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"Paroles à un jeune poète", par Jules Bois (1910)

Dernière mise à jour : il y a 5 jours

"Ne chante que ce que tu sens, n'écris que ce que tu penses. La poésie ne vaut que par l'émotion véridique, ressentie et donnée. Le reste est vain, le reste est de l'encombrement et du verbiage. Il est plusieurs poètes qu'un seul poème, parce qu'il était sincèrement inspiré, a rendus immortels."

Jules Bois

(Coll. pers.)



Paroles à un jeune poète

Jules Bois, texte introductif au recueil poétique L'Humanité divine, 1910.





Tu viens quelquefois me voir ; et tous deux, nous nous accoudons à ma terrasse, où monte comme un bouquet l'odeur printanière du Bois. Cet horizon presque sans limite et parisien pourtant se dilate de toute l'immensité du ciel ; et les maisons des hommes ne gâtent pas la nature, étant embellies au loin par la brume ou le soleil. Alors nous parlons de tes rêves, de tes projets, des destins de cette poésie française qui vient de traverser une crise redoutable.

Perverse avec Baudelaire, trouble et troublante avec Verlaine, sensuelle avec Mendès, funambulesque avec Banville, révoltée et néantiste avec Leconte de Lisle, la poésie contemporaine était peu à peu détachée de l'idéal et détournée de la pensée. Au lieu de suivre les traces lumineuses de Sully Prudhomme et de Vigny, elle se diluait dans les crépuscules compliqués de l'école symboliste et décadente. Enfin, après bien des secousses et des sursauts, la voilà devenue saine, bourgeoise, croyante, familiale et rustique. Ceux d'entre nous, qui ont à examiner les œuvres de tes camarades pour les différents prix à leur accorder, sont étonnés de voir tant de strophes consacrées à célébrer le père, la mère, l'épouse, l'enfant, la maison et même le banc du jardin, qui généralement est petit. La mère surtout ; les poètes d'aujourd'hui sont très « filiaux ».

Quel chemin parcouru depuis Les Fleurs du Mal où, au milieu de tant de pièces admirables qui célèbrent des passions trop étranges, éclatent ces strophes où la mère du poète maudit son fils comme un monstre, parce qu'elle ne le comprend pas !...


Sa mère, épouvantée et pleine de blasphèmes !

Crispe ses poings vers Dieu qui la prend en pitié.


Et l'enfant de « ce siècle appauvri », volontiers blasphémateur, entend « la lune offensée » lui dire qu'elle voit sa mère,

Qui vers son miroir penche un lourd amas d'années

Et plâtre artistement le sein qui l'a nourri !


Autrefois, en effet, — quand je dis autrefois, il n'y a pas très longtemps, — les braves gens étaient effrayés d'avoir couvé ce « canard sauvage », qu'on appelle un poète. C'était presque la ruine et parfois le déshonneur de la famille. Aujourd'hui, les enfants des bourgeois riment à outrance, garçons et filles ; ce qui est une nouveauté de plus, due au féminisme encore inconnu aux temps baudelairiens. Maints parents sont très fiers d'avoir mis au monde un poète ou une poétesse ; ils paient volontiers l'édition du premier volume et même du second. Les succès d'argent de tels aînés célèbres firent beaucoup pour réconcilier la poule couveuse et le coq de basse-cour avec le petit canard sauvage. Notre démocratie, d'autre part, se flattant d'être athénienne, a encouragé les poètes par des rubans violets et rouges, des sinécures et même des sommes d'argent. Versifier est devenu à peu près une carrière. Il était donc naturel que le titre du poète se modifiât avec la poésie et d'accord avec elle. L'ancien bohème aux longs cheveux, au gosier toujours sec, aux poches vides et aux mœurs errantes, a été remplacé par un monsieur comme toi, considéré de sa concierge, vêtu sobrement, circonspect et diplomate, travaillant à des heures fixes, adoptant une hygiène, sachant tenir ses comptes et régler sa vie.

Tu as un emploi, tu dédaignes la fréquentation des brasseries, tu devais en arriver là où aboutissent à peu près tous les travailleurs de l'heure présente, tu fais partie d'un syndicat — oui, d'un syndicat de poètes...

Cessons d'ironiser et passons à des réalités plus graves. Avec les meilleurs de ta génération, tu es revenu aux traditions de notre langue et de notre esprit. Tu as répudié l'extraordinaire, l'obscur, le malsain. Tu as aussi reconnu la logique, la solidité de cette prosodie que l'assentiment populaire, autant que les grands artistes tes devanciers, a fixée ; elle ne se modifie que lentement, non pas selon de brusques caprices, mais par des besoins profonds. L'essai du « verslibrisme » révolutionnaire n'a pas été en soi un échec comme on a pu le croire. La poésie s'est enrichie d'un moyen nouveau d'expression, qui tient du vers et de la prose. Mais il eût été insensé que cette acquisition récente et encore inorganique voulût se substituer au legs des siècles que consacrèrent tant de chefs-d'œuvre.

Tu m'as approuvé lorsque je t'ai exposé l'opinion que nous nous sommes formée après réflexion et au contact de l'expérience. Je tiens à la préciser ici :

Loin de s'affranchir des difficultés prosodiques, le poète ne doit pas les craindre. Il ne doit pas non plus les rechercher, de peur de tomber dans le puérilisme et la jonglerie. Cependant, il n'est pas douteux que l'idée gagne en beauté à accepter des règles sévères et logiques, qui obligent à ne pas improviser et à poursuivre la perfection. Notre prosodie de l'heure présente s'affine, plus délicate, plus sensible au frisson intérieur qu'elle traduit avec une exactitude accrue. Au lieu d'évoluer vers le relâchement, elle s'achemine vers un art de plus en plus conscient et complexe. Écoutez sonner le beau vers moderne. C'est une musique orchestrée savamment. La césure est moins monotone, mieux adaptée au mouvement. La rime n'est plus nécessairement et inutilement riche ou baroque comme chez Hugo et Banville, ni nécessairement et négligemment pauvre comme chez Racine et Musset. Elle se surveille, s'épure, évite l'adjectif, la redite, la banalité autant que le charlatanisme. Un esclavage ? non ; je crois plutôt une coquetterie. Certaines lois loyalement subies sont-elles tout à coup abrogées ? C'est par un scrupule aux antipodes de la paresse, c'est pour un effet prémédité, résultat d'une difficulté supérieure vaincue... Ainsi plus la métrique est intelligente et méticuleuse, plus le vers est en droit d'espérer l'immortalité.

« Tant pis, m'as-tu dit avec l'intransigeance de la jeunesse, tant pis pour ceux et pour celles qui ont rimé et rythmé détestablement des émotions intéressantes ; nous rejetterons tout cela au chaos oublié des vers faux. »

C'est aller sans doute trop loin... mais il est incontestable que seule est certaine de survivre l'œuvre sans bavures. Il est heureux que la jeunesse se soit ressaisie et que l'anarchie sur ce point ait cessé.

Nous sommes à peu près d'accord prosodiquement.

Quant à l'inspiration et à sa mise en œuvre, je veux en discuter avec toi. Un poète français est quelque chose de plus qu'un poète national : il est un poète humain. Je te jure que ta lampe, ta chambre, ta rivière, ta campagne, ta ville, ta famille, que tu célèbres avec fidélité, ne nous intéressent que faiblement, si tu ne sais pas en faire les sujets d'un rêve plus étendu, où le reste de l'humanité se retrouve. L'intimisme et le naturisme ne valent que s'ils sortent de l'anecdote et ne sont pas prisonniers de l'horizon. Approfondis, élargis ton âme par le travail, le voyage, la méditation, l'amour. Mais n'imite pas ceux de tes devanciers qui, avec beaucoup de talent, ne furent que des rhétoriciens et des jongleurs. Dédaigne l'amplification. Ne chante que ce que tu sens, n'écris que ce que tu penses. La poésie ne vaut que par l'émotion véridique, ressentie et donnée. Le reste est vain, le reste est de l'encombrement et du verbiage. Il est plusieurs poètes qu'un seul poème, parce qu'il était sincèrement inspiré, a rendus immortels...


II 



Je  te  parle  comme  un  voyageur  qui  a  déjà  parcouru le  pays  à  un  de  ses  amis qui  en  est  aux  préparatifs  du départ.  J'en  reviens  avec  une  moisson  cueillie  souvent sous  l'orage  et  la  tempête  et  dans  les  contrées  les  plus diverses.  C'est  l'histoire  d'une  jeunesse  qui,  au  lieu  de se  restreindre  aux  études  et  aux  émotions  souvent  artificielles et  superficielles  que  l'ambiance  commande,  a voulu  aller  plus  loin  et  plus  au  fond,  jusqu'à  explorer l'au-delà  réel  de  la  matière  et  de  l'esprit. 

Or,  si  j'en  crois  le  plus  pur  de  nos  inspirés,  cet  attrait et  cette  recherche  ne  seraient  pas  contradictoires  à  l'essence même  de  la  poésie  et  à  sa  mission  que  rebutent au  contraire  les  vulgarités,  les  redites,  les  petitesses. 

Lamartine,  il  y  a  près  d'un  siècle,  définissait  déjà  la poésie  «  l'écho  profond, réel,  sincère  des  plus  hautes conceptions  de  l'intelligence, des  plus  mystérieuses impressions  de  l'âme  ». 

Et  il  ajoutait  : 

« Ce  sera  l'homme  lui-même  et  non  plus  son  image, l'homme  sincère  et  tout entier. » 

L'humanité  intégrale  comporte  ce  noble  désir,  cette aspiration  élevée,  cette  foi  intime,  par  lesquels,  sans nous  y  perdre,  nous  atteignons  le  Divin  dont  nous  avons soif,  même  dans  le  détresse  et  dans  la  déchéance. 

On  raconte  qu'un  grand  spiritualiste,  Herder,  prononça ce  mot  admirable  à  son  lit  de  mort  : 

« Donnez-moi  une  grande  pensée  pour  me  rafraîchir. » 

Tous,  ainsi  que  Herder,  nous  pouvons  pousser  ce  cri sans  attendre l'agonie. Tous,  nous  défaillons  au  cours de  l'existence,  réduits  à  nous-mêmes.  Que  nous  sommes peu  de  chose  dans  ce  vaste  univers,  où  nous  guettent les  forces  hostiles,  dont  les  plus  redoutables  nous  habitent et  nous  tourmentent  !  Mais  un  petit  souffle  effleure notre  front;  caresse  d'un  véridique  amour,  strophe  ressouvenue d'un  poète  préféré,  maxime  d'un  sage,  exemple d'héroïsme,  larme  qui,  en  tombant,  fait  éclore  une consolation...  Et  nous  voilà  réconfortés.  Un  dieu  a passé  sur  notre  route  et  il  a  éveillé  dans  notre  cerveau et  dans  notre  cœur  la  présence  incompréhensible  d'un autre  dieu...  Ce  mystère  de la faiblesse  humaine, je  l'ai médité  sous  mille  aspects  ;  et  je  n'ai  jamais  désespéré parce  qu'il  nous  prépare  à  un  autre  mystère,  celui  de notre  grandeur  et  de  notre  gloire...  L'orgueil  est  vaincu, mais  la  confiance  demeure. 

Dès  lors  la  question  se  pose  :  qu'est-ce  que  ce  Divin qui  semble  n'apparaître  que  dans  une  humanité  plus  humaine et  plus  profonde ? 

Ernest  Renan,  ce  Goethe  plus  conciliant,  avait  coutume  de  dire,  dans  ses  conversations  d'après  dîner  : «  Dieu,  je  ne  peux  pas  affirmer  qu'il  soit,  mais  je  ne doute  pas  du  Divin.  »  Ce  grand  sceptique  ne  croyait pas  formuler  un  des  axiomes  de  cette  foi  nouvelle  qui  a succédé  au  renanisme.  Le  Divin,  en  effet,  on  peut  dire que  c'est  Dieu,  au  deuxième  degré,  mais  Dieu  encore, Dieu  humanisé  qui  se  révèle  à  nous  par  toute  une  série d'émotions,  de  sentiments,  de  pensées,  plus  nobles  et plus  beaux,  jaillis  des  entrailles  de  notre  être.  Le  Divin ne  serait-ce  pas  encore  Dieu  pour  ainsi  dire  «  naturalisé »  et  transparent  dans  ces  admirables  spectacles que  nous  prodigue  l'univers,  soit  spontané,  soit  embelli par  les  chefs-d'œuvre  dûs  à  la  main  des  hommes? Comment  traiter  d'imaginations  ces  témoignages  intimes confirmés  par  la  beauté  des  choses?  Quand  même on  s'obstinerait  à  nous  affirmer  contre  toute  raison  que ce  monde  magnifique,  entrevu  autour  de  nous  et  en nous,  n'est  qu'une  illusion,  et  —  je  suppose  admise cette  hypothèse  impossible  à  admettre  —  quand  même le  ciel  espéré  n'existerait  que  dans  notre  désir,  toutes les  ironies  et  tous  les  positivismes  voileraient  à  peine ces  lueurs  sans  pouvoir  jamais  les  éteindre.  Ce  sont  des faits,  des  faits  intérieurs,  des  faits  extérieurs  aussi,  et dès  lors,  pour  notre  âme  et  pour  l'âme  de  l'univers,  des réalités  invincibles. 

D'ailleurs  comment  pourrait-il  en  être  autrement?     . 

Si  l'humanité  n'était  pas  divine,  et  si  la  divinité n'était  pas  humaine,  nous  tomberions  dans  le  plus  dangereux mysticisme  ou  dans  le  matérialisme  le  plus abject.  Nous  nous  perdones  dans  la  chimère  et  dans l'absurdité,  en  voulant  chercher  le  Divin  en  dehors  de la  nature  et  de  l'homme.  D'autre  part,  l'humanité,  décapitée du  Divin, ne  vaut  pas  la  peine  d'être  chantée, elle  n'est  qu'un  spectacle  souvent  vil  et  presque  toujours attristant.  En  prose  aussi,  lorsque  fait  défaut cette  attirance  à  la  fois  respectueuse  et  angoissée  vers les  cimes,  il  n'est  que  des  talents  incomplets  et  des  génies sans  ailes. 

Nous  n'aurions  que  cette  preuve  par  l'exemple,  qu'il nous  faudrait  déjà  placer  parmi  les  genres  secondaires toute littérature, même supérieure par  l'art et le style, mais à  qui  manquerait  le  sens  hyperphysique, c'est-à-dire  la  vraie  poésie. Les  pages  «  humaines  »  entièrement belles  sont  illuminées  de  «  surhumain  »,  comme  il  y  a un  souffle  qui  ne  vient  plus  de  ce  monde  dans  un simple  dialogue  d'amour,  le  soir,  lorsque  les  étoiles s'allument  dans  le  ciel,  lampes  lointaines  d'une  patrie inconnue... 


Nous  chanterons l'univers et notre  âme jusqu'à être transportés au-dessus de nous-mêmes et de tout ce qui nous entoure... 



III 



Ces  paroles  familières  que  nous  échangeons,  je  souhaite qu'elles  aident  à dissiper  les  derniers  brouillards qui  traînent  sur  la  voie  que  Lamartine,  le  chaste  prophète, a  tracée.  Cette  voie  n'a  pas  été  immédiatement suivie,  parce  que  le  prodigieux  génie  verbal  de  Victor Hugo  a  ébloui  et  tyrannisé  les  lyriques  du  siècle  passé. Aujourd'hui  seulement,  ce  soleil  se  faisant  de  plus en  plus lointain,  il  nous  est  permis  de  reprendre  la  route  abandonnée, la  route  idéistique  et  musicale,  où  nous  précéda Lamartine.  Nous  allons  nous  rendre  compte  qu'entre l'humain  et  le  divin,  la  nature  et  le  surnaturel,  il  n'est pas  de  différences  essentielles,  simplement  une  gradation et  des  nuances.  Toutes  les  forces  de  l'époque  tendent à  établir  comme  un  fait  authentique  cette  vérité de  l'esprit  et  du  cœur.  Elle  se  formule  en  la  renaissance de l'idéal hellénique sous une forme nouvelle et par des moyens encore inusités. 

L'Amérique,  d'autre  part,  le  pays  pratique  par  excellence, nous  indique  comment  comprendre  et,  si  j'ose dire,  adapter  à  notre  vie  quotidienne  ce  frisson  qui  la dépasse,  et  comment  en  tirer  des  ressources  imprévues. Un  seul  danger  :  la  confusion  entre  le  surhomme  tel que nous  le  concevons,  nous  Latins,  et  celui  qu'inventa  le sophisme  allemand,  monstre  de  domination  brutale  et d'égoïsme.  Mais  il  suffit  de  préciser  ce  danger  pour qu'il  se  dissipe. 

Enfin,  ces  idées  ne  renouvellent  pas  seulement  le  domaine théorique  et spéculatif ;  elles  sont  des  principes d'énergie  généreuse  et  féconde. Ainsi,  le  poète  et  le héros se  rejoignent  par  de  secrètes  affinités.  Ce  que l'un  chante,  l'autre  l'accomplit.  Et  ils  n'existeraient pas  l'un  sans  l'autre : et  quelquefois  tous  deux  ne  font qu'un. 

Excuse-moi de te proposer de telles méditations à l'occasion d'une œuvre personnelle.  Il  y  a  quelque  chose de  meilleur  que  l'exemple  que nous donnons : c'est  le modèle  qui  nous  a  inspirés.  En  tracer  l'image  est  un impérieux devoir, puisqu'il s'agit de  conseiller  à  des jeunes  gens  comme  toi  de  faire mieux  que  nous. 

C'est  notre  excuse  pour  avoir  gardé  en  classant  ces feuillets  épars,  ce  titre  trop  beau  qui  s'est  imposé  à nous  :  L'Humanité  divine.  Ce  n'est  pas  que  nous  puissions nous  illusionner  sur  nos  misères  inévitables, mais  ces  deux  mots  condensent  la pensée  en  quelque sorte unique  qui  revenait  dans  nos  conversations,  pensée qui  résulte  aussi,  ne  serait-ce  que  par  contraste  ou par  espérance,  de  ces  pages  diverses  où  les  luttes  et les  épreuves,  les  joies  et  les  errances  de  toute  une  jeunesse ont  laissé  leur  reflet.  Tu  me  l'as  dit  un  jour,  cette idée,  l'Humanité divine,  elle  doit  être  tour  à  tour,  pour qui  la  subit,  un  fardeau  et  une  ivresse.  Un  fardeau, parce  qu'elle  est  trop  grande  et  trop  austère  aux heures  de  dissipation.  Une  ivresse,  parce  qu'aux  moments exceptionnels,  elle  nous  exalte  et  nous  transfigure. Tu  voyais  juste : que de  vicissitudes supporte en  nous  cette  divine  humanité !  Sur  l'Acropole  nous  en avons  eu  l'éblouissement,  puis  peu  à  peu  la  précise vision  ;  aux  Indes,  nous  en  avons  ressenti  le  délire  ;  au mont  des  Oliviers,  nous  en  goûtâmes  la  déchirante mélancolie.  Jamais  nous  n'avons  cessé  d'y  croire;  cette idée  vivante  traverse  nos  autres  ouvrages  déjà;  elle fait  partie  de  notre  tempérament;  elle  a  été,  au  milieu des  tempêtes  intérieures,  le  phare  immuable  qui  empêche le  navire  de  s'égarer.  Ce  n'est  ni  une  illusion  ni un  mensonge.  Quelque  chose,  ou  plutôt  quelqu'un  de plus  grand,  de  meilleur  que  nous,  parfois  nous  quitte et  parfois  nous  remplit.  Divinité  ne  ressemblant à aucune des idoles  qui  encombrent  l'univers,  Mystère  de  toute vie  humble ou superbe, rayonnement  qui  prête  tant d'éclat  aux  êtres  et aux choses !... Nous vous avons aimé et nous  vous  aimons,  parce  que  vous  êtes  avant  tout  poésie ! 



IV 



Mais la vie contemporaine et occidentale, avec ses rudesses, ses minuties, ses fièvres pratiques, son matérialisme, nous  nous  le  sommes  demandé toi et moi, s'accommode-t-elle  avec  cette  «  humanité  divine  » qu'ici  tantôt  je  regrette  et tantôt  je  voudrais  évoquer ? 

Eh bien, aujourd'hui nous pouvons le croire, nous pouvons même en être sûrs pour des  motifs  nombreux dont le  premier et le plus puissant réside en cette poésie moderne, qui,  si  longtemps,  nous  a  déçus  et  qui  commence enfin à être digne du rôle qu'elle doit  jouer. Je n'y reviendrai que pour une brève synthèse, l'ayant au début plus longuement  analysée. 

Proclamons-le  avec  fierté  :  cette  poésie  ne  renferme plus  d'obstacle  invincible  à  un  grand  espoir.  N'as-tu pas  d'abord  définitivement  conquis  ta  libération  esthétique ?  Les  mauvais  maîtres  ont  disparu.  Tu  le  sais,  appartenir à  telle  ou  à  telle  école  a  toujours  quelque  chose de  convenu,  de  puéril  et  de  forcé.  Tes  vrais  directeurs ne  sont  pas  telle  ou  telle  individualité,  mais  des  orientations de  sentiment  et  des  tendances  de  l'esprit.  La jonglerie,  l'art  pour  l'art,  le  système  te  rebutent.  Sur  le cosmos  poétique  se  lève  l'aube  impersonnelle  de  l'âme émue  et  pensante. 

Pourtant, aucune école n'a été complètement inutile. Le Parnasse, contre lequel nous  nous  sommes  tout d'abord  révoltés  à  cause  de  la  rigidité  de  ses  dogmes et  des  idées  moyennes  qu'il  exprima,  nous  a  donné l'exemple  de  cette  esthétique sobre  et  sûre,  qui  empêcha ses  adeptes  de  s'égarer  vers  les  mirages  de  la  paresse, du  dérèglement  et  du  verbiage. Malheureusement cette école manquait d'air : parfois  trop  de  solennité  et  de raideur ; parfois  trop d'acrobatie. Enfin,  les  symbolistes se  préoccupèrent  d'infuser  à  la  métrique  plus de  souplesse,  aux  idées  plus  de  recul,  aux  sentiments plus  d'enveloppé  et  de  mystérieux.  De  nos  jours,  les poètes  chantent,  avec  beaucoup  de  talent,  l'éveil  de cette  Psyché  qui  sommeille  chez  tant  d'autres  et  qui chez  eux  frissonne  au  contact  de  la  nature  et  des  humaines tendresses. 

Dès  lors,  une  synthèse  s'élabore  avec lenteur,  adaptant tous  les  éléments  lyriques  de  l'âme,  comme  un  orchestre se  prépare  en  le  préliminaire  tâtonnement  des  instruments multiples,  afin  de  pousser  un  «  chant  .symphonique  »  où  collaboreront  toutes  les  voix.  Quand  l'humanité tout entière tressaille, le  Divin n'est plus loin. J'entends  déjà  l'écho  de  ses  pas  invisibles,  ou  plutôt  il est  là,  au  cœur  même  de  cette  humanité  rassemblée, car  il  n'est  que  l'humain  plus  humain.  Nous  pouvons donc saluer  dans  la  poésie  son  entrée,  timide  d'abord, bientôt  triomphale. Au lieu d'être séparé de  nos  émotions habituelles,  comme  on  le  croyait  par  erreur,  il  leur est incorporé. 

« Nouveauté surprenante ! t'écries-tu. Depuis que je commence à prendre conscience,  j'ai  senti  s'écrouler la  vieille  incompatibilité  entre  le Divin  et l'humanité. Combien  de  fois  les  a-t-on  opposés  dans  le  passé l'un  à  l'autre ! et  cette fausse  antinomie  a  eu  pour  résultat de  retarder  indéfiniment le triomphe  de l'humanité. Voilà dans  les  idées  une  révolution  qui  équivaut  à  la conquête de  l'air  dans  le  monde  physique.  C'est,  en  effet,  par l'homme  lui-même, « la  conquête du ciel  ».  Michelet  a écrit  :  «  La  Terre  est  dans  le  Ciel  »  ;  l'homme  s'y  trouve aussi. Dans  le  ciel  métaphysique.  Il  n'y  aspire  pas  seulement, il  y  respire. « La nature est surnaturelle  » disait Elisabeth  Browning, nous  pouvons ajouter : « L'homme est surhumain. » 

Ton  jeune  enthousiasme  me  réchauffe ; n'oublie pas, cependant, qu'il ne s'agit que  d'une  renaissance  ;  car le plus  pur  esprit  classique  a  déjà  fixé  dans  l'art  les traits immortels  de  l'Humanité  divine. Et cela avec une  simplicité et un naturel inégalés  jusqu'ici. 

Il  n'est  pas  en  effet  d'autre  formule  pour  résumer les créations  de l'antique Hellas. 

Humanité divine, les personnages d'Homère, d'Eschyle, de Sophocle ; humanité divine, les  statues  de  Phidias  ; et, jusque  dans  les  lignes  du Parthénon, à cause de leur beauté vraie,  simple et  grandiose,  humanité  divine ! Nous ne  sortons  pas  de  la  nature  ;  le  christianisme  n'a pas  encore,  en  le  martyre  volontaire  du  Juste,  imposé sa  loi  suprême  de  mystère  et  d'amour.  Et  déjà  pourtant sur  l'Acropole  s'accomplit  la  révélation  du  Beau,  en attendant  que  plus  tard,  sur  le  Golgotha,  s'achève  la révélation  du  Vrai.  Le  salut  terrestre  de  l'artiste  est préparé  par  la  Vierge  Athéné.  Celui  en  qui  habite l'eurythmie  ne  mourra  pas  parmi  les  hommes ;  son œuvre  est  rachetée  de  l'oubli.


Tu te rappelles la Prière sur l'Acropole, où la séduisante parure du verbe déguise souvent le sophisme et l'erreur. Je ne veux pas ici discuter avec l'ombre de Renan ; mais il est certain que l'idéal hellénique fut plus large qu'il ne le supposa. La beauté qui plaît à la Déesse n'est pas exclusive de certaines beautés. Qu'elles viennent de l'Asie ou de l'Afrique, qu'elles soient la poésie du « Strymon glacé » ou celle qu'on trouve dans « l'ivresse du Thrace », elles se disciplinent et s'épurent sous le regard de Pallas, en s'approchant du seuil sacré. Sans perdre leur caractère propre, elles sont agréées après avoir reçu une commune initiation. C'est ainsi que l'architecture persane et hindoue atteignit son épanouissement absolu à Lahore avec ce tombeau d'une Bégun, appelé le « Tag » et qui est le Parthénon de l'Inde. Là, j'avais déjà compris par l'exemple que cette Pallas-Athéné, depuis qu'elle n'existe plus sous la forme d'une idole visible, est vivante partout où les hommes rêvent de la Beauté parfaite et tentent de lui donner un abri.

On  a  voulu  que  l'enseignement  du  Parthénon  fût sectaire.  Il  n'en  est  rien.  Qui  a gravi  l'escalier  de  marbre des  Propylées  comprend  qu'il  est  le  pèlerin  du temple  où  la  perfection  existe,  et  où  elle  est  communiquée à  chacun  selon  son  aspiration  et  ses  mérites.  Là, toute  beauté  étrangère  et  nationale  trouve  sa  mesure. Ces  débris  sublimes  accueillent  toutes  les  prières  et  se prêtent  à  toutes  les  méditations;  mais  leur  poussière  ne supporte  pas  l'empreinte  des  monstres  difformes,  et  la pure  lumière qui  les  baigne  dissipe  tous  les  cauchemars de  l'ombre. 


Le fantôme  vivant  de  l'Humanité  divine  m'a  tellement hanté  sur  l'Acropole  que,  corrigeant  les  épreuves  de  ce livre  à  l'ombre  de  la  colonnade  sacrée,  rompue  par l'obus  vénitien,  j'ai  cru  recevoir  l'ordre  de  t'adresser  ce message,  à  toi  dont le  devoir sera  de  reconstituer  le Parthénon  dans  ton  cœur.  La  voix  de  la  Déesse,  qui, là, est plus  pressante,  m'ordonnait  de  réveiller  dans  l'âme des  jeunes  Français  son souvenir,  qu'ont  obscurci  les barbares.  Elle  me  disait  : 

« L'humanité marche, sans se lasser, vers des buts mystérieux, sur une route semée de  tombeaux. Il est inutile de recommencer le passé. Ceux qui me copient ne sont, en effet, que  des  copistes; ceux qui m'ont imitée ne  sont encore que des imitateurs ; seuls, ils  me comprennent  et m'obéissent, ceux  qui me retrouvent. Je suis là où règne l'harmonie  ;  et  seul  il  est harmonieux celui  qui  réconcilie  en  soi  la  terre et le  ciel,  l'idéal  et la  vie,  l'humain et  le  divin,  le  passé  et  l'avenir  par l'action et par l'œuvre...  La  mission  des peuples  que  baigne  le lac  méditerranéen  n'est pas  terminée :  je  m'intéresse  à eux toujours... » 


Parfois, cependant, je sentais l'état de grâce m'abandonner. Devant le vil égoïsme, le culte de l'argent, la suprématie de tout ce qui est mécanique et utile, devant la laideur qui nous assiège de toutes parts, je me demandais si je ne rêvais pas tout éveillé et si le reste du monde n'était pas irrémédiablement perdu. J'étais là sur l'Acropole, comme sur un îlot sacré. Ce paysage de l'Attique ne serait-il pas la concession suprême faite par l'univers à notre idéal ? La mer, comme un lac, toute blanche ou toute rose, sous la caresse du soleil ; les îles paradisiaques ; l'Hymette se dressant contre l'approche du soir, pareille à une épaule protectrice aux frissons nuancés ; Athènes, charmante, gaie et neuve, symbole des recommencements victorieux de la mort, bruissant comme une claire ruche humaine autour du vieux roc noirci et crevassé ; ces ruines autour de moi, plus belles que tant de palais et tant de temples intacts ; ce décor façonné, semble-t-il, par un Dieu artiste qui n'a pas voulu se laisser surpasser par le génie humain, tout cela n'était-il pas l'exception magnifique ? Et au-delà de ces purs horizons où s'arrête mon regard, n'est-ce point, hélas ! que recommencent le désordre et la barbarie ?


Une jeune Américaine montait chaque jour presque à la même heure à l'Acropole. C'était aussi vers le soir. Après un regard de piété au temple exigu et fier de la Victoire Ailée, et surtout à ces jeunes filles de l'Erektéion qui portent leur fardeau de marbre avec l'allégresse des héros qui soulèvent leur destin, elle s'asseyait non loin de moi, sous le divin fronton que sculpta Phidias. Et elle avait un livre... Nous devions lier connaissance, comme il arrive aux fidèles du même culte dans l'église qu'ils fréquentent. Quoiqu'elle fût belle et d'allures libres, le lieu était trop sacré pour que nous pensions à autre chose qu'à lui...

« Chaque année, me dit-elle, je viens ici pour une cure de perfectionnement intérieur. Je suis sinon Athénienne, du moins "Athénéenne". Nous sommes plus nombreux qu'on ne pense, hommes ou femmes, à qui, en Amérique, l'idéal hellénique sert de flambeau. Il ne suffit pas de "faire beaucoup d'argent", il faut "faire du bonheur, de la beauté et de la force". »

Et comme je lui demandais quel livre elle lisait :

« Aujourd'hui, continua-t-elle, j'ai porté un ouvrage d'Emerson. Il est encore notre plus grand philosophe.

Son enseignement est d'accord avec celui du Parthénon. En toutes les existences, même les plus humbles, il découvre un parfum sublime, qu'il s'agisse de l'ouvrier, du laboureur, de l'artiste, du boursier ou du commerçant... Avec des termes qu'une rude franchise rend plus saisissants, il nous initie à ces mystères du sanctuaire psychologique, transfigurant notre personnalité quotidienne et lui communiquant une valeur imprévue.

« L'homme qui mange, boit, plante, a écrit Emerson, ce n'est pas lui que nous respectons, mais l'âme dont il est l'organe ; quand elle passe à travers son intelligence, elle devient génie ; à travers sa volonté, vertu ; quand elle coule à travers ses affections, amour. »

Levant ses beaux yeux clairs vers mon inquiétude, elle ajouta :

« Il n'y a donc pour ce moraliste — et je suis prête à le croire — ni génie, ni vertu, ni amour — et, ajouterai-je, ni chef-d'œuvre — sans le contact de cette étincelle qui illumine le plus obscur. Tout acte héroïque, bonté ou beauté, est un miracle de cette force inconnue qui se manifeste par l'homme, mais qui vient de plus loin. »

Réconforté par ce langage, je demandai à ma vaillante camarade de m'accompagner dans le petit musée de l'Acropole, qui contient des joyaux de sculpture incomparables. Par un hasard que les circonstances semblèrent avoir prémédité, je retrouvai là un jeune poète qui n'est pas ton ami et qui, suivant une mode déjà périmée, se flatte d'être nietzschéen. Il trouvait fade la grâce guerrière de Pallas : « Le moderne surhumain, me dit-il, danse comme un corybante, et son rire de mépris ressemble au rugissement du fauve. » Justement nous étions arrêtés dans la première salle du petit musée, à gauche, devant ce Typhon sardonique à trois têtes et qui a l'air de sauter encore sur les replis tortueux de son corps de dragon. « Cet antique symbole discordant, contradictoire et ricaneur, observa la lectrice d'Emerson, on peut le comparer à l'ennemi toujours renaissant de la sagesse et de la beauté athéniennes, au barbare et au monstre qui prétend à la supériorité, quand il n'atteint que la bizarrerie et la démence. "Uebermensch" venu d'Allemagne, forgé de pièces et de morceaux disparates, difforme, brutal, blasphémateur, cauchemar d'un cerveau génial et malade, te voilà préfiguré à l'aurore des temps ! Tu es le contraire de l'Humanité divine, du héros que Pallas-Athéné modela. Tu n'es pas surhumain, tu es anti-humain ; tu n'as reçu de la Divinité que le reflet défiguré, l'ombre grimaçante, divisée et diabolique.

« Tu ne nous feras pas croire que l'humanité supérieure doit être cruelle et despotique, alors que Pallas nous la montre avec les traits de la paix sous les armes et pareille à l'ordre qui persuade. Notre surhomme saura réunir en lui les deux forces de l'avenir : celle de l'homme et celle de la femme ; il sera mâle et doux comme cette vierge qui porte une lance... »



De retour en France, je n'ai pas oublié la voix de l'Acropole. Une véritable recrudescence d'inspirations se manifestait chez nous. J'en ai senti au cœur toute l'allégresse. S'agit-il d'un renouveau classique ? « Classicisme, romantisme », vieux mots, vieilles querelles. Il est bon de se rappeler la parole d'un poète, né en Hellade et qui vécut au Quartier Latin. Au moment de rendre son dernier souffle, il confia à un ami ; « Classicisme, romantisme, tout ça, ce sont des bêtises. » Le conflit qui divisa nos ancêtres est aujourd'hui élucidé. Et voici la nouvelle formule qui concilie les contraires apparents : « Des idées nobles et vivantes dans une forme pure. » Quant à être classique, dans le vieux sens du mot, c'est inutile et impossible.

Quel que soit notre effort, nous n'atteindrons jamais en ce siècle la sérénité dont témoignent encore les ruines immortelles de l'Acropole. Les plus belles œuvres resteront incomplètes et frémissantes.

Il nous faut les chocs douloureux du monde extérieur ou l'épuration du recueillement, pour que se manifeste le magnifique Attendu.

Les conditions de cette révélation singulière sont difficiles et complexes. Si la méditation et la solitude sont nécessaires, les vertiges et les secousses de la passion y contribuent aussi. Les heures de bonheur comme celles de la détresse, l'amour comme la chasteté, les maladies comme la plénitude de la santé, les errances à travers l'univers comme la silencieuse et immobile étude, l'ivresse de la vie comme l'attirance vers la mort, tout ce qui nous emporte et nous arrache de la terre et de la chair après nous en avoir donné la cruelle expérience, voilà comment nous parvenons à nous confronter avec une image de nous-mêmes, qui est nous encore, tout en étant plus lointaine et plus haute. Nous avons perdu la sérénité hellénique, mais nous n'échapperons pas pour cela au Divin. Nous en sommes comme traqués et le remords autant que l'enthousiasme en est l'indice. Un trésor caché en nous bondit et se répand au dehors, à travers les larmes et l'espérance.


VI


Une salutaire crise, qui a épuré, spiritualisé notre psychologie et notre philosophie, nous permet de croire que nos élans lyriques, d'accord avec les orientations de la pensée, ne se perdront pas dans un rapide oubli. Nous sommes en harmonie avec l'esprit du temps.

Les intelligences et les volontés furent longtemps gouvernées par le scientisme matérialiste ou le scepticisme dilettante. Un grand découragement avait été la conséquence de ces deux doctrines, un abaissement des caractères et un affaiblissement de l'idéal. Le Dieu intime s'était voilé, puisqu'on refusait de le reconnaître. Dès cette douloureuse époque, nous fûmes quelques-uns à lutter pour défendre les prérogatives de l'âme, malgré l'enseignement officiel et officieux. Les études concernant la subconscience et les faits mystérieux dont elle est le théâtre, — depuis 1890 nous n'avons cessé d'y apporter notre modeste, mais ardente contribution, — ont préparé l'éclosion d'une philosophie plus aérée et d'une psychologie plus perspicace. Et maintenant commence à triompher notre plus cher idéal. M. Alfred Croiset n'a-t-il pas, en Sorbonne, récemment fait allusion à « des courants nouveaux dans le monde de la pensée » ? M. Emile Boutroux et M. Bergson ont rendu une part de leur valeur méconnue à l'intuition, aux pressentiments et aux forces divinatoires cachées sous les voiles de l'âme profonde. Une ère nouvelle, que nous saluons avec d'autant plus de joie que nous l'avons appelée par nos travaux et nos espoirs, est déjà inaugurée. Qu'est-ce que ces facultés que le rationalisme étouffait ou dédaignait, sinon l'inspiration et le courage, la poésie et l'action ? La France qui pense et qui veut n'est plus ligotée par les mauvais enchanteurs d'autrefois qui tarissaient, en la décriant, la sève du génie et de la victoire ; car la même énergie sert à cette double fin.

S'il existe encore un mysticisme s'opposant à la nature et à la vie, le sentiment qui pénètre ce livre loin de contrarier les élans, les active, feu interne par lequel l'âme devient le véritable buisson ardent. Notre mysticisme à nous fait partie de la vie, c'est même la vie à sa source et dans sa pureté neigeuse et brûlante, — volcan sous un glacier.

Secouée par des émotions profondes, l'humanité sent bien qu'elle sort d'elle-même ; ou plutôt que d'elle-même sort le divin. L'extase et le transport sont des mots et des mouvements que nous ne pouvons reléguer aux manuels des églises ou dans l'ombre pieuse des cloîtres ; ils appartiennent à la langue et aux rites de cette religion universelle, dont le culte illumine et entraîne tous les cœurs dans les moments suprêmes de la vie.

Que nous puissions désormais être appelés des platoniciens d'hier ou des pragmatistes de demain, peu importe : sous des noms différents, des doctrines similaires à de longs intervalles de temps se manifestent. William James est le fils spirituel d'Emerson, qui à son tour puisa dans la sagesse orientale. En tout cas, pas plus que moi, tu ne doutes de l'identité entre la force qui nous inspire et la force qui nous pousse à combattre. Le même dieu intérieur qui dicte aux Homérides leur poème, gonfle de fureur le cœur d'Achille et rend subtil Odysseus. L'humanité divine n'a-t-elle pas réuni, — en le jeune Sophocle combattant à Salamine ou en Byron allant mourir à Missolonghi, — le poète et le héros ?

Celui qui a été touché, même indigne, par la flamme qu'alluma Prometheus, ne peut plus se contenter des tâches égoïstes. Il se donne en activité et en lumière. Il est devenu une torche que le pied même de la mort n'éteindra pas.

Tu le sais mieux que tout autre, telles strophes, écrites çà et là, parmi les chemins de la terre ou de la mer, avec une inquiète ardeur, je ne les aurais jamais ajoutées à ce livre, elles dispersées par le roulis au fumoir des paquebots, ou bien ébauchées sur les tables de ces palais modernes qui ne sont que des palaces, si elles n'avaient le mérite d'être des hymnes de reconnaissance, de célébrer la minute où la personnalité éphémère, terrassée par les circonstances, se relève, appuyée à une main secourable qui est sentie sans être vue... Ces poèmes, qui appartiennent au maître qui me les a inspirés, — il me connaît et je ne le connais pas et j'ai été son disciple trop distrait, — puisque tu m'as fait croire qu'ils t'avaient plu et qu'ils avaient parfois rendu plus sereines les âmes troublées, je les laisserai donc maintenant sous leur robe nouvelle, porter un sourire et un aveu fraternels à des amis ignorés qui, comme nous, ont souffert et ont, malgré tout, repris courage !

Aider et servir par le geste ou par le chant, quel que soit son talent, quelle que soit sa force, telle est la mission des « Prométhéens » ; tel est aussi le devoir de leurs plus humbles disciples. Ceux même d'entre eux à qui ne sourira pas la fortune, ne seront pas pour cela des vaincus. D'autres réaliseront le rêve ébauché. Une immense foi doit habiter en nous, mon ami. Que non seulement elle soit notre raison de vivre, mais encore qu'elle réconforte ceux qui viendront après nous ! Rappelle-toi, dans les meilleures pages de l'Anthologie, cette épitaphe d'un optimisme infrangible, et qu'elle soit notre devise : « Le matelot qui a naufragé sur ce rivage te conseille : Embarque-toi ! Les courants de la mer qui m'ont détruit faisaient naviguer au loin toute une flotte heureuse ! »

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