Paul Valéry : Propos sur le Progrès
Paul Valéry
Regards sur le monde actuel
(1931)
PROPOS SUR LE PROGRÈS
"Les artistes naguère n’aimaient pas ce qu’on appelait le Progrès. Ils n’en voyaient pas dans les oeuvres beaucoup plus que les philosophes dans les moeurs. Ils condamnaient les actes barbares du savoir, les brutales opérations de l’ingénieur sur les paysages, la tyrannie des mécaniques, la simplification des types humains qui compense la complication des organismes collectifs.
Vers 1840, on s’indignait déjà des premiers effets d’une transformation à peine ébauchée. Les Romantiques, tout contemporains qu’ils étaient des Ampère et des Faraday, ignoraient aisément les sciences, ou les dédaignaient ; ou n’en retenaient que ce qui s’y trouve de fantastique. Leurs esprits se cherchaient un asile dans un moyen âge qu’ils se forgeaient ; fuyaient le chimiste dans l’alchimiste. Ils ne se plaisaient que dans la Légende ou dans l’Histoire, c’est -à-dire aux antipodes de la Physique. Ils se sauvaient de l’existence organisée dans la passion et les émotions, dont ils instituèrent une culture (et même une comédie).
Voici cependant une contradiction assez remarquable dans la conduite intellectuelle d’un grand homme de cette époque. Le même Edgar Poe, qui fut l’un des premiers à dénoncer la nouvelle barbarie et la superstition du moderne, est aussi le premier écrivain qui ait songé à introduire dans la production littéraire, dans l’ art de former des fictions, et jusque dans la poésie, le même esprit d’analyse et de construction calculée dont il déplorait, d’autre
part, les entreprises et les forfaits. En somme, à l’idole du Progrès répondit l’idole de la malédiction du Progrès ; ce qui fit deux lieux communs.
Quant à nous, nous ne savons que penser des changements prodigieux qui se déclarent autour de nous et même en nous. Pouvoirs nouveaux, gênes nouvelles, le monde n’a jamais moins su où il allait.
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Comme je songeais à cette antipathie des artistes à l’égard du progrès, il me vint à l’esprit quelques idées accessoires qui valent ce qu’elles valent, et que je donne pour aussi vaines que l’on voudra. Dans la première moitié du XIXe siècle, l’artiste découvre et définit son contraire, — le bourgeois. Le bourgeois est la figure symétrique du romantique. On lui impose d’ailleurs des propriétés contradictoires, car on le fait à la fois esclave de la routine et sectateur absurde du progrès. Le bourgeois aime le solide et croit au perfectionnement. Il incarne le sens commun, l’attachement à la réalité la plus sensible, — mais il a foi dans je ne sais quelle amélioration croissante et presque fatale des conditions de la vie. L’artiste se réserve le domaine du « Rêve » .
Or la suite du temps — ou si l’on veut, le démon des combinaisons inattendues, (celui qui tire et déduit de ce qui est les conséquences les plus surprenantes dont il compose ce qui sera) — s’est divertie à for mer une confusion tout admirable de deux notions jadis exactement opposées. Il arriva que le merveilleux et le positif ont contracté une étonnante alliance, et que ces deux anciens ennemis se sont conjurés pour engager nos existences dans une carrière de transformations et de surprises indéfinie. On peut dire que les hommes s’accoutument à considérer toute connaissance comme transitive, tout état de leur industrie et de leurs relations matérielles comme provisoire.
Ceci est neuf. Le statut de la vie générale doit de plus en plus tenir compte de l’inattendu. Le réel n’est plus terminé nettement. Le lieu, le temps, la matière admettent des libertés dont on n’avait naguère aucun pressentiment. La rigueur engendre des rêves. Les rêves prennent corps. Le sens commun, cent fois confondu, bafoué par d’heureuses expériences, n’est plus invoqué que par l’ignorance. La valeur de l’évidence moyenne est tombée à rien. Le fait d’être communément reçus, qui donnait autrefois une force invincible aux jugements et aux opinions, les déprécie aujourd’hui. Ce qui fut cru par tous, toujours et partout, ne paraît plus peser grand-chose. A l’espèce de certitude qui émanait de la concordance des avis ou des témoignages d’un grand nombre de personnes, s’oppose l’objectivité des enregistrements contrôlés et interprétés par un petit nombre de spécialistes. Peut-être, le prix qui s’attachait au consentement général (sur lequel consentement reposent nos moeurs et nos lois civiles) n’était -il que l’effet du plaisir que la plupart éprouvent, à se trouver d’accord entre eux et semblables à leurs semblables.
Enfin presque tous les songes qu’avait faits l’humanité, et qui figurent dans nos fables de divers ordres, — le vol, la plongée, l’apparition des choses absentes, la parole fixée transportée, détachée de son époque et de sa source, — et maintes étrangetés qui n’avaient même été rêvées, — sont à présent sortis de l’impossible et de l’esprit. Le fabuleux est dans le commerce. La fabrication de machines à merveilles fait vivre des milliers d’individus. Mais l’artiste n’a pris nulle part à cette production de prodiges. Elle procède de la science et des capitaux. Le bourgeois a placé ses fonds dans les phantasmes et spécule sur la ruine du sens commun.
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Louis XIV, au faîte de la puissance, n’a pas possédé la centième partie du pouvoir sur la nature et des moyens de se divertir, de cultiver son esprit, ou de lui offrir des sensations, dont disposent aujourd’hui tant d’hommes de condition assez médiocre. Je ne compte pas, il est vrai, la volupté de commander, de faire plier, d’intimider, d’éblouir, de frapper ou d’absoudre, qui est une volupté divine et théâtrale. Mais le temps, la distance, la vitesse, la liberté, les images de toute la terre... Un homme d’aujourd’hui, jeune, sain, assez fortuné, vole où il veut, traverse vivement le monde, couchant tous les soirs dans un palais. Il peut prendre cent formes de vie ; goûter un peu d’amour, un peu de certitude, un peu partout.
S’il n’est pas sans esprit (mais cet esprit pas plus profond qu’il ne faut) il cueille le meilleur de ce qui est, il se transforme à chaque instant en homme heureux. Le plus grand monarque est moins enviable. Le corps du grand roi était bien moins heureux que le sien peut l’être ; qu’il s’agisse du chaud ou du froid, de la peau ou des muscles. Que si le roi souffrait, on le secourait bien faiblement. Il fallait qu’il se tordît et gémît sur la plume, sous les panaches, sans l’espoir de la paix su bite ou de cette absence insensible que la chimie accorde au moindre des modernes affligés.
Ainsi, pour le plaisir, contre le mal, contre l’ennui, et pour l’aliment des curiosités de toute espèce, quantité d’hommes sont mieux pourvus que ne l’était, il y a deux cent cinquante ans, l’homme le plus puissant d’Europe. Supposé que l’immense transformation que nous voyons, que nous vivons et qui nous meut, se développe encore, achève d’altérer ce qui subsiste des coutumes, articule tout autrement les besoins et les moyens de la vie, bientôt l’ère toute nouvelle enfantera des hommes qui ne tiendront plus au passé par aucune habitude de l’esprit. L’histoire leur offrira des récits étranges, presque incompréhensibles ; car rien dans leur époque n’aura eu d’exemple dans le passé, ni rien du passé ne survivra dans leur présent. Tout ce qui n’est pas purement physiologique dans l’homme aura changé, puisque nos ambitions, notre politique, nos guerres, nos moeurs, nos arts, sont à présent soumis à un régime de substitutions très rapides ; ils dépendent de plus en plus étroitement des sciences positives, et donc, de moins en moins, de ce qui fut. Le fait nouveau tend à prendre toute l’importance que la tradition et le fait historique possédaient jusqu’ici.
Déjà quelque natif des pays neufs qui vient visiter Versailles, peut et doit regarder ces personnages chargés de vastes chevelures mortes, vêtus de broderies, noblement arrêtés dans des attitudes de parade, du même oeil dont nous considérons au Musée d’Ethnographie les mannequins couverts de manteaux de plumes ou de peau qui figurent les prêtres et les chefs de peuplades éteintes. L’un des effet s les plus sûrs et les plus cruels du progrès est donc d’ajouter à la mort une peine accessoire, qui va s’aggravant d’elle -même à mesure que s’accuse et se précipite la révolution des coutumes et des idées. Ce n’était pas assez que de périr ; il faut devenir inintelligibles, presque ridicules ; et que l’on ait été Racine ou Bossuet, prendre place au près des bizarres figures bariolées, tatouées, exposées aux sourires et quelque peu effrayantes, qui s’alignent dans les galeries et se raccordent insensiblement aux représentants naturalisés de la série animale...
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