Monsieur Homais ou la pharmacie dans tous ses états
Huit dessins de caducées
Extraits de:
La Pharmacopée de Monsieur Homais,
ou la pharmacie dans tous ses états.
par Florence Emptaz
"Au cours du XIXè siècle, la médecine se transforme radicalement, et à tous niveaux : modes d’exploration du corps, reconnaissance des pathologies, formulation du diagnostic, mise en place de cures et de soins sont autant de pratiques soumises à de nouvelles normes. Le savoir hérité des pères est sans cesse remis en question, grâce à la détermination de grands praticiens qui sont aussi des pionniers et des chercheurs.
La pharmacie, sœur siamoise, en quelque sorte, de la médecine .. connaît une évolution semblable. Ce n’est qu’à la fin du XVIIIè siècle, par exemple, que naît véritablement le pharmacien, et que se définit son statut : à la suite d’un décret de Louis XVI, le Jardin des Apothicaires est remplacé par un Collège de Pharmacie, les apothicaires prennent officiellement le nom de pharmaciens, et obtiennent, après maintes querelles avec les chirurgiens et les médecins, l’exclusivité de la préparation des remèdes.
Ce changement de nom, on s’en doute, n’est pas le fruit d’une simple fantaisie. Au nouveau titre correspondent une nouvelle nature et de nouvelles fonctions. Ainsi, par exemple, passer de l’espace du Jardin à celui du Collège, comme lieu d’apprentissage, n’est pas insignifiant : on passe du lieu ouvert au lieu clos, du dehors au dedans; la culture se déplace : l’Herbarium est concurrencé par l’Université, le savoir-faire cède la place au savoir, et le pharmacien n’a plus rien d’un apothicaire-jardinier; la “culture” est près de devenir une activité de laboratoire, la chimie va menacer la phytothérapie.
La superbe profession de foi du pharmacien Homais, que Flaubert met en
scène dans Madame Bovary, illustre parfaitement cette évolution :
— [...] mais qu’est-ce que la culture vous regarde? Vous vous y entendez donc?
— Certainement, je m’y entends, puisque je suis pharmacien, c’est-à-dire
chimiste! Et la chimie, Madame Lefrançois, ayant pour objet la connaissance de l’action
réciproque et moléculaire de tous les corps de la nature, il s’ensuit que l’agriculture se trouve comprise dans son domaine! [...] Croyez-vous qu’il faille, pour être agronome, avoir soi-même labouré la terre ? [...] Mais il fait connaître plutôt la constitution des substances dont il s’agit, les gisements géologiques, les actions atmosphériques, la qualité des terrains [...].
... Du pharmacien, il a le sens du négoce et du profit, le goût de la publicité, la veine commerçante. Il occupe l’arrière-boutique et parade en devanture. Il se place du côté de l’avenir sans rien vouloir céder au passé. Homais, à tous égards, se pose comme une synthèse vivante, et est fier de l’être. Il représente une espèce en voie de disparition, en même temps qu’il se veut le modèle exemplaire d’une race nouvelle.
Homais est de ceux qui brandissent la bannière de la confrérie de l’ordre des pharmaciens. Il se pose en homme éclairé, ainsi l’atteste, par une de ces superbes dérisions dont Flaubert a le secret, sa contribution au Fanal de Rouen, journal qui se donne pour mission d’informer sur les avancées scientifiques et de divulguer expériences et découvertes.
... Si Homais s’investit tant dans les travaux de recherche et de vulgarisation, c’est donc par amour du prochain. Par ses fonctions, il se sent préposé au bien-être de ses concitoyens. À l’en croire, il agit “par humanité pure”, ainsi le dit-il à Hippolyte, lorsqu’il essaie de le convaincre de se faire opérer de son pied bot. Et pourtant, d’autres ambitions le motivent, ainsi l’apprenons-nous dans les dernières pages du roman :
Homais désirait la croix. ...
... Homais mène la vie rude à tous ses concurrents, fussent-ils des médecins exerçant de la façon la plus légitime leur art. C’est, littéralement, un empoisonneur. Un pharmacien au sens strict du terme puisque le pharmacien, étymologiquement, est celui qui prépare les poisons : pharmakeia, qui désigne l’“emploi de médicaments ou de poisons”, dérive de pharmakon, “plante médicinale”, “drogue, remède ou poison”, “breuvage magique, sortilège”.
À y bien regarder, on s’avise que Homais est plus habile à empoisonner qu’à soigner : pour ses fonctions thérapeutiques, nous savons seulement qu’il a prêté un peu de diachylum à Charles pour désinfecter la petite blessure de Berthe — et le voyons apporter des bandes, des montagnes de bandes pour l’opération d’Hippolyte; lorsqu’il tente de soigner l’Aveugle de la côte du Bois-Guillaume avec une “pommade antiphlogistique de sa composition”, c’est le fiasco complet.
En revanche, nous le voyons délivrer toutes sortes d’acides et autres substances nocives à Binet, non à des fins thérapeutiques, mais pour l’entretien de son matériel de chasse. Son capharmaüm regorge de produits toxiques, explique-t-il dans une explosion de colère contre
Justin qui a profané le sanctuaire où il entrepose les poisons en ouvrant la porte avec “la clef qui enferme les acides avec les alcalis caustiques!” :
Tu as vu une bouteille, en verre bleu, cachetée avec de la cire jaune qui contient une
poudre blanche sur laquelle j’avais écrit : dangereux ! Et sais-tu ce qu’il y avait dedans ?
De l’arsenic ! Et tu vas toucher à cela! prendre une bassine qui est à côté!
A côté! s’écria madame Homais en joignant les mains. De l’arsenic! Tu pouvais
nous empoisonner tous ! [...]
Ou bien empoisonner un malade! continua l’apothicaire. [...] Souvent, je m’épouvante moi-même, lorsque je pense à ma responsabilité !
Il est presque étonnant que Homais parle tout simplement d’arsenic, et non pas d’anhydride ou d’acide arsénieux, comme il ne manquera pas de le faire plus tard, en présence des docteurs Canivet et Larivière : sa colère lui fait oublier d’être pédant. Le terme “arsenic”, employé comme tel, fait bien plus d’effet que la formule utilisée en chimie. Le mot, à lui seul, paraît investi de pouvoirs magiques, et sonne comme un sortilège. ...
Homais, dans son laboratoire, détient un pouvoir de vie et de mort : “responsabilité” dont il use bien mal dans cet extrait, puisqu’évidemment il révèle à tout le monde la présence de ces poisons dans son cabinet. Ces propos imprudents et dangereux (des paroles empoisonnées) ne sont pas tombés dans l’oreille d’une sourde : Emma a tout entendu; on connaît la suite... Homais, poison incarné, est incapable de jamais concevoir un antidote efficace, comme il le prouvera au chapitre VIII de la troisième partie :
— Du calme! dit l’apothicaire. Il s’agit seulement d’administrer quelque puissant
antidote. Quel est le poison?
Charles montra la lettre. C’était de l’arsenic.
— Eh bien! reprit Homais, il faudrait en faire l’analyse.
Car il savait qu’il faut, dans tous les empoisonnements, faire une analyse; [...]. Homais, nous le constatons, est plus apte à fabriquer et stocker des poisons qu’à élaborer des contrepoisons. Il est incapable de ramener à la santé et à la vie. Le seul art curatif qu’il maîtrise — encore que le récit ne nous en apporte pas la preuve — consiste à “soigner les vins malades”, expression qui fait sourire pour ce fervent détracteur de l’alcoolisme.
Expert, en somme, en boissons et en poisons — ce qui, en fait, revient au même : les mots sont des doublets, “poison” étant formé à partir de potio, “action de boire, breuvage, boisson”. N’est-ce pas en qualité d’expert qu’il tient à goûter lui-même le cidre que son propre fournisseur est venu livrer aux Bovary : “marque de cordialité obséquieuse”, “plan” pour endormir la vigilance ou d’éventuels soupçons de la part de Charles ?
Homais, nous l’avons dit plus haut, fait honneur à Hermès, son patron, par sa mobilité et son incorrigible sens du négoce. Il en possède toute l’ambiguïté : comme le frère d’Apollon, il est un être du passage, à la fois rusé et menaçant; il excelle dans l’art des poids et mesures (inventés, rapporte la tradition, par Hermès) et dans celui de la fraude : pesées du pharmacien sur sa balance, consultations dans l’arrière-boutique.
Homais est un être de parole, un être de discours : messager et interprète, à sa façon, qui nous fait nous souvenir qu’Hermès était aussi le dieu de l’éloquence — Platon dans Le Cratyle, fait dériver son nom de ermhneus, “interprète”, mais aussi de Eiremhs, “celui qui imagina la parole”. Homais s’enferme dans son cabinet pour s’y délecter “dans l’exercice de ses “prédilections”, ainsi l’écrit Flaubert :
“véritable sanctuaire, d’où s’échappaient ensuite, élaborés par ses mains, toutes sortes de pilules, bols, tisanes, lotions et potions”.
Homais chimiste — l’alchimie des temps modernes ! — qui, au sens propre comme au sens figuré, détient la clé du destin d’Emma : la clé du capharnaüm où sont les poisons, et par laquelle tout, pour la jeune femme, va basculer : “La clef ! [...] Je la veux ! Donne-la-moi” demande-t-elle “à voix basse, d’une voix douce, dissolvante” (à l’image des substances du même nom, qui ne doivent pas manquer de figurer sur les étagères de Homais), “la clef étiquetée Capharnaüm” qui doit, par la mort, lui apporter la délivrance.
Si Homais, sur sa devanture, arborait un caducée — lequel, dans la tradition, et avec des variations, est à la fois un attribut du dieu aux pieds ailés et l’emblème des médecins et des pharmaciens — il serait bien incomplet et bien dégénéré en regard de ce qu’il représentait à l’origine dans le mythe d’Asclépios. Le fils d’Apollon .. avait en effet reçu d’Athéna le pouvoir de ressusciter les morts avec le sang des veines du côté droit de la Gorgone et de donner la mort avec le sang du côté gauche. S’il usa largement du remède, il n’a pas du tout usé du poison : il tient et contient le serpent chargé de venin, qui se transmue en potion guérissante.
Nul équilibre gagné par l’intégration des forces contraires, chez Homais : le venin du serpent, en se déversant dans une vasque, ne devient aucunement remède. La pharmacopée de Monsieur Homais est bien négative et bien destructrice. Ce poison fait homme ne maîtrise pas l’art des antidotes. Le poison reste du poison. Aucune transmutation du mal en bien, aucune transsubstantiation rédemptrice. Avec Homais, point de salut. Plutôt que d’un bâton orné de serpents, il rêve d’une croix : la croix d’honneur, qui, à ses yeux, remplace avantageusement le caducée."
Source:
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