Paul Valéry : La Sensibilité de l'homme moderne
Dernière mise à jour : 17 mai 2023
Extrait de :
Paul Valéry
Variété I
Le Bilan de l'Intelligence
"(...) Commençons par l’examen de cette faculté qui est fondamentale et qu’on oppose à tort à l’intelligence, dont elle est, au contraire, la véritable puissance motrice ; je veux parler de la sensibilité. Si la sensibilité de l’homme moderne se trouve fortement compromise par les conditions actuelles de sa vie, et si l’avenir semble promettre à cette sensibilité un traitement de plus en plus sévère, nous serons en droit de penser que l’intelligence souffrira profondément de l’altération de la sensibilité. Mais comment se produit cette altération ?
Notre monde moderne est tout occupé de l’exploitation toujours plus efficace, plus approfondie des énergies naturelles. Non seulement il les recherche et les dépense, pour satisfaire aux nécessités éternelles de la vie, mais il les prodigue, et il s’excite à les prodiguer au point de créer de toutes pièces des besoins inédits (et même que l’on n’eût jamais imaginés), à partir des moyens de contenter ces besoins qui n’existaient pas. Tout se passe dans notre état de civilisation industrielle comme si, ayant inventé quelque substance, on inventait d’après ses propriétés une maladie qu’elle guérisse, une soif qu’elle puisse apaiser, une douleur qu’elle abolisse.
On nous inocule donc, pour des fins d’enrichissement, des goûts et des désirs qui n’ont pas de racines dans notre vie physiologique profonde, mais qui résultent d’excitations psychiques ou sensorielles délibérément infligées. L’homme moderne s’enivre de dissipation. Abus de vitesse, abus de lumière, abus de toniques, de stupéfiants, d’excitants… Abus de fréquence dans les impressions ; abus de diversité ; abus de résonance ; abus de facilités ; abus de merveilles ; abus de ces prodigieux moyens de déclenchement, par l’artifice desquels d’immenses effets sont mis sous le doigt d’un enfant. Toute vie actuelle est inséparable de ces abus. Notre système organique, soumis de plus en plus à des expériences mécaniques, physiques et chimiques toujours nouvelles, se comporte, à l’égard de ces puissances et de ces rythmes qu’on lui inflige, à peu près comme il le fait à l’égard d’une intoxication insidieuse. Il s’accommode à son poison, il l’exige bientôt. Il en trouve chaque jour la dose insuffisante.
L’œil, à l’époque de Ronsard, se contentait d’une chandelle, — si ce n’est d’une mèche trempée dans l’huile ; les érudits de ce temps-là, qui travaillaient volontiers la nuit, lisaient (et quels grimoires !), écrivaient sans difficulté, à quelque lueur mouvante et misérable. L’œil, aujourd’hui, réclame vingt, cinquante, cent bougies. L’oreille exige toutes les puissances de l’orchestre, tolère les dissonances les plus féroces, s’accoutume au tonnerre des camions, aux sifflements, aux grincements, aux ronflements des machines, et parfois les veut retrouver dans la musique des concerts.
Quant à notre sens le plus central, ce sens intime de la distance entre le désir et la possession de son objet, qui n’est autre que le sens de la durée, ce sentiment du temps, qui se contentait jadis de la vitesse de la course des chevaux, il trouve aujourd’hui que les rapides sont bien lents, et que les messages électriques le font mourir de langueur. Enfin, les événements eux-mêmes sont réclamés comme une nourriture jamais assez relevée. S’il n’y a point, le matin, quelque grand malheur dans le monde, nous sentons un certain vide : « Il n’y a rien, aujourd’hui, dans les journaux ! » disons-nous. Nous voilà pris sur le fait, nous sommes tous empoisonnés. Je suis donc fondé à dire qu’il existe pour nous une sorte d’intoxication par l’énergie, comme il y a une intoxication par la hâte, et une autre par la dimension.
Les enfants trouvent qu’un navire n’est jamais assez gros, une voiture ou un avion jamais assez vite, et l’idée de la supériorité absolue de la grandeur quantitative, idée dont la naïveté et la grossièreté sont évidentes (je l’espère), est l’une des plus caractéristiques de l’espèce humaine moderne. Si l’on recherche en quoi la manie de la hâte (par exemple) affecte les vertus de l’esprit, on trouve bien aisément autour de soi et en soi-même tous les risques de l’intoxication dont je parlais.
J’ai signalé, il y a quelque quarante ans, comme un phénomène critique dans l’histoire du monde la disparition de la terre libre, c’est-à-dire l’occupation achevée des territoires par des nations organisées, la suppression des biens qui ne sont à personne. Mais, parallèlement à ce phénomène politique, on constate la disparition du temps libre. L’espace libre et le temps libre ne sont plus que des souvenirs. Le temps libre dont il s’agit n’est pas le loisir, tel qu’on l’entend d’ordinaire. Le loisir apparent existe encore, et même ce loisir apparent se défend et se généralise au moyen de mesures légales et de perfectionnements mécaniques contre la conquête des heures par l’activité. Les journées de travail sont mesurées et ses heures comptées par la loi.
Mais je dis que le loisir intérieur, qui est tout autre chose que le loisir chronométrique, se perd. Nous perdons cette paix essentielle des profondeurs de l’être, cette absence sans prix, pendant laquelle les éléments les plus délicats de la vie se rafraîchissent et se réconfortent, pendant laquelle l’être, en quelque sorte, se lave du passé et du futur, de la conscience présente, des obligations suspendues et des attentes embusquées… Point de souci, point de lendemain, point de pression intérieure ; mais une sorte de repos dans l’absence, une vacance bienfaisante, qui rend l’esprit à sa liberté propre. Il ne s’occupe alors que de soi-même. Il est délié de ses devoirs envers la connaissance pratique et déchargé du soin des choses prochaines : il peut produire des formations pures comme des cristaux.
Mais voici que la rigueur, la tension et la précipitation de notre existence moderne troublent ou dilapident ce précieux repos. Voyez en vous et autour de vous ! Les progrès de l’insomnie sont remarquables et suivent exactement tous les autres progrès. Que de personnes dans le monde ne dorment plus que d’un sommeil de synthèse, et se fournissent de néant dans la savante industrie de la chimie organique ! Peut-être de nouveaux assemblages de molécules plus ou moins barbituriques nous donneront-ils la méditation que l’existence nous interdit de plus en plus d’obtenir naturellement. La pharmacopée, quelque jour, nous offrira de la profondeur. Mais, en attendant, la fatigue et la confusion mentale sont parfois telles que l’on se prend à regretter naïvement les Tahiti, les paradis de simplicité et de paresse, les vies à forme lente et inexacte que nous n’avons jamais connues.
Les primitifs ignorent la nécessité d’un temps finement divisé. Il n’y avait pas de minute ni de seconde pour les anciens. Des artistes comme Stevenson, comme Gauguin, ont fui l’Europe et gagné des îles sans horloges. Le courrier ni le téléphone ne harcelaient Platon. L’heure du train ne pressait pas Virgile. Descartes s’oubliait à songer sur les quais d’Amsterdam. Mais nos mouvements d’aujourd’hui se règlent sur des fractions exactes du temps. Le vingtième de seconde lui-même commence à n’être plus négligeable dans certains domaines de la pratique. Sans doute, l’organisme est admirable de souplesse. Il résiste jusqu’ici à des traitements de plus en plus inhumains, mais, enfin, soutiendra-t-il toujours cette contrainte et ces excès ?
Ce n’est pas tout. Dieu sait ce que nous subissons, ce que notre malheureuse sensibilité doit compenser comme elle peut ! … Elle supporte les vacarmes que vous savez ; elle souffre les odeurs nauséabondes, les éclairages follement intenses et violemment contrastés. Notre corps est soumis à une trépidation perpétuelle ; il a besoin, désormais, d’excitants brutaux, de boissons infernales, d’émotions brèves et grossières, pour ressentir et pour agir. Je ne suis pas éloigné, en présence de tous ces faits, de conclure que la sensibilité chez les modernes est en voie d’affaiblissement. Puisqu’il faut une excitation plus forte, une dépense plus grande d’énergie pour que nous sentions quelque chose, c’est donc que la délicatesse de nos sens, après une période d’affinement, se fait moindre. Je suis persuadé que des mesures précises des énergies exigées aujourd’hui par les sens des civilisés montreraient que les seuils de leur sensibilité se relèvent, c’est-à-dire qu’elle devient plus obtuse.
(...)"