Pierre Quillard : poète, traducteur, anarchiste
Dernière mise à jour : 10 mai
"Je le sais, tout se meurt dans ton âme d'automne. Laisse la nuit prendre les fleurs qu'elle moissonne Et l'amour défaillant d'un coeur ensanglanté..."
Pierre Quillard "L'automne a dénudé..."
La Lyre héroïque et dolente, 1897
"Le poème plongera toujours par ses racines obscures et douloureuses dans le noir enfer de la vie présente ; il sera nourri de ce que nous avons aimé, de ce que nous avons connu ou pressenti. Mais il jaillira pour nous-mêmes et pour autrui, hors de cette terre d'angoisse, comme une fleur prodigieuse, sans tige, planant dans l'éclatante lumière."
Pierre Quillard, lettre à Bernard Lazare (extrait)
Mercure de France, 1893
Pierre Quillard, portrait par A.I. Alexandrowitch
Avant 1912
Les poèmes ci-dessous proviennent tous de l'unique volume "complet" des vers de Pierre Quillard (1864-1912) : La Lyre héroïque et dolente, publié en 1897. Ce recueil rassemble De sable et d'or et La Gloire du verbe (1890). Outre la poésie symbolique, qu'il finira par délaisser, Quillard s'est également illustré dans le théâtre, avec La Fille aux mains coupées : mystère (1891) et L'Errante : poème dramatique (1896). Quillard, féru d’antiquité latine et grecque, était aussi un excellent latiniste, helléniste et traducteur (Sophocle, Porphyre, Théocrite...). A vingt ans, en 1884, il fonda la revue La Pléïade avec son ami le tout jeune poète symboliste Éphraïm Mikhaël. Mais c'est son important engagement politique qui l'occupa jusqu'à sa mort en 1912, à l'âge de 47 ans. "Le poète de "Celle qu'on foule", "La fille aux mains coupées", ne pouvait rester sourd à la grande plainte humaine, il fallait qu'il allât vers ceux qui souffrent, non pas pour les consoler par la tristesse des résignations mais pour les rendre conscients de leurs droits." (André-Ferdinand Hérold, À la mémoire de Pierre Quillard, op. cit., p. 73. Cité dans De l'affaire Dreyfus au mouvement arménophile : Pierre Quillard et Pro Armenia, Agnès Vahramian).
Si la poésie n'occupa donc Pierre Quillard que quelques années, on ne peut s'empêcher ici de lui rendre un hommage tout particulier. Car elle n'est jamais anecdotique, mais brille au contraire par son éclat et sa force, à la manière de celles d'un Moréas ou d'un Stuart Merrill (ce dernier lui-même révolutionnaire et anarchiste). Différemment, mais dans une mesure comparable, la destinée de Quillard fait également penser à celle du poète Henri Barbusse, qui s'engagea durablement en politique après avoir été témoin de l'horreur de la Première guerre mondiale. Quand l'imaginaire et le songe ne suffisent pas à apaiser la révolte, l'action et la lutte prennent parfois le relais.
Manuscrit du poème "Rêve d'étalons" (poème dédié à Edmond Haraucourt)
La Lyre héroïque et dolente
© Collection particulière
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Pour une absente
Je veux m'enfermer seul avec mon souvenir,
Immobile, oublieux des rafales d'automne
Qui font les frondaisons se rouiller et jaunir
Et de la mer roulant sa plainte monotone ;
Je veux m'enfermer seul avec mon souvenir.
Le demi-jour filtrant des étoffes tendues
Sera doux et propice à mon coeur nonchalant,
Quand je l'évoquerai du fond des étendues,
Et sa voix emplira d'un hymne grave et lent
Le demi-jour filtrant des étoffes tendues.
J'aurai la vision chère devant les yeux :
Le souffle parfumé de l'ineffable Absente
Flottera pour moi seul dans l'air silencieux
Subtil comme une odeur de fraise dans la sente ;
J'aurai la vision chère devant les yeux.
Et je dirai tout bas ma tendresse latente ;
Ô coeur lâche, tremblant et révolté, je veux
Que ton intime amour se révèle et la tente :
Tu te résigneras à l'effroi des aveux
Et je dirai tout bas ma tendresse latente.
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Flammes
Parmi les âcres fleurs des lauriers, cette voix
Évocatrice en nous de gloire révolue
Émanait de la mer, du soir et d'autrefois :
"Enfants tristes, penchés vers l'ombre, l'ombre afflue
Et monte jusqu'à vos lèvres avec les flots
Dont vous enivriez votre âme irrésolue.
La séculaire nuit opprime vos yeux clos,
Enfants tristes, et vos poitrines lacérées
Se gonflent lâchement de stériles sanglots.
Si votre bouche a soif des aubes empourprées
Et du sang lumineux qui sacre le matin
Quel sortilège encor vous attrait aux vesprées ?
D'un geste, dans la nuit, décisif et hautain,
Reniez le poison des ondes léthéennes
Et marchez sans retour vers un autre destin."
Frénétiques, hors des ténèbres anciennes
Nous avons fait jaillir dans le ciel morne et noir
Une farouche aurore à la cime des chênes,
Et dociles au cri de désir et d'espoir,
Nous respirons les roses rouges de la joie,
Depuis que déjouant les embûches du soir
La torche avec l'épée à notre poing flamboie.
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Paroles sur la terrasse
A Puvis de Chavannes
Des reines blanches inclinées
Aux balustrades d'améthystes
Pour fleurir la mort des journées
Effeuillent des glycines tristes.
Fleurs plus brèves que les plus brèves,
Vains thyrses que le vent spolie,
Les noirs flots sans rives ni grèves
Emportent leur cendre pâlie ;
Et c'est le deuil d'un double automne,
Soir du jour et soir des feuillées,
Qui dévaste l'ombre et frissonne
Dans leurs ramilles dépouillées.
Des pas glissent sur la terrasse ;
Une étoffe roide s'y froisse ;
Les voix que la nuit blême efface
Tremblent d'adieux, meurent d'angoisse,
Et cygnes chassés de tout fleuve ;
S'en vont fébriles et blessées,
Sans que la ténèbre s'émeuve
Aux cris des âmes délaissées.
Pierre Quillard
Photographie studio Guy et Mockel
1898
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L'homme
Nuit moins sinistre que le soir, ô nuit rebelle
A mon désir, tu n'es pas l'ombre que j'appelle
Et trop d'astres encor m'offusquent de clarté
Pour que je boive en toi les coupes du Léthé.
Autrefois, j'ai vécu derrière les murailles
Des villes; je connais les brèves funérailles
De toute joie et vers la cime et vers la tour,
Pour le muet exil que je veux sans retour,
J'ai fui l'âcre parfum des roses effeuillées..
Lorsque je suis venu, les portes verrouillées
Pleuraient plaintivement comme des chiens meurtris.
Et j'oubliais le monde et méprisais leurs cris
Mais la pierre me parle ainsi qu'une vivante
Maintenant, et flambeau d'angoisse et d'épouvante,
Dans mon cœur las du crépuscule rouge et noir,
Chaque étoile qui monte allume un triste espoir.
Eaux bienheureuses, vos paupières sont voilées :
Aucun rêve de ciel et d'algues emmêlées
N'ondule dans le calme abîme ; nul reflet
Des jours antérieurs où l'aube étincelait
Sur votre moire alors juvénile et chantante
Ne se réveille en vous par la nuit éclatante
Avec le souvenir d'un antique soleil.
Eaux bienheureuses, vous dormez du vrai sommeil.
Vous les pâles, vous les froides et les obscures,
Vous les mortes.
J'attends les suprêmes augures,
Les cygnes éternels ouvrant leur vol sacré,
Et l'heure, enfin libératrice, où je serai,
Eaux bienheureuses, lac de nuit, lac de silence,
Digne de votre accueil et de votre clémence.
(...)
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Mare Tenebrarum
A Emile Gallé.
Durant les jours de brume et les soirs sans étoiles
Le vent triste a fané la pourpre de nos voiles ;
Mais nos cœurs s'attardant aux soleils révolus
Oubliaient le deuil vain des flux et des reflux.
La barque tressaillait de la poupe à la proue
Avec le ronflement d'un cheval qui s'ébroue ;
Mais nos cœurs enchantés de chants évanouis
Oubliaient la clameur des vagues et des nuits.
Hier l'Aurore brusque a jailli de nos rêves ;
Le marbre bleu des mers et l'or fauve des grèves
Eblouissaient nos yeux brûlés par les embruns
Et le dragon rostral s'enivrait de parfums.
Mais l'ombre en flocons noirs a neigé sur nos âmes,
L'ombre que nul soleil ne fondra de ses flammes
Et déjà le dragon, loin des havres heureux,
Mord les antiques flots glacés et ténébreux.