles palpitantes !
Adieu les grands tillacs aux couleurs éclatantes
Semblables dans l'azur à d'énormes cyprins !
A travers la stupeur de ses mornes prunelles,
Où s'enfonce aujourd'hui la vaste cécité,
Il regarde couler le vide illimité,
Comme un autre océan aux vagues éternelles.
Il songe, et la lueur incertaine qui luit,
Vespérale et sinistre, au fond de ses yeux ternes,
Evoque le miroir aveugle des citernes
Où vient sous les cieux morts se contempler la nuit.
Son oreille s'affine, et les rumeurs sans nombre
De la vie inquiète et du soir frémissant
Dans ses cheveux dressés passent en croassant
Comme un vol d'oiseaux fous sur les houles de l'ombre.
Oh ! si quelqu'un pouvait déchiffrer le secret
De ces globes rongés par une lèpre immonde,
Et dardés pour toujours sur le néant du monde,
Chimère de Rembrandt, dis-moi ce qu'il verrait ?
Il y verrait la cale, où de lourdes amarres,
Qu'anime affreusement la masse de leur poids,
S'enroulent dans des lacs de bitume et de poix,
Comme un noeud de serpent dans la vase des mares ;
Des caveaux empestés et des abîmes gras ;
De visqueux escaliers où la flamme des lampes
Jette un pâle reflet de poisson sur les rampes
Et frôle d'un éclair le sommeil mou des rats ;
Et puis, dans cet enfer plein d'ordure et de boue,
La fauve éclosion d'un fantôme vermeil ;
Des zébrures de moire et des fleurs de soleil
Parmi les trèfles d'or des vieux cuirs de Cordoue ;
Un bouquet lumineux de chaudes floraisons
Qui, dans l'obscurité des cachots léthargiques,
Eparsement le jour de leurs feuilles magiques,
Et comme un lierre ardent grimpent sur les cloisons ;
Les obliques lueurs allumant par flambées,
Sur l'étincellement des cuivres embrasés,
Des langues d'incendie et des éclats bronzés
Pareils, dans la pénombre, à l'or des scarabées ;
L'espace magnétique illuminé d'oiseaux,
Les trois-mâts solennels ouvrant leurs écoutilles
Aux moussons paresseux de la mer des Antilles,
Et buvant les parfums qui traînent sur les eaux ;
Et les soirs suggestifs où les grands soleils roses,
Noyés dans la rougeur du gouffre éblouissant,
Semblent avec leurs jets de lumière et de sang
Des volcans sous-marins qui lanceraient des roses.