Montesquieu : Éloge de la sincérité
Montesquieu (1689-1755)
Montesquieu
Mélanges inédits de Montesquieu
PREMIÈRE PARTIE
DE LA SINCÉRITÉ PAR RAPPORT A LA VIE PRIVÉE
Les hommes, vivants dans la société, n’ont point eu cet avantage sur les bêtes pour se procurer les moyens de vivre plus délicieusement. Dieu a voulu qu’ils vécussent en commun pour se servir de guides les uns aux autres, pour qu’ils pussent voir par les yeux d’autrui ce que leur amour-propre leur cache, et qu’enfin, par un commerce sacré de confiance, ils pussent se dire et se rendre la vérité.
Les hommes se la doivent donc tous mutuellement. Ceux qui négligent de nous la dire nous ravissent un bien qui nous appartient. Ils rendent vaines les vues que Dieu a eues sur eux et sur nous. Ils lui résistent dans ses desseins et le combattent dans sa providence. Ils font comme le mauvais principe des Mages, qui répandent les ténèbres dans le monde, au lieu de la lumière, que le bon principe y avait créée.
On s’imagine ordinairement que ce n’est que dans la jeunesse que les hommes ont besoin d’éducation ; vous diriez qu’ils sortent tous des mains de leurs maîtres, ou parfaits, ou incorrigibles. Ainsi, comme si l’on avait d’eux trop bonne ou trop mauvaise opinion, on néglige également d’être sincère et on croit qu’il y aurait de l’inhumanité de les tourmenter, ou sur des défauts qu’ils n’ont pas, ou sur des défauts qu’ils auront toujours.
Mais, par bonheur ou par malheur, les hommes ne sont ni si bons ni si mauvais qu’on les fait, et, s’il y en a fort peu de vertueux, il n’y en a aucun qui ne puisse le devenir. Il n’y a personne qui, s’il était averti de ses défauts, pût soutenir une contradiction éternelle ; il deviendrait vertueux, quand ce ne serait que par lassitude.
On serait porté à faire le bien, non seulement par cette satisfaction intérieure de la conscience qui soutient les sages, mais même par la crainte des mépris qui les exerce.
Le vice serait réduit à cette triste et déplorable condition où gémit la vertu, et il faudrait avoir autant de force et de courage pour être méchant, qu’il en faut, dans ce siècle corrompu, pour être homme de bien.
Quand la sincérité ne nous guérirait que de l’orgueil, ce serait une grande vertu qui nous guérirait du plus grand de tous les vices.
Il n’y a que trop de Narcisses dans le monde, de ces gens amoureux d’eux-mêmes. Ils sont perdus s’ils trouvent dans leurs amis de la complaisance. Prévenus de leur mérite, remplis d’une idée qui leur est chère, ils passent leur vie à s’admirer. Que faudrait-il pour les guérir d’une folie qui semble incurable ? Il ne faudrait que les faire apercevoir du petit nombre de leurs rivaux ; que leur faire sentir leurs faiblesses ; que mettre leurs vices dans le point de vue qu’il faut pour les faire voir, que se joindre à eux contre eux-mêmes, et leur parler dans la simplicité de la vérité.
Quoi ! Vivrons-nous toujours dans cet esclavage de déguiser tous nos sentiments ? Faudra-t-il louer, faudra-t-il approuver sans cesse ? Portera-t-on la tyrannie jusque sur nos pensées ? Qui est-ce qui est en droit d’exiger de nous cette espèce d’idolâtrie ? Certes l’homme est bien faible de rendre de pareils hommages, et bien injuste de les exiger.
Cependant, comme si tout le mérite consistait à servir, on fait parade d’une basse complaisance. C’est la vertu du siècle ; c’est toute l’étude d’aujourd’hui. Ceux qui ont encore quelque noblesse dans le cœur font tout ce qu’ils peuvent pour la perdre. Ils prennent l’âme du vil courtisan pour ne point passer pour des gens singuliers, qui ne sont pas faits comme les autres hommes.
La vérité demeure ensevelie sous les maximes d’une politesse fausse. On appelle savoir-vivre l’art de vivre avec bassesse. On ne met point de différence entre connaître le monde et le tromper ; et la cérémonie, qui devrait être entièrement bornée à l’extérieur, se glisse jusque dans les mœurs.
On laisse l’ingénuité aux petits esprits, comme une marque de leur imbécillité. La franchise est regardée comme un vice dans l’éducation. On ne demande point que le cœur soit bien placé ; il suffit qu’on l’ait fait comme les autres. C’est comme dans les portraits, où l’on n’exige autre chose si ce n’est qu’ils soient ressemblants.
On croit, par la douceur de la flatterie, avoir trouvé le moyen de rendre la vie délicieuse. Un homme simple qui n’a que la vérité à dire est regardé comme le perturbateur du plaisir public. On le fuit, parce qu’il ne plaît point ; on fuit la vérité qu’il annonce, parce qu’elle est amère ; on fuit la sincérité dont il fait profession parce qu’elle ne porte que des fruits sauvages ; on la redoute, parce qu’elle humilie, parce qu’elle révolte l’orgueil, qui est la plus chère des passions, parce qu’elle est un peintre fidèle, qui nous fait voir aussi difformes que nous le sommes.
Il ne faut donc pas s’étonner si elle est si rare : elle est chassée, elle est proscrite partout. Chose merveilleuse ! elle trouve à peine un asile dans le sein de l’amitié.
Toujours séduits par la même erreur, nous ne prenons des amis que pour avoir des gens particulièrement destinés à nous plaire : notre estime finit avec leur complaisance ; le terme de l’amitié est le terme des agréments. Et quels sont ces agréments ? qu’est-ce qui nous plaît davantage dans nos amis ? Ce sont les louanges continuelles, que nous levons sur eux comme des tributs.
D’où vient qu’il n’y a plus de véritable amitié parmi les hommes ? que ce nom n’est plus qu’un piège, qu’ils emploient avec bassesse pour se séduire ? « C’est, dit un poète, parce qu’il n’y a plus de sincérité. »
En effet, ôter la sincérité de l’amitié, c’est en faire une vertu de théâtre ; c’est défigurer cette reine des cœur ; c’est rendre chimérique l’union des âmes ; c’est mettre l’artifice dans ce qu’il y a de plus saint, et la gêne dans ce qu’il y a de plus libre. Une telle amitié, encore un coup, n’en a que le nom, et Diogène avait raison de la comparer à ces inscriptions que l’on met sur les tombeaux, qui ne sont que de vains signes de ce qui n’est point.
Les anciens, qui nous ont laissé des éloges si magnifiques de Caton, nous l’ont dépeint comme s’il avait eu le cœur de la sincérité même. Cette liberté, qu’il chérissait tant, ne paraissait jamais mieux que dans ses paroles. Il semblait qu’il ne pouvait donner son amitié qu’avec sa vertu. C’était plutôt un lien de probité que d’affection, et il reprenait ses amis, et parce qu’ils étaient ses amis, et parce qu’ils étaient hommes.
C’est sans doute un ami sincère que la fable nous cache dans ses ombres, lorsqu’elle nous représente une divinité favorable, la Sagesse elle-même, qui prend soin de conduire Ulysse, le tourne à la vertu, le dérobe à mille dangers, et le fait jouir du ciel, même dans sa colère.
Si nous connaissions bien le prix d’un véritable ami, nous passerions notre vie à le chercher. Ce serait le plus grand des biens que nous demanderions au Ciel ; et, quand il aurait rempli nos vœux, nous nous croirions aussi heureux que s’il nous avait créés avec plusieurs âmes pour veiller sur notre faible et misérable machine.
La plupart des gens, séduits par les apparences, se laissent prendre aux appâts trompeurs d’une basse et servile complaisance ; ils la prennent pour un signe d’une véritable amitié, et confondent, comme disait Pythagore, le chant des Sirènes avec celui des Muses.
Ils croient, dis-je, qu’elle produit l’amitié, comme les gens simples pensent que la terre a fait les Dieux ; au lieu de dire que c’est la sincérité qui la fait naître comme les Dieux ont créé les signes et les puissances célestes.
Oui ! C’est d’une source aussi pure que l’amitié doit sortir, et c’est une belle origine que celle qu’elle tire d’une vertu qui donne la naissance à tant d’autres.
Les grandes vertus, qui naissent, si je l’ose dire, dans la partie de l’âme la plus relevée et la plus divine, semblent être enchaînées les unes aux autres. Qu’un homme ait la force d’être sincère, vous verrez un certain courage répandu dans tout son caractère, une indépendance générale, un empire sur lui-même égal à celui qu’on exerce sur les autres, une âme exempte des nuages de la crainte et de la terreur, un amour pour la vertu, une haine pour le vice, un mépris pour ceux qui s’y abandonnent. D’une tige si noble et si belle, il ne peut naître que des rameaux d’or.
Et si, dans la vie privée — où les vertus languissantes se sentent de la médiocrité des conditions ; où elles sont ordinairement sans force, parce qu’elles sont presque toujours sans action ; où, faute d’être pratiquées, elles s’éteignent comme un feu qui manque de nourriture — si, dis-je, dans la vie privée, la sincérité produit de pareils effets, que sera-ce dans la cour des grands ?
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