Irène de Palacio
il y a 38 minutes
Dernière mise à jour : 21 oct.
Simeon Solomon
For the Night Must Pass Before the Coming Day, 1893.
"Par poésie intérieure j'entends celle que nous créons pour nous-mêmes, sans aucune intention de l'utiliser dans une œuvre artistique quelconque. Elle est le produit le plus spontané de la rêverie. C'est elle qu'il nous faut étudier en premier lieu, car elle est le point de départ, la source de toute inspiration; elle est la, poésie originelle dont tout le reste n'est que le développement.
Nous ne pouvons songer à déterminer la part que tient la libre rêverie dans notre existence. Il va de soi qu'elle variera avec le tempérament de chacun, avec les circonstances, avec le genre de vie que nous menons par choix ou par nécessité. La tendance à la rêverie devra être réduite au minimum chez les hommes très occupés, très affairés, chez ceux en qui domine la raison pratique, chez les hommes d'action dont toute l'énergie est tournée vers le dehors.
Elle sera très forte chez, les personnes douées d'une imagination active, d'une vive sensibilité, qui vivent surtout de la vie intérieure, et qui ont le loisir de s'y adonner. Il serait vain de chercher à établir une moyenne. Mais en général, je crois que la rêverie lient dans notre vie intellectuelle plus de place qu'on se le le figure communément. Nous réfléchissons beaucoup moins, nous rêvons beaucoup ne voudrions le nous reconnaître. L'attention est forcément intermittente; la réflexion agit par efforts discontinus.
Au cours même du travail mental le plus attentif, que de distractions, que de déviations de la pensée, que d'échappées dans le monde imaginaire ! Pendant que j'écris ces lignes, auxquelles je m'applique pourtant, que d'images me passent par l'esprit, que je ne remarque pas, portant toute mon attention sur les idées utilisables que je puis rencontrer ! Ces représentations confuses, incohérentes, forment le fond obscur de la pensée, sur lequel se détachent de temps à autre quelques jugements nets.
Si l'on pouvais faire exactement le compte de nos réflexions et de nos rêveries, on trouverait, j'en suis certain, une disproportion singulière. L'intelligence la plus active, la plus lucide, la plus féconde ne réfléchit que par à-coups ; son état normal n'est pas la tension, elle se briserait à cet effort continu, mais bien plutôt la détente. Au cours de la journée, à quelque moment que je m'observe, j'ai conscience de déranger des images, qui disparaissent aussitôt, dans l'effort que je fais pour les apercevoir. A quoi rêvais-je donc ? Je ne saurais le dire. Ce sont des rêveries trop vagues pour que la pensée lucide puisse se les représenter, et justement leur disparition coïncide avec la reprise de conscience. (...)
Ainsi nous en arriverons à poser, sous toutes réserves, cette hypothèse, que peut-être le cours de la rêverie est, de notre premier à notre dernier jour, ininterrompu. On a dit que nous rêvons toute la nuit. Cela est en effet, soutenable, puisque dans le sommeil le plus profond doit subsister un minimum d'activité cérébrale. Mais il est plus vraisemblable encore que nous rêvons tout le jour. Il n'y a aucune raison pour que l'activité de l'imagination soit moindre pendant la veille que pendant le sommeil ; il est plus probable que les opérations de la pensée lucide sont un surcroît d'activité, quelque chose qui s'ajoute à ce travail latent de l'imagination, mais ne l'interrompt pas.
Dans cette conception, le sommeil laisserait paraître les images qui s'élaborent incessamment au plus profond de nous-mêmes ; les perceptions de la veille ne feraient que les recouvrir. Au moment où nous ouvrons les yeux, les fantôme du rêve pâlissent et semblent s'effacer. Est-il certain qu'ils ne subsistent pas, invisibles mais réels encore, comme la veilleuse que l'on a oublié d'éteindre à l'aube garde son invisible clarté dans la lumière du grand jour ?
De ce que nous venons de dire, on pourrait être tenté de conclure qu'à ce compte la poésie intérieure devrait jaillir à flot constant et déborder de toute âme humaine. Puisque nous rêvons tous et presque toujours, ne sommes-nous pas tous et presque constamment poètes ? La conclusion serait précipitée.
(...)
Laissant de côté les théories, nous allons reconnaître que la libre rêverie n'est pas esthétique en soi, mais qu'elle peut le devenir dans certaines conditions. Demandons-nous d'abord jusqu'à quel point elle est agréable. Le charme n'est pas la beauté ; mais il en est au moins une condition, et même le premier degré. Sur ce point, tous les rêveurs sont unanimes : ils parlent de la rêverie comme ayant par elle-même un charme incomparable.
Quel esprit ne bat la campagne ?
Qui ne fait châteaux en Espagne,
Picrochole, Pyrrhus, la Laitière,enfin tous,
Autant les sages que les fous ?
Chacun songe en veillant: il n'est rien de plus doux.
La Fontaine
Est-il bien nécessaire de décrire et d'expliquer le charme particulier de cet état de rêverie ? Si nous voulons savoir jusqu'où peut aller le plaisir de rêver, il nous suffira de relire J.-J. Rousseau. Nul poète, nul écrivain ne l'a ressenti plus profondément, et ne l'a exprimé en termes plus poétiques.
« Quand le soir approchait, je descendais des cimes de l'île et j'allais volontiers m'asseoir au bord du lac, sur la grève, dans quelque asile caché ; là le bruit des vagues et l'agitation de l'eau, fixant mes sens et chassant démon âme toute autre agitation, la plongeaient dans une rêverie délicieuse, où la nuit me surprenait souvent sans que je m'en fusse aperçu.
Le flux et le reflux de cette eau, son bruit continu, mais renflé par intervalles, frappant sans relâche mon oreille et mes yeux, suppléaient aux mouvements internes, que la
rêverie éteignait en moi, et suffisaient pour me faire sentir avec plaisir mon existence, sans prendre la peine de penser.
De temps à autre naissait quelque faible et courte réflexion sur l'instabilité des choses de ce monde, dont la surface des eaux m'offrait l'image ; mais bientôt ces impressions légères s'effaçaient dans l'uniformité du mouvement continu qui me berçait, et qui, sans aucun concours actif de mon âme, ne laissait pas de m'attacher au point qu'appelé par l'heure et par le signal convenu je ne pouvais m'arracher de là sans effort. »
Quand on relit ces descriptions et ces confidences, quand on se rappelle, car dételles pages ont la propriété d'éveiller les souvenirs profonds, les impressions analogues que l'on a pu éprouver, on est tenté de se dire que décidément la reverse est une chose délicieuse de par sa nature propre. Il ne faut pourtant pas exagérer. Gardons-nous ici d'un mirage.
Quand on parle ainsi de la rêverie, on pense à la rêverie des rêveurs, c'est-à dire des contemplatifs et des poètes, de ceux qui s'y complaisent et y sont entraînés, de ceux qui en ont fait comme le but de leur existence. Ou bien encore, on pense aux heures exceptionnelles, où par un concours de circonstances particulièrement favorable, bien-être physique, quiétude morale, impressions de nature, stimulation artistique, on s'est trouvé porté en pleine rêverie. Alors en effet c'était délicieux. Et cela prouve que la rêverie peut avoir à l'occasion un charme exquis. Mais il n'est pas vraisemblable qu'elle nous donne constamment telle béatitude.
(...)
Mais cette tendance que nous avons à trouver charmantes les images de rêverie, bien que fondée sur une illusion, est pourtant à retenir. Du moment, en effet, qu'il ne s'agit pas d'utiliser ces images dans un but artistique, peu importe que leur beauté soit subjective et qu'elles ne puissent avoir de charme que pour celui qui les conçoit. C'est pour nous-mêmes qu'elles sont faites. Mieux elles seront adaptées à notre goût personnel, autrement dit plus leur valeur esthétique sera subjective, et plus elles auront de prix dans la contemplation intérieure.
S'il nous est impossible de donner volontairement à nos rêveries un caractère esthétique, nous pouvons obtenir ce résultat indirectement, en nous mettant dans les conditions reconnues favorables. Ces belles heures de contemplation rêveuse, nous les recherchons ; nous prenons nos dispositions pour que rien ne vienne les gâter. Nous nous recueillons. Nous nous prêtons à certaines pensées, nous en écartons d'autres. Nous cherchons d'instinct a établir dans notre conscience celle harmonie durable parce qu'elle est parfaite, qui constitue l'état esthétique. Dans la rêverie la plus libre, nous arrivons ainsi à mettre un peu d'art."