"Passage des heures", de Fernando Pessoa
"Sentir tout de toutes les façons, Avoir toutes les opinions, Être sincère et se contredire à chaque instant, Se déplaire à soi-même en toute largesse d'esprit, Et aimer les choses comme Dieu."

coll. pers.
Passage des heures, d'Alvaro de Campos
Fernando Pessoa, 1915-16
Trad. Jean-Louis Giovannoni, Isabelle Hourcade, Rémy Hourcade et Fabienne Vallin.
Éditions Unes, 2024.
Morceaux choisis.
Sentir tout de toutes les façons,
Vivre tout de toutes parts,
Être la même chose de toutes les manières possibles en même temps,
Réaliser en soi toute l'humanité de tous les instants
En un seul instant diffus, profus, complet et lointain.
[...]
Je me suis multiplié pour me sentir,
Pour me sentir, j'ai eu besoin de tout ressentir,
J'ai débordé, je n'ai fait que m'extravaser,
Je me suis dévêtu, je me suis livré,
Et dans chaque recoin de mon âme un autel est dédié à un dieu différent.
[...]
L'imagination me fait mal je ne sais comment, mais c'est elle qui me fait mal.
Du haut du ciel le soleil décline en moi.
Le jour commence à baisser dans le bleu et dans mes nerfs.
Allons ô chevauchée, en qui d'autre finis-tu par me transformer ?
Moi, véloce, vorace, glouton d'énergie abstraite,
Qui voudrais manger, boire, écorcher et griffer le monde,
Moi, qui me contenterais de fouler aux pieds l'univers,
De fouler, fouler, fouler jusqu'à ne plus rien sentir...
Moi, je sens que tout ce que j'ai imaginé est resté en-dehors de ce que j'avais voulu,
Et bien que j'ai tout voulu, tout m'a manqué (...)
[...]
Je porte dans mon coeur,
Comme dans un coffre qui ne ferme pas tant il est plein,
Tous les endroits où je suis allé,
Tous les ports où j'ai abordé,
Tous les paysages que j'ai vus à travers des fenêtres ou des hublots,
Ou depuis des dunettes, en rêvant,
Et tout cela, qui est tant, est si peu comparé à ce que je désire.
[...]
J'ai voyagé dans plus de contrées que celles où j'ai abordé...
J'ai vu plus de paysages que ceux sur lesquels j'ai posé les yeux...
J'ai éprouvé plus de sensations que toutes les sensations que j'ai ressenties,
Car, plus j'ai ressenti, plus m'a toujours manqué quoi ressentir
Et la vie m'a toujours fait souffrir, elle a toujours été étriquée, et moi malheureux.
A certains moments de la journée je me remémore tout cela et je suis épouvanté,
Je pense à ce qui me restera de cette vie en morceaux, de cet apogée,
De cette route en lacets, de cette voiture au bord de la route, de cet avertissement,
De cette turbulence tranquille de sensations décousues (...)
[...]
Je ne sais pas si la vie est trop peu ou trop pour moi.
Je ne sais pas si je ressens trop ou pas assez, je ne sais pas
Si je manque de scrupule spirituel, point d'appui pour l'intelligence,
Consanguinité avec le mystère des choses, choc
Au contact, sang sous les coups, tressaillement aux bruits,
Ou s'il existe un autre sens à tout cela, plus simple et plus heureux.
[...]
J'ai tout vu et je me suis émerveillé de tout,
Mais ce tout a été trop ou pas assez — je ne sais lequel des deux — et j'ai souffert.
J'ai vécu toutes les émotions, toutes les pensées, tous les gestes,
Et je me suis senti aussi triste que si j'avais voulu les vivre et que je n'y étais pas arrivé.
J'ai aimé et haï comme tout le monde,
Mais pour tout le monde c'était normal et instinctif,
Alors que pour moi c'était toujours l'exception, le choc, la soupape, le spasme.
[...]
Je voudrais avoir tous les sens, y compris l'intelligence,
L'imagination et l'inhibition
A fleur de peau pour pouvoir me rouler sur la terre rêche
Plus de l'intérieur, pour ressentir encore plus de rugosité et d'aspérités.
Je ne serais content que si mon corps était mon âme...
Ainsi tous les vents, tous les soleils et toutes les pluies
Seraient ressentis par moi de la seule manière que je voudrais...
[...]
Rien ne me retient, je ne m'attache à rien, je n'appartiens à rien,
Toutes les sensations s'emparent de moi mais aucune ne reste.
Je suis plus varié qu'une multitude de hasard,
Je suis plus divers qu'un univers spontané,
Toutes les époques m'appartiennent un instant,
Toutes les âmes un moment ont trouvé leur place en moi.
Fluide des intuitions, fleuve des suppositions — mais,
Toujours vagues successives,
Toujours la mer — ne se reconnaissant plus
Toujours se séparant du fleuve, indéfiniment.
[...]