Paysages et impressions de Jules Laforgue, dans Mélanges posthumes (1903)
"Plus haut le ciel était jonquille anémique qui montait se fondre dans du laiteux voilé qui devenait le ciel bleu pâle, et ça et là des fouettages de nuages violâtres, lie de vin, aubergine. Tout était calme, sauf, derrière des troncs entre deux basses échancrures de toits, une place rose laissée par l'agonie du soleil vaincu."
Jules Laforgue, Mélanges posthumes, Mercure de France, 1903.
PAYSAGE D'ETE. - Le Soleil torride à son apogée pleure des lingots ! comme des battants de cloche, et assoiffé de brises de prairies, de parfums de cresson, il aspire les sources invisiblement, les sources des paysages ; ... elles se tordaient de malaise cherchant leur destinée dans cette atroce journée ; il voit monter ces troupeaux aériens de globules et s'y rafraîchit avec un soupir, de loin, et soulagé, cesse d'aspirer et l'eau plane alors en nappes noires bouillantes de ce baptême spasmodique. En nappes noires pleines d'orage, fécondées de foudres latentes, se tordant comme un malade sur son matelas, voyageant, s'étirant, se flairant amoureuses les unes des autres, se désirant, se repoussant par peur des catastrophes finales... Les feuilles tournent comme un œil agonisant sur leurs pédoncules, les branches battent comme des artères bouchées par des chaleurs inconnues, les prairies s'assombrissent comme la roue d'un paon en courroux, comme la crête d'un coq aveuglé, comme la face des aéronautes perdus, désorbités de la planète, les vents se cherchent en inventant des prétextes inépuisablement lamentables, la créature se sent en détresse. L'eucharistie du Soleil défaillant d'un air tout somnambule a disparu. Le simoun d'amour fait sa tournée. Les pupilles s'agrandissent, les tempes sont moites et battent aux champs, des supplications s'étranglent dans les gosiers en feu, les mains s'égarent pleines de Foi, les lèvres altérées affolées de soif cherchent et vont s'abattre sur des lèvres plus altérées, plus affolées encore, plus flétries. - O rosée des fraîcheurs corrosives, où te délivrer ? où la bonde que battent tes flots à la faire sauter ? Pauvres mineurs ensevelis, éperdus, sans lampes, creusant le tunnel, on entend les coups de pics des pionniers de l'autre côté, plus qu'une cloison. - Deux éclairs ont sifflé, s'entrelaçant en fulgurantes vipères, la foudre a déchiré le voile du temple et l'éventail de l'averse d'amour s'abat sur les prairies haletantes comme l'épervier aux mille mailles sur l'océan calé de lingots de fidélité avec un bruit argentin d'averse sur un lac autour d'une barque perdue. Les feuilles et les yeux ruissellent, délayant l'amer des sueurs, noyant les yeux.
SOIR D'AUTOMNE AU LUXEMBOURG. - Un crépuscule frileux - les feuilles irrémédiablement brûlées de rouille semblaient s'être ramassées en tas pour se tenir au chaud.- les fines découpures des futaies squelettées par les brises noires et les averses éternelles.
Le ciel au ras était or pâle, sanguinolences dans des plaques de lilas morne et de violet sourd - vaste ceinture où se découpaient les lignes calmes des toitures à cheminées puis des deux tours St-Sulpice. - Plus haut le ciel était jonquille anémique qui montait se fondre dans du laiteux voilé qui devenait le ciel bleu pâle, et ça et là des fouettages de nuages violâtres, lie de vin, aubergine. Tout était calme, sauf, derrière des troncs entre deux basses échancrures de toits, une place rose laissée par l'agonie du soleil vaincu.
Le bassin moiré d'or tendre, avec des futaies réfléchies brisées, était plein de mille frissons en marche toujours renouvelés, - au milieu, dans la vasque soutenue de trois angelots, le jet d'eau était mort.
Et l'espace était presque imperceptiblement rempli des rumeurs confuses des rues, voitures, un clic clac de fouet, une trompe de tramway, un aboiement de chien, impression de vie de cité lointaine.
L'heure sonna à l'horloge du Luxembourg.
Oh ! le ciel en quelques minutes était devenu très curieux là-bas à gauche - c'était de l'or comme un grand champ de blé où pleuvait comme une averse, les hachures des nuages à ras d'horizon qu'un coup de bise égarée avait déchiquetés.
Un tuyau d'usine fumassait mollement des paquets violâtres qui montaient, s'étiraient et se fondaient.
En face c'étaient donc là les dernières curiosités, les derniers jeux du couchant royal, mais derrière c'était la nuit qui tombait, pleuvait, estompant tout, les pâleurs des statues -Et le gaz crépita.
Bon ! voilà que le vent assez aigre ma foi se levait ....
CLAIR DE LUNE DE NOVEMBRE. - Voyez un clair de lune de novembre dans le plein enchantement d'une brume fine immobile au-dessus du fleuve large qu'on devine aux feux réfléchis et sa berge effacée d'une ligne de plusieurs lieues de collines avec leurs feux mobiles.
Et là-haut la lune comme la clef énigmatique de cet enchantement immobile et qu'un souffle, semble-t-il, ferait redevenir réel et cru.
UN PARC. - Novembre, malgré les ingénieux travaux et mosaïques et rafistolements de fleurs des jardiniers dans les plates-bandes, que ce jardin était dépouillé, hérissé, carcasse, automnal vu de la grande fenêtre du salon !
Tout le long du fond du berceau, fait de poutres à jour sur colonnes espacées, aux poutres rampaient, s'accrochaient les sarments comme des ramifications de gros nerfs noirs, avec çà et là persistant encore une touffe maladive de feuilles d'un jaune serin anémique - Deux merles sautaient, peu gais, c'était visible.
Le sol était mal balayé des tas de petites folioles jaunes des acacias.
Les marches de pierre étaient un brin verdies pour monter à la terrasse sablée où une table de fer avec sa chaise gelait sous un groupe mythologique en grès des plus poreux.
Le jet d'eau du bassin rond n'avait jamais, oh ! jamais joué aux soleils irisants, et le rond d'eau morte et glacée mirait avec une précision d'eau-forte le ciel craie sale et les futaies fines et sèches des grands arbres qui séparaient le parc de la rivière s'en allant comme en été.
PROMENADE DANS UNE RUE. - Et ma liberté d'allures et d'âme ! Mais hélas, le dilettantisme n'a son prix qu'en nostalgie. - En fait il est vide, équivoque ou débordant.
Oui, errer dans une capitale, par un fin matin de lendemain de pluie. Aller - regarder les visages de femmes, y déchiffrer la quotidienneté de leur existence et de leur destinée. - Un pensionnat distingué passe, je le regarde passer, ô délices, orgies de berquinades bizarres, mélancolie dont les objets sont tirés à tant d'exemplaires, qu'elle devient monotonie et débonnaire fatalisme.
Quelle est cette rue de province aisée ? A une fenêtre, des rideaux, un piano travaille réglé d'un métronome cette éternelle valse de Chopin usée comme l'amour - ô délices poignantes, ô bon fatalisme ! et l'on allume un cigare - Des platanes - Une bonne lavant des vitres, le tramway qui passe – gare ! d'une porte cochère sort une calèche découverte avec deux dames en noir se gantant. Une petite fille qui boite et tient une orange.
Et toutes ces fenêtres comme des yeux condamnées. Et l'on imagine l'ennui de la salle à manger à suspension en cuivre poli, la mesquinerie laborieuse du salon, l'immuable atmosphère de la chambre à coucher.
A une fenêtre là-haut une cage à serins.
A une autre de mansarde aussi, accoudé, un jeune homme regardant avec la conscience du terme payé.
Deux bonnes se rencontrent et causent, les bébés regardent par-dessus l'épaule, pendant cet arrêt forcé, un chien sans but.
La surprise de trouver son nom fixé à une enseigne de boutique et de bâtir des romans antédiluviens là-dessus.
A CHEVREUSE. - Le soir par la fenêtre un ciel de violet assez grand deuil, piqué de deux brillants d'argent clignotant sur la même ligne dans l'écartement de deux yeux, juste en face ; et faisant tapisserie la faction, le corps de garde des sept peupliers hauts qui massés par la nuit étaient plus des cyprès noirs que des peupliers. Le bruit était une traînée là-bas, bruit de feuilles continu si égrené, détaché parfois qu'il semblait être plutôt le bruissement métallique mais éteint des grillons, puis redevenant si feuillu qu'on opinait décidément pour le frisement perpétuel des futaies sous le lancinement des brises diverses ; oui, à preuve que ça devenait parfois presque les rumeurs des sources lointaines - cet accompagnement seul etc. En bas les piaulements très doux méconnaissables des canards semblant ou rêver ou se bécoter.
SOIR DE PRINTEMPS SUR LES BOULEVARDS. - Un soir de printemps sur un banc, grands boulevards, près des Variétés. Un café ruisselant de gaz. Une cocotte toute en rouge allant de bock en bock. Au premier, tout sombre, recueilli, des lampes, des tables, des crânes penchés, un cabinet de lecture. Au second, éblouissement du gaz, toutes les fenêtres ouvertes, des fleurs, des parfums, un bal. On n'entend pas la musique dans le grand bruit qui monte de la chaussée grouillante de piétons et de fiacres avec les passages qui dévorent et vomissent sans cesse du monde et la criée du programme devant le péristyle des Variétés. - Mais on voit danser, le long de ces dix fenêtres, des hommes en frac noir, devant blanc, tournant en cadence, tenant une femme bleue, rose, lilas, blanche, la tenant à peine embrassée, très correctement, on les voit passer, repasser, sérieux, sans rire (on n'entend pas la musique qui les fait danser). Un groupe de souteneurs passe ; l'un dit: "Mon cher, elle a fait dix francs." - Aux Variétés, une cohue sort pour l'entracte ; et toujours l'enfer du boulevard, les fiacres, les cafés, le gaz, les vitrines, toujours des passants. Ces cocottes qui passent sous les clartés crues des cafés. - Près de moi un kiosque de journaux - deux femmes causent ; l'une dit: "Pour sûr, elle ne passera pas la nuit, et son môme qui a donné la gale au mien." Les omnibus chargés des deux sexes tous ayant leur cœur, leurs soucis, leurs fanges.
En haut les étoiles douces et éternelles.
PAYSAGE PARISIEN. - Boulevard Bourdon - le long du canal aboutissant par un étranglement noir souterrain à la Seine fourmillante - venant par un boyau sombre aussi au-dessous là-bas de la place de la Bastille; - des maisons se dressant isolées avec leurs cinq étages et leurs rangs de six fenêtres - au bas marchand de vin traiteur et une boutique poussiéreuse volets clos, sans indication - à vendre? Sur le flanc droit de la maison vers le vide de l'horizon avec les éternels chantiers de bûches empilées et rangées - une vaste fresque-réclame sur fond bleu des lavoirs: un énorme et farouche hébété mousquetaire embrasse du bras droit un flacon d'insecticide Vicat et de l'autre d'un soufflet au jet palpable occit des poux, des punaises, des puces énormes vues au microscope.
En face, de l'autre côté du canal, aussi des maisons se dressant en détresse isolées cerclées de balcons avec sur un flanc du haut en bas comme montré dans une figure section verticale reliée de deux ponts vénitiens le boyau de la cour avec les fenêtres grises des cuisines couleur torchon.Et des fabriques, des fumées lentes et noires ou fusées par jets blancs - Et le grand ciel houleux sur lequel était plus tragique une femme là-bas à un sixième venant secouer un tapis à l'angle d'un balcon.
Et la vie du canal - sur le chemin du halage, des casemates de douaniers, des tas de barriques et tonneaux - des camions qui attendent - d'autres qui arrivent, d'autres qui partent, un fouet claque.
Puis à gauche une enfilade comme une série d'accents circonflexes de dix hangars à jour continus, et dessous, dans l'eau-forte enchevêtrée des charpentes, la vie des tonneaux, des débardeurs un sac gris en capuchon, des gens qui chargent des péniches amarrées.
Il ne passait sur ce boulevard que des camions, des camions pas encombrement mais la sensation de l'encombrement car ils allaient, allaient au pas et le pavé sonnait creux à donner des coups dans l'estomac.
[…]
CREPUSCULE DE MI-JUILLET, HUIT HEURES. - Après un temps d'averse pas trop épaisse, l'eau d'un boueux verdâtre laisse aller du même train ses rides et ses moires.
Il y a trois notes uniques et monotones dans l'espace, les sifflets de la gare, les flûtis éveillés d'un merle, dans les bas feuillages de la terrasse, et des clochettes de vaches qui passent.
Tout le reste est masse immobile de coteaux, espace et ciel blafard.