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Maurice De Guérin : "Mon petit monde" (Journal)

Dernière mise à jour : 12 juin




Maurice de Guérin

Journal, Lettres et Poèmes




Le 23 Avril


— Le réveil de la végétation est prodigieusement lent. J'ai presque de l'humeur contre la nature, qui semble prendre plaisir à nous faire perdre patience. Les mélèzes, les bouleaux, deux pieds de lilas que nous avons au jardin, les rosiers et les haies d'aubépine, portent à peine quelque verdure; tout le reste est sombre et dort presque comme en hiver, sauf quelques hêtres qui, plus printaniers que leurs frères, commencent à se nuancer sur la masse noire de la plantation qui borde l'étang. Au reste, tous les oiseaux sont arrivés, les rossignols chantent nuit et jour, le soleil luit à merveille, les insectes ailés bourdonnent et tourbillonnent; c'est partout de la vie et de la joie , excepté chez moi. Je ne sais par quel bizarre contraste j'ai plus de mal à vivre depuis quelques jours que dans les jours d'hiver où cependant je n'étais pas peu en peine. Je me fais l'effet d'un arbre mort au milieu d'un bois tout verdoyant.




Le 24.


— Achevé de lire la Physiologie végétale par Candolle. Malgré la chimie, qui est pour beaucoup dans cet ouvrage, surtout dans le premier volume, et dont je n'entends pas un mot, j'ai pris un vif plaisir à cette lecture. Un monde tout nouveau s'est ouvert devant moi, un peu vague, il est vrai, et sans que j'y aie fait plus d'un demi-pas; mais quoi qu'il en soit, ce n'est pas un petit bonheur que de s'ouvrir une nouvelle perspective dans la contemplation de ce monde et de soupçonner quelque chose de la vie et de la beauté de la nature. Un nombre infini de détails m'ont échappé, mais l'impression qui me reste est précieuse. Elle a redoublé mon attrait pour l'observation des choses naturelles et m'a fait pencher vers une source inépuisable de consolations et de poésie. Oh ! quel bonheur ce doit être dans le ciel, puisque la plus petite vue de l'ordre et de l'énergie vitale de notre globe si menu nous délecte si profondément. D'un autre côté, la peine et l'angoisse augmentent : on se heurte tous les jours la tète contre des phénomènes qu'on ne comprend pas, des phénomènes vulgaires, et c'est d'autant plus cruel. Mais il faut prendre patience en vue de l'avenir et accoutumer son âme à savoir vivre de peu.



*



Le 4 juillet 1833


— ... Oh ! je jure bien par ce que j'ai souffert et par le respect que je dois à mon âme, que c'est là ma dernière sortie. Je veux me barricader chez moi, m'y murer pour m'ôter toute tentation, ne bougeant pas plus qu'un terme, dussé-je sécher sur pied. J'ai lu quelque part que des milliers d'animalcules nagent à l'aise dans une goutte d'eau ; la circonférence de mon domaine intellectuel est à peu près égale, je crois, à celle de la goutte, et j'y suis seul : n'ai-je pas sujet d'être heureux sans inquiéter davantage mon repos par des rêves d'ambition ?


Oh ! oui, mon petit monde, ma petite gouttelette imperceptible, tu es à moi seul et désormais à toi seule je serai. S'il se rencontre quelque vivant aussi menu que moi qui me prie de lui donner entrée, j'exercerai volontiers l'hospitalité, je le recevrai cordialement, plein de reconnaissance pour la sympathie qui l'aura fait frapper à ma porte; je le promènerai par toute ma demeure, livrant tous les détails à sa curiosité, comme on le ferait d'un palais; nous causerons avec charme de mille petites, petites choses, qui seront grandes affaires pour nous : bonheurs, peines, travaux, découvertes, philosophie, poésie, tout cela passera dans nos entretiens, mais dans des proportions convenables à l'étendue infiniment bornée de nos conceptions et à l'exiguïté de nos âmes. Après nous être donné à coeur-joie de causeries et d'amitiés, je reconduirai mon hôte jusqu'à la porte et, lui laissant un baiser et un adieu (deux choses touchantes qui vont de compagnie), je pousserai les verroux et me tiendrai coi dans mon univers microscopique, jusqu'à ce que le marteau m'avertisse encore qu'il y a au dehors une pensée qui pense à moi.




Le 17.


— Hier, j'ai vu les hirondelles voler dans les nues, présage de sérénité qui ne m'a pas trompé. J'écris sur le déclin d'une belle journée, bien éclatante, bien chaude, après un mois et demi de nuages et de froidure ; mais ce beau soleil , qui me fait ordinairement tant de bien, a cassé sur moi comme un astre éteint; il m'a laissé comme il m'a trouvé, froid, glacé, insensible à toute impression extérieure, et souffrant dans le peu de moi qui vit encore des épreuves stériles et misérables. Ma vie intérieure dépérit chaque jour, je m'enfonce je ne sais dans quel abîme et je dois être arrivé déjà à une grande profondeur, car la lumière ne m'arrive presque plus et je sens le froid qui me gagne. Oh ! je sais bien ce qui m'entraîne, je l'ai toujours dit et le dirai aujourd'hui plus fort que jamais en tombant : c'est la désolante conviction de mon impuissance, c'est cette impuissance fatale, vérité dont j'ai apporté ici le germe et qui a tellement grossi durant ces huit mois qu'elle a fini par m' accabler, me renverser et me précipiter dans une chute dont je ne connais pas les bornes. Oui, je tombe, c'est bien sûr, car je ne vois plus ce que je voyais, je n'éprouve plus ce que j'éprouvais.




Le 1" août.


— Depuis quelque temps, comme un pécheur converti, je m'efforce d'aimer ce que je haïssais et de haïr ce que j'aimais. J'ai fait abjuration solennelle de poésie, de contemplation, de toute ma vie idéale. Je me suis promis de vivre bien paisiblement dans un petit monde de ma façon d'où j'ai banni tous les beaux fantômes qui faisaient foule dans celui que j'habitais auparavant. J'ai pensé qu'une existence circonscrite dans un cercle bien étroit de réalité, confinée comme la fourmi dans un petit trou creusé dans le sable, me vaudrait mieux que ces courses aventureuses et stériles de ma pensée dans un monde dont je suis décidément repoussé. Mais hélas! il est écrit que ma pauvre imagination n'aura pas où se reposer ici-bas. Ce petit coin que je lui avais choisi dans les réalités, afin qu'elle pût s'y endormir, la rejette comme a fait la sphère idéale. Que devenir dans cet état de suspension entre deux sphères, dans cette région où la pensée ne se soutient que parce qu'elle est également repoussée par toutes les deux ?




Le 12.


— Je ne reviens plus ici qu'à de longs intervalles, parce que les heures douces et expansives ne me reviennent plus que de loin en loin. Un tel froid a saisi mon âme que tout ce qui y tombe s'y engourdit aussitôt. Je ne sais quelle paralysie m'a frappé; je ne sais quelle insouciance, plus pénible cent fois que la sensibilité la plus nerveuse, me fait passer des semaines entières sans prendre garde à rien.




Le 14.


— Après une longue série de jours éclatants, j'aime assez à trouver un beau matin le ciel tendu de gris et toute la nature se reposant en quelque sorte de ses jours de fête dans un calme mélancolique. C'est bien cela aujourd'hui. Un voile immense, immobile, sans le moindre pli, couvre toute la face du ciel; l'horizon porte une couronne de vapeurs bleuâtres; pas un souffle dans l'air. Tous les bruits qui s'élèvent dans le lointain delà campagne arrivent à l'oreille à la faveur de ce silence : ce sont des chants de laboureur, des voix d'enfants, des piaulements et des refrains d'animaux, et de temps à autre un chien qui aboie je ne sais où et des coqs qui se répondent comme des sentinelles. Au dedans de moi, tout aussi est calme et reposé. Un voile gris et un peu triste s'est étendu sur mon âme, comme ont fait les nuages paisibles sur la nature. Un grand silence s'est établi, et j'entends comme les voix de mille souvenirs doux et touchants, qui s'élèvent dans le lointain du passé et viennent bruire à mon oreille.




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