Paul Valéry : Petit Café
Paul Valéry
Tel quel
(1941)
Petit Café.
Obscur petit café, secourable, secret, paradis de
pureté et de pensées.
Asile de pierre creuse d'une belle pâleur avec
miroirs, tu es bon pour le voyageur, four d'ombre
et de fraîcheur, voûte en berceau très doux...
Il n'y a que moi dans cette grotte. Moi et les
« Débats » sur une table du fond.
Un génie en habit noir, barbouillé de barbe
bleuâtre... Il s'ennuie tant dans sa solitude !
M'apporte un tabouret. Il m'apporterait quoi que
ce soit. Je comprends qu'il vit dans un monde imaginaire.
Je me sens client abstrait, essence de client.
Viens, et embaume l'air ! — Fume et parfume,
amer chocolat qui rêves de biscottes torréfiées !...
Tout à l'heure, après trop de cigarettes, nous
songerons à requérir de ce vague penseur gras et
mal rasé, une de ces glaces au citron qui brûlent de
froid les lèvres et la langue...
Libre enfin des musées !
Les collections, contraires à l'esprit ; le harem
à l'amour.
On est fatigué des disputes de ces dames sultanes.
La somme de toutes ces beautés est absurde,
accablante. Une assemblée d'objets exceptionnels,
une foule de singuliers ne peut plaire qu'à des
marchands, séduire que des insensibles qui se
croient sensibles, et des gens crédules. Un oeil spirituel
ne verrait point de visiteurs dans les galeries,
mais des adjectifs errants. Après tout, l'objet de
l'artiste, l'unique objet, se réduit-il à obtenir une
épithète...
Ce chocolat est d'un goût sévère qui convient à
ce lieu vide et plaît à mon humeur. Une cuillerée,
— une pensée, — une cuillerée — une bouffée,
— une gorgée d'eau glacée, — et cette suite de
jugements :
Les musées sont odieux aux artistes.
Ils n'y entrent que pour souffrir, ou espionner,
dérober des secrets militaires.
S'ils jouissent, c'est par l'atrocité de leurs mépris.
Peindre les horribles souffrances de l'envie
artiste.
Michel-Angelo, s'il l'eût osé, eût empoisonne.
Scène qu'il fait à Léonard. Ce qu'elle implique.
Lionardo n'était jaloux que de ses idées.
Un homme de talent, devant moi émerveillé,
apprenant la mort ou la démence, — je ne sais
plus, — d'un écrivain plus connu et plus récompensé
que lui, se laisse dire vivement : Tant
mieux... C'est bien mon tour à présent.
On ose écrire des histoires des lettres ou de l'art
sans souffler mot de ces choses-là, sans approfondir.
L'art est aussi mauvais que l'amour. L'art et
l'amour sont criminels en puissance, — ou ne sont
pas.
Tout ce qui vient des dieux met des enfers dans
l'homme.
Ce café est vraiment délicieux. On voit d'ici la
chaleur vibrante sur les dalles de la rue. Je caresse
en frissonnant la carafe glaciale. — Une trentaine
de mouches suspendues à leur mouvement dans
l'espace créent un système planétaire et un murmure
statistique indifférent.
Ici l'esprit abruti par les chefs-d'oeuvre aime à
exister, s'élève, et évalue. Tout ce que les hommes
ont fait, font et feront, lui sonne comme ce bruit
local et circonscrit du fourmillement ailé de trente
insectes. Le corps hausse imperceptiblement les
épaules. Ce haussement lui-même, qui condamne
les humains, est assez mal reçu. Il est impossible à
la justice qui est en moi, de ne pas voir la nécessité
de mon sentiment. — Les fleurs de la fleuriste nichée sous la
grande porte du palais qui est en face dispensent
à toute personne des messages et songes d'amour.
Ce qui n'arrivera jamais, ce qui ne peut pas être,
embaume, a un parfum.
Je trace des figures de géométrie sur le marbre
du guéridon où la pointe du crayon est si heureuse,
si libre. — Et que me fait la nécessité de mon sentiment ?
Elle te fait beaucoup, mon ami.
Elle fait de ce sentiment ce qu'il est, — ce que
sont tous les sentiments. Tout sentiment est le
solde d'un compte dont le détail est perdu. Impossible
d'obtenir un relevé de ces débits et de ces
crédits. On y trouverait des opérations qui remontent
à l'an mil ; d'autres au singe ou au castor. Le
péché originel est une intégrale, sans doute.
Allons, loisir, fraîcheur, esprit, cesse de vaincre !
Encore un peu de fumée à la glace ; humons
dans l'air l'odeur de limons amoureux. Payons et
fuyons.