Pierre Louÿs : Journal intime, 1882
Pierre Félix Louis, dit Pierre Louÿs, est un poète et romancier français, né à Gand (Belgique) le 10 décembre1870 et mort à Paris le 4 juin1925.
JOURNAL INTIME 1882–1891
1882
7 janvier 1882, samedi, 5 h. soir.
Il fait ce matin un temps abominable m’empêche d’aller suivre le cours de chimie de M. Robinet. J’emploie ma matinée à arranger mon aquarium dans lequel j’ai mis hier quelques animaux aquatiques qui y vivent en assez bonne intelligence. L’après-midi, je prends ma leçon chez Mlle Marie. Je la quitte à 2 heures et je cours chez Marraine. Je la trouve en bonne santé. De là, je vais chez ma tante où je lis le Manoir d’Yolan de Mlle de Martignat. En rentrant à la maison je pêche encore quelques animaux qui peuplent mon aquarium.
Lundi, 9 janvier 1882, 5 h. 1/2 soir.
Ce matin, j’ai fait une partie de mes devoirs.
L’après-midi, malgré le mauvais temps, j’ai pêché une notonecte et beaucoup de limnées, quelques petits crustacés qui ressemblent à des crevettes, cinq ou six larves d’éphémères (qui cette fois ne sont pas mortes) et deux larves de phryganes. J’ai encore travaillé pendant deux heures et j’ai employé le reste du temps à lire l’histoire d’un dessinateur, et à déchiffrer un petit morceau sur le piano. Le temps couvert m’empêche de faire mes observations.
Mercredi, 11 janvier, 4 h. 35 soir.
Ce matin, je suis allé au cours de M. Robinet. Il n’y était pas. Pendant ce temps-là j’ai fini mes devoirs et fait une composition en orthographe. J’ai été second sur trois. J’ai déjeuné chez ma tante et à une heure j’ai pris ma leçon. Après je suis rentré chez ma tante. Puis j’ai acheté un petit carnet comme celui sur lequel j’écris pour inscrire mes observations astronomiques, et deux cahiers ordinaires. Aussitôt après, je suis parti pour la maison. La route était affreusement sale.
Vendredi, 13 janvier, 5 h. 3/4 soir.
Après-midi, papa est allé à Épernay. Quelque temps après son départ, ma tante et Thérèse sont venues à Dizy et sont reparties aussitôt. J’ai fait tous mes devoirs cet après-midi et j’en avais beaucoup. Je compte apprendre ce soir les Embarras de Paris, de Boileau.
Hier, j’ai fouillé dans l’armoire du second pour trouver des livres allemands et anglais. Je n’en ai pas vu d’allemands ; mais j’en ai trouvé deux anglais que je puis lire : 1° Tales of a grandfather english history ; 2° Reading book, second party. Ce dernier me paraît très intéressant. Il contient beaucoup d’histoires de marins, de découvertes, etc. Et après les avoir bien considérés, j’ai arrêté ce qui suit :
Monsieur Pierre Louis, élève de l’École Alsacienne, en villégiature à Dizy,
Vu sa faiblesse en allemand et en anglais,
Vu l’utilité de savoir ces deux langues :
Arrête :
Article Ier. — Il devra lire tous les jours : 1° un chapitre de l’English history ; 2° une leçon du Reading book ; 3° une leçon du cours d’allemand de septième.
Article 2. — Il devra chercher tous les mots qui lui seront inconnus, dans le dictionnaire.
Article 3. — Lorsqu’il aura terminé ces livres, il devra lire tous les jours un chapitre du Last of the Mohicans, by Fenimore Cooper.
Jusque-là je chercherai si je ne trouve pas d’autres livres allemands.
Lundi, 5 janvier.
Retourné à l’école. Il y a deux nouveaux, Basquin et Carême. Expliqué pour la première fois Virgile. Pris une leçon de violon. L’après-midi une compote en version, que je ne comprends pas mal. Papa se trouve un peu mieux ; le relieur m’a enfin rendu mes livres.
Mardi, 6 janvier.
Ce matin, M. Bémont nous a fait un cours intéressant sur les guerres de Macédoine. Papa va toujours mieux. M. Marty m’a donné un zéro de français. Cela l’ennuie beaucoup, car c’est ma première mauvaise note de la semaine.
Mercredi, 7 janvier.
J’achète, le matin, des champignons pour la classe de botanique. Cette classe est très intéressante. Le soir, Georges dîne à la maison. Mon oncle et Élisabeth viennent nous voir dans la soirée. Grande discussion ! Journée assez bien remplie et intéressante.
Mardi, 13 janvier.
Ce matin, en me réveillant, je vois tous les toits couverts de neige. C’est la première fois de l’hiver. Avant d’entrer en classe, on organise une bataille à boules de neige bientôt interdite par M. Marty. Papa me gronde en rentrant à cause d’un 1 de latin que j’ai mérité ce matin.
Mercredi, 14 janvier.
Les boules de neige étant défendues, on se rejette sur les glissades. Les récréations sont fort ennuyeuses pour moi, car je ne sais pas glisser et suis obligé de rester les bras croisés sans rien faire. Une place de 9e en version latine ne contribue pas à me distraire !
Samedi, 17 janvier.
Ce matin, examen d’histoire. Papa y assiste. Je suis interrogé sur la retraite de la plèbe sur le mont sacré. J’ai un 18 ! ! ! Quelle veine ! Après le déjeuner, je m’en vais au Luxembourg pour lancer des boules de neige. Malheur, la neige fond !
Lundi, 19 janvier.
Georges m’avait expliqué hier soir les vingt premiers vers de l’Énéide et j’ai été justement interrogé là-dessus. Je suis aussi interrogé en allemand sur le Waldvöglein que je savais très bien. En somme, je n’ai eu que des bonnes notes aujourd’hui, mais je ne me suis guère amusé.
Mardi, 20 janvier.
Leçon très intéressante de M. Bémont sur Mithridate. L’après-midi, il nous conduit (pas Mithridate, M. Bémont) au Louvre pour voir et étudier l’histoire du costume civil des Romains. Je tenais la tête de la promenade avec Bouet. Alfred m’a acheté La Grammaire de Labiche pour la répétition chez Glatien.
Lundi, 26 janvier.
Nous avons aujourd’hui pour la première fois à préparer du Lucien. C’est assez difficile : il faut chercher presque tous les mots. Après-midi j’ai eu une composition en allemand dont je ne suis guère content. Je n’espère pas avoir une bonne note et cela m’ennuie.
Mardi, 27 janvier.
Pour la première fois aujourd’hui, nous avons à apprendre du Lutrin. C’est très drôle et facile à retenir. Classe d’histoire intéressante sur les Romains en Espagne, Viriathe et Sertorius. Journée assez belle aujourd’hui, quoique froide.
Mercredi, 28 janvier.
J’avais fait hier une carte politique de la Turquie m’a valu un 8. Après-midi, je prends à la bibliothèque : Hors de France, par Mézières. Cela paraît très intéressant, j’en ai déjà lu un peu, ce soir. J’ai été au Luxembourg de midi à 2 heures.
Jeudi, 29 janvier.
Après-midi, première répétition de La Grammaire chez Glatien. Laurins joue admirablement bien. N’ayant pu apprendre que la moitié de mon rôle, j’ai été obligé de tenir mon livre à la main pendant une partie de la répétition.
Samedi, 31 janvier.
Déveine sur toute la ligne aujourd’hui. 1° 145 seulement d’examen de géographie ; 2° médiocre de conduite ; 3° avertissement pour mon zéro d’hier. C’est complet. Je reste à la maison de midi à 2 heures pour apprendre ma syntaxe.
Dimanche, 1er février.
Journée très amusante qui rachète un peu celle d’hier. Aussitôt après la messe, je suis allé chez Élisabeth où j’ai déjeuné. Elle m’a conduit à Lamoureux où j’ai entendu la Symphonie pastorale de Beethoven admirablement jouée et quelques airs de Haydn chantés par Mme Brunet-Lafleur.
Lundi, 2 février.
Désappointé ce matin par Virgile. Potassé compote en math, de midi à 2 heures. Rien d’autre à noter pour aujourd’hui.
Mardi, 3 février.
Leçon très intéressante de M. Bémont sur les Romains en Gaule avant César. Présenté à M. Rieder pétition signée de tous mes camarades d’anglais pour changement d’heures de classe, approuvé. Allé en promenade au Louvre. Tenu la tête avec Auburbin. Vu David, Gros, Delaroche.
Mardi, 3 mars.
Leçon intéressante de M. Bémont sur l’organisation des provinces. Je suis allé en promenade après-midi avec M. Marty. Je tenais la tête avec Givierge. Nous y avons vu les tableaux de Prud’hon, Géricault, Ingres, Delacroix, Delaroche, etc.
Jeudi, 5 mars.
René avait congé par hasard aujourd’hui, aussi, je suis allé avec Jeanne et lui au Jardin des Plantes. Nous y avons corrompu nombre de gardiens, et admiré nombre de bêtes curieuses. Jeanne était très oppressée. Nous sommes revenus en bateau-mouche jusqu’au quai de Saint-Augustin, où j’avais une répétition chez Glatien.
Vendredi, 6 mars.
J’avais à traduire pour aujourd’hui une fable de La Fontaine en latin. Ce n’était pas facile. Aussi n’ai-je pu attraper qu’un 5. Mes autres notes ont été excellentes. Par exemple, un 9 de M. Rieder enchanté des réponses, judicieuses, paraît-il, que je lui avais faites.
Samedi, 7 mars.
Je suis 1er ! en histoire avec 17 !!! M. Bémont a beaucoup hésité entre Givierge et moi. Mais il a trouvé que mes réflexions étaient plus justes et mon plan plus net. C’est cela qui l’a décidé. C’est la sixième fois que je suis 1er depuis que je suis à l’école.
Samedi, 14 mars.
Je suis allé ce soir chez Glatien, et j’ai assisté à la représentation, non plus en acteur mais comme spectateur. Laurens a été admirable. Après la pièce, il y a eu un petit souper de gâteaux et de thé. Alfred est venu me rechercher.
Dimanche, 15 mars.
Je suis allé aujourd’hui avec ma tante Marie et Jeanne à l’exposition des œuvres de Gustave Doré. Nous avons pu nous procurer un Dante et une Atala, illustrés par lui. J’en ai été enthousiasmé. Mon Dieu, quel talent il avait, ce Gustave Doré !
Lundi, 16 mars.
Aujourd’hui, Georges m’a permis de lire Hernani. Dieu que c’est beau ! surtout les deux dernières scènes et le monologue de Don Carlos. Cette pièce m’a passionné. Après-midi, composition en thème latin. Je suis très content de la mienne. Je n’oublie pas d’aller à l’anglais.
Mardi, 17 mars.
Ce matin, classe de M. Bémont sur les Gracques. Après-midi, nous allons avec lui au Louvre étudier le costume militaire des Romains. Je tenais la tête avec Chapon. Nous avons causé de Victor Hugo ensemble, il est aussi passionné que moi sur ce poète. C’est un très bon garçon que Chapon.