

Irène de Palacio
il y a 6 heures
"Les roses imparfaites ne sont si nombreuses que pour s'évertuer, par des essais successifs, vers les roses parfaites. Ainsi de tout. Et c'est pourquoi, sur une route pareille et toujours différente, ma pensée marche vers le Ciel."
Pensée des jardins (1906) compte parmi les ouvrages les plus oubliés du "cygne d'Orthez", Francis Jammes (1868-1938). Dans ces courtes méditations, le poète prête à la faune et à la flore un regard amusé et interrogateur ; sa sensibilité panthéiste se révèle dans l’attention portée aux fleurs, aux insectes, au passage des saisons, et à l'échange muet entre l’âme humaine et la nature. L’insecte bleu devient un compagnon de solitude, la fleur trompeuse un miroir incertain, et le jardin un théâtre, où l’ombre et la lumière composent d’étranges figures... A leur manière, ces fragments révèlent toute l'énigme du vivant.
C'était un pays de sombre magnificence, dans une forêt où de larges et tristes palmes semblaient des plumes d'autruche. Ceux qui étaient las des chagrins, moi, nous allions nous enfoncer dans cette forêt, lui demander le calme, ne plus entendre que le bruit de nos piochons déracinant des espèces ténébreuses et belles. Nous étions groupés autour d'un autel dressé dans l'obscurité végétale. Une grave bénédiction planait sur l'amertume de nos coeurs courageux. Ma mère était là, assistant à ce départ solennel. Un des botanistes me faisait face, et sa boîte de Dillénius était verte comme une île.
Quelle différence entre cette herborisation projetée par mon songe taciturne, et celle que je fis, hier, avec ma nièce, dans de légers bois, auprès de vastes sources et de petits marécages rougeâtres ! Que nos pays sont tempérés ! Que "tempérés" s'applique bien au caractère de notre flore ! Là-bas, dans la zone tropicale où mes aïeux dorment leur torride sommeil, les gueules merveilleuses des corolles bâillent aux colibris, mielleuses et féroces. On voit des jeteuses de sorts empoigner des racines et danser dans l'ombre.
Mais, ici, la douce parnassie élève, auprès d'un ruisseau médiocre, une coupe que ne viderait pas une abeille, et la fleur du mélampyre semble le cor d'une cigale.
Léon Bonvin, Scène forestière (1865)
Il me fait comprendre la métempsycose, et de quel désir naquit cette philosophie. Elle n'implique point, quoique l'on puisse penser, la mort.
Ô bel insecte bleu, jamais revu, rencontré dans le coeur d'un ormeau, tu ne différais point tellement de moi que je ne puisse nous confondre ! Les ailes de ma rêverie se revêtent d'azur comme tes élytres et, de même que, par ce beau jour, tu prenais l'air à ta fenêtre vermoulue, je passe discrètement la tête à ma croisée rongée de guêpes. Et, s'il pleut comme aujourd'hui, que faisons-nous l'un et l'autre que de parcourir ces étroits espaces : toi ta chambre et moi ma tanière ? Va ! les fleurs de nos songes sont inclinées par les mêmes brises du Ciel, et nous savons que ce n'est pas l'été parce que la cigale de La Fontaine ne crisse plus aux arbres défeuillés, et parce que le larmoiement de la branche d'hiver n'a pas le doux parfum du cep printanier.
Nous possédons une égale sagesse parce qu'elle provient d'une même crainte. Lorsque soufflera l'embellie, lorsque nous nous sentirons dignes d'être admirés, au pied du même ormeau dont nous chanterons la beauté mûre, nous attendrons l'amour. Mais, lorsque je verrai s'affoler dans la tempête les voiles des bateaux, ou que tu verras s'abîmer les feuilles mortes, il ne faudra pas sortir...
L'insecte ; Nouvelle édition illustrée de 140 vignettes sur bois, par Jules Michelet (1884)
Illustrations par H. Giacomelli
C'est dans un cottage fermé, aux abords d'une très grande ville, qu'il faut situer l'âme d'Edgard (sic) Poë. On entend au loin les sirènes des vaisseaux sur le fleuve. Devant le cottage l'herbe de la petite pelouse a poussé en liberté. Mais comme, à l'époque où cette pelouse était un parterre soigné on y avait planté des anémones mauves, ces anémones ont repoussé. Et, parce que le foin cache leurs tiges, les fleurs semblent avoir été disposées là par des enfants. Voici la pompe dont l'eau, aux soirs d'été, servait au rafraîchissement des bouteilles. Voici l'écriteau "A louer" que le vent a détaché et jeté dans la haie où sont des vieilles chaussures. La sonnette est démantibulée. [...] Poë est une journée d'Avril, une prairie couverte de ces anémones et de jacinthes. Son poison est tout printanier. Là, tout possède une virginité singulière. Même la fleur n'y est jamais fécondée.
Anémones doubles
Recueil de fleurs et d'insectes dessinés et peints sur vélin, par Daniel Rabel (1624)
Dieu m'a donné un royaume dont il m'a institué le roi, de ma naissance à ma mort. Dans ce royaume, toutes choses sont pêle-mêle, mais je distingue chacune d'elles peu à peu, et la traite comme un minerai dont je désire dégager un or toujours plus pur.
[...]
Notre acheminement vers le Ciel se passe dans un même paysage, mais continuellement renouvelé, qui est la même existence que l'on a déjà vécue, aux amitiés de plus en plus sincères, aux abricots de plus en plus sucrés, aux roses de plus en plus roses, aux jeunes filles de plus en plus aimées.
Ah ! que sera-ce enfin que le domaine de chacun ! Et quelle joie pour l'Elu que de voir sous sa fenêtre, au suprême réveil, le suprême perdreau jouer un tour suprême au suprême chien de chasse !
Tenterai-je de dépeindre ce bienheureux séjour d'après quelques minutes terrestres ? Si oui, je trouve un homme de trente-cinq ans. Il fume une pipe de terre sombre et il est fiancé à une jeune fille. Aucune inquiétude n'habite le coeur de cet homme, car il n'a plus le souci de la vie éternelle, donc l'angoisse du doute. Quant au domaine qu'il habite, il lui suffit : la treille, le puits, le figuier, la chambre où il écrit ces lignes en écoutant fuser la pluie.
A cette description d'une joie céleste, ne croyez point que je plaisante, ou que je m'amuse au capricieux agencement de mes pensées comme à la recherche d'un bouquet. Réfléchissez sur ce que, déjà, peut-être, en me lisant, vous êtes sur la voie céleste.
Je dis donc que si, dans mille ans, je renaissais dans mon jardin, je m'écrierais : "Oh ! que sont ces roses ?" Car je ne reconnaîtrais point les roses d'il y a mille ans. Elles me sembleraient et seraient de nouvelles roses, plus magnifiques, parce que accrues de toutes les rosées, de toutes les aurores, de toutes les poésies, augmentées à leur tour de toutes les poésies, de toutes les aurores, de toutes les rosées que mon nirvana n'aurait point connues. Mais alors ? Les roses imparfaites ne sont si nombreuses que pour s'évertuer, par des essais successifs, vers les roses parfaites. Ainsi de tout. Et c'est pourquoi, sur une route pareille et toujours différente, ma pensée marche vers le Ciel. Donc ce n'est point en largeur, en hauteur, que s'effectue ce pèlerinage. C'est en profondeur.
Pierre Joseph Redouté
Rosa Gallica Pontiana, Rosier du Pont, 1824
Chaque plante possède un blason où s'inscrit sa légende. L'orgueil de la jacinthe remonte aux poésies grecques, se réclame des cheveux bouclés — comme ses sépales — des adolescents, et de la lente ondulation d'Amaryllis ou de Chloë.
[...]
Le lilas, empereur du Printemps, impose le sceptre bleu de ses thyrses pareils à des coeurs fragiles. Et ce sont ces coeurs, semés sur champ d'azur, que je dédie aux enfants qui moururent en avril, le jour même que leurs âmes s'ouvraient à un malaise inconnu.
Lilas commun
Traité des arbres et arbustes que l'on cultive en France (tome 2, par Duhamel).
1804-1809
Cette fleur a un corselet velu, des pattes velues aussi, un abdomen togré et des ailes étendues. Elle représente l'insecte même qu'elle veut séduire. N'est-ce point là une suprême hypocrisie ? J'ai vu, un jour que je tenais cette fleur à la main, des frelons furieux la harceler. Sans doute, ils avaient reconnu le subterfuge de la corolle sur laquelle ils s'étaient posés à peine, mais assez pour la rendre mère. Ainsi la beauté parfois nous trompe. Nous la faisons semblable à nous-mêmes. Et, comme l'un de ces frelons, l'homme qui s'aperçoit qu'il a été leurré par l'apparence harcèle et parfois poignarde la femme qui l'a tenu entre ses bras.
Ophrys-abeille
Prof. Dr. Otto Wilhelm Thomé, Flora von Deutschland, Österreich und der Schweiz (1885)
La nature, si on la considère simplement, est pleine de simplicité. Je m'attendris à considérer les animaux les plus étranges. La façon dont ils sont construits m'enchante. Si je remarque l'un deux, je lui dis, mentalement : "Voyons, mon bonhomme, comment t'es-tu fichu pour vivre ?"
Et cela m'amuse que le chien terre-neuve emprunte ses pieds au canard, le canard ses plumes au brochet, le brochet son museau au bec du canard, le hérisson ses pics à la châtaigne, le dactyloptère ses mains à la chauve-souris, la poule d'eau ses pattes aux algues flottantes.
Histoire naturelle des mammifères, Frédéric Cuvier (1820)
Je pense que la Terre agit peut-être comme le tour d'un potier, dont le plateau serait une sphère isolée de son support, et soumis aux lois de la gravitation.
Posée dessus, la matière n'a plus qu'à prendre forme. Elle se dresse d'elle-même comme l'argile sur le tour. Et, sous les doigts de l'Air, des Eaux, du Feu, de l'Attraction, cette matière se creuse en conque, se bombe en sein, se ramifie en arbre, s'incurve en falaise.
Les courbes de la mer, les cyclones, les typhons, et jusqu'aux moindres vagues, sont des maquettes éphémères que pétrissent, suivant les mêmes lois, les Eléments qui forment les coquilles. La volute d'un tourbillon égale celle d'une conque.
Un poète a dit que les fossettes, chez la femme, sont les empreintes des doigts des anges. Il ne se doutait point de la profondeur de sa pensée. Je songe au coup de vrille donné, par la base d'une trombe, à l'argile rose qui, sur la sphère en rotation, s'est modelée en masque de jeune fille.
Donc, Dieu ne m'apparaît point comme un artiste ou un savant. Je ne le vois entouré ni de cornues, ni de microscopes, ni de microtomes, ni de télescopes, ni spectroscopes. Il ne revêt point la robe d'un professeur. Il ne vaccine point de cobayes. Il ignore le surhomme, la prosodie et la télégraphie sans fil. Mais, plutôt : il prend des morceaux de bois et, avec son couteau, il taille grossièrement un ornithorynque, — c'est une sorte de loutre qui a un bec de canard comme un président de la république a un chapeau haut de forme, — et pose l'ornithorynque là.
D'autres fois, au contraire, c'est avec une extrême délicatesse qu'il découpe, dans le bloc, un profil de feuille ou de vierge. L'ébauche terminée, il la reproduit en argile, indéfiniment, sur les sphères tournantes de l'Univers.
"Ornithorinque brun"
Voyage de découvertes aux terres australes exécuté sur les corvettes
Charles-Alexandre Lesueur (1816)