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Maurice De Guérin : "Dernière visite à la mer" (Journal)



Maurice de Guérin

Journal, Lettres et Poèmes




Au Val, 20 janvier 1834


J'ai passé trois semaines Mordreux, au sein d'une famille, la plus paisible, la plus unie, la plus bénie du ciel, qui se puisse imaginer. Et cependant, dans ce calme, dans cette douce monotonie de la vie familière, mes jours étaient animés intérieurement, si bien que je ne trois pas avoir jamais éprouvé une pareille inquiétude de coeur et de tète. Je ne sais quel

étrange attendrissement s'était emparé de tout mon être et me tirait les larmes des yeux pour un rien, comme il arrive aux petits enfants et aux vieillards.


Mon sein se gonflait à tout moment, et mon âme s'épanchait en elle-même en élans intimes, en effusions de larmes et de paroles intérieures. Je ressentais comme une molle fatigue qui appesantissait mes yeux et liait parfois tous mes membres. Je ne mangeais plus qu'à contre-coeur, bien que l'appétit me pressât; car je suivais des pensées qui m'enivraient d'une telle douceur, et le bonheur de mon âme communiquait à mon corps je ne sais quelle aise si sensible, qu'il répugnait à un acte qui le dégradait d'une si noble volupté. Je m'efforçais bien de résister k cette exaltation dangereuse, à cette impétuosité de sentiment dont je sentais le péril; mais j'étais trop en proie pour me sauver, et, selon toutes les apparences, c'en était fait de moi, si je n'eusse trouvé une puissante diversion dans la contemplation de la nature.


Je me mis à la considérer encore plus attentivement que de coutume, et par degrés la fermentation s'adoucit, car il sortait des champs, des flots, des bois une vertu suave et bienfaisante qui me pénétrait et tournait tous mes transports en rêves mélancoliques. Cette fusion des impressions calmes de la nature avec les rêveries orageuses du coeur, engendra une disposition d'âme que je voudrais retenir longtemps, car elle est des plus désirables pour un rêveur inquiet comme moi. C'est comme une extase tempérée et tranquille qui ravit l'âme hors d'elle-même sans lui ôter la conscience d'une tristesse permanente et un peu orageuse. Il arrive aussi que l'âme est pénétrée insensiblement d'une langueur qui assoupit toute la vivacité des facultés intellectuelles et l'endort dans un demi-sommeil vide de toute pensée, dans lequel néanmoins elle se sent la puissance de rêver les plus belles choses.


D'autres fois, c'est comme un nuage aux teintes molles qui se répand sur l'âme et y jette cette ombre douce qui invite au recueillement et au repos. Aussi les inquiétudes, les ardeurs, toute la foule turbulente qui bruit dans la cité intérieure fait elle silence, quelquefois se prend à prier et finit toujours par s'arranger pour le repos. Rien ne peut figurer plus fidèlement cet état de l'âme, que le soir qui tombe en ce moment. Des nuages gris, mais légèrement argentés par les bords, sont répandus également sur toute la face du ciel. Le soleil, qui s'est retiré il y a peu d'instants, a laissé derrière lui assez de lumière pour tempérer quelque temps les noires ombres et adoucir en quelque sorte la chute de la nuit. Les vents se taisent, et l'Océan paisible ne m'envoie, quand je vais l'écouter sur le seuil de la porte, qu'un murmure mélodieux qui s'épanche dans l'âme comme une belle vague sur la grève. Les oiseaux, gagnés les premiers par l'influence nocturne, se dirigent vers les bois et font siffler leurs ailes dans les nuages. Le taillis qui couvre toute la pente de la côte du Val, retentissant tout le jour du ramage du roitelet, du sifflement gai du pivert et des cris divers d'une multitude d'oiseaux, n'a plus aucun bruit dans ses sentiers ni sous ses fourrés, si ce n'est le piaulement aigu jeté par les merles qui jouent entre eux et se poursuivent, tandis que les autres oiseaux ont déjà le cou sous l'aile. Le bruit des hommes, qui se taisent toujours les derniers, va s'effaçant sur la face des champs. La rumeur générale s'éteint, et l'on n'entend guère venir de clameurs que des bourgs et des hameaux, où il y a, jusque bien avant dans la nuit, des enfants qui crient et des chiens qui aboient. Le silence m'enveloppe, tout aspire au repos, excepté ma plume qui trouble peut-être le sommeil de quelque atome vivant, endormi dans les plis de mon cahier, car elle fait son petit bruit en écrivant ces vaines pensées. Et alors, qu'elle cesse : car ce que j'écris, ce que j'ai écrit et ce que j'écrirai ne vaudra jamais le sommeil d'un atome.



*



10 heures du soir.


— Dernière promenade, dernière visite à la mer, aux côtes, à tout ce magnifique paysage qui m'enchante depuis deux mois. L'hiver nous sourit avec toute la grâce du printemps, et nous donne des jours qui font chanter les oiseaux et pousser la verdure aux rosiers dans les jardins, aux églantiers dans les bois et aux chèvrefeuilles le long des murs et des rochers où ils grimpent. Sur les deux heures, nous avons pris ce sentier qui circule avec tant de grâce parmi les ajoncs fleuris et les rudes gazons des falaises, longe les champs de blé, s'incline vers les ravines, s'insinue entre les haies et s'élance hardiment vers les roches les plus hautaines. Le bout de la promenade était un promontoire qui domine la baie de Quatre-Vaux. La mer brillait de tout son éclat et brisait à cent pieds au-dessous de nous avec des bruits qui passaient par nos âmes en montant vers le ciel. Vers l'horizon, des barques de pécheurs épanouissaient sur l'azur leurs voiles d'une blancheur éclatante, et nos regards allaient alternativement de cette petite flotte à une autre plus nombreuse qui se balançait avec des chants, plus près de nous; c'était une foule innombrable d'oiseaux de marine qui faisaient gaiement leur pèche et nous réjouissaient la vue par l'éclat de leur plumage et l'élégance de leur port sur les flots. Ces oiseaux, ces voiles, la beauté du jour, la sérénité universelle, donnaient un air de fête à l'Océan et remplissaient mon âme d'un enthousiasme joyeux, malgré le fonds d'idées tristes que j'avais apporté sur notre promontoire. Cependant je me livrais de toute la force de mon regard à la contemplation des caps, des rochers, des îles, m'efforçant d'en lever connue une empreinte et de la transporter dans mon âme.


Au retour, j'ai foulé religieusement, et avec un regret à chaque pas, ce sentier qui m'a mené si souvent à de si belles contemplations et en si douce compagnie. Il est si plein de charmes ce sentier quand il arrive dans le taillis et qu'il s'avance entre des coudriers qui le dominent et une haie de buis qui croît librement en broussailles ! Là, la joie que m'avait communiquée la nature a expiré et j'ai été pris delà mélancolie du départ. Demain fera pou-r moi de cette mer, de ces côtes, de ces bois, de tant de charmes que j'y ai goûtés, un songe, une pensée flottante que je contemplerai avec une autre pensée. Et pour prendre de ces doux lieux autant que je pouvais et comme s'il eût été en leur pouvoir de se donner à moi, je les suppliais intérieurement de se graver en mon âme, d'envoyer en moi quelque chose d'eux-mêmes qui ne passât point. En même temps j'écartais les branches des buis, des buissons, des fourrés épais, et j'enfonçais ma tète dans l'intérieur pour respirer les sauvages parfums qu'ils recèlent, pénétrer dans leur intimité et, pour ainsi dire, leur parler dans le coeur.


La soirée s'est passée comme d'habitude en causeries, en lectures. Nous sommes revenus sur le bonheur des jours passés. J'en ai tracé une faible image dans ce cahier, nous l'avons contemplée mélancoliquement comme celle d'un trépassé des plus chers, des plus doux. Hippolyte est couché. J'écris ceci dans la solitude et le silence de la nuit, à côté d'un feu qui s'éteint. J'ai Hé prêter l'oreille sur la porte aux bruits du dehors. Il y en a peu : l'Océan s'est retiré au loin, il est calme, il dort, on ne l'entend pas. L'Arguenon circule librement dans les grèves, la lune se promène dans son courant, et ses gués, où les eaux bouillonnent, nous envoient un léger murmure. La brise soupire à peine dans le bois et tout le reste est tranquille. Adieu, adieu, séjour bien-aimé! Si tu m'aimes et que tu doutes de ma constance, écoute ceci qui te assurera : je perds la moitié de mon âme en perdant la solitude. J'entre dans le monde avec une secrète horreur.



*


Caen , 21 janvier.


Je viens de parcourir quelques rues de cette ville à la lueur de quelques pâles réverbères. Qu'ai-je vu? Les noirs fantômes des églises et de leurs clochers dont je n'ai pu saisir que les masses ; mais le mystère de la nuit qui les enveloppe et n'arrête pas leurs dimensions comme ferait l'éclat du jour, ajoute à leur religion et m'a pénétré d'un sentiment qui vaut mieux, je crois, que celui des formes. Ma pensée s'est élevée indéfiniment vers le ciel avec ces flèches qui semblaient ne point prendre fin, et elle a rodé avec terreur tout autour de ces nefs mornes comme des tombeaux. Voilà tout. Il y avait foule dans les rues, mais qu'est-ce que la foule dans la nuit, et même le jour ?


Dans la nuit, j'aime mieux le bruit des vents, et, durant le jour, ces grandes assemblées tantôt silencieuses et tantôt mugissantes, qu'on appelle forêts. D'ailleurs j'ai rencontré de ces hommes qui me font toujours fuir et rentrer au plus vite, des étudiants qui s'en allaient portant fièrement leurs habits , et respiraient dans tous leurs traits je ne sais quelle expression qui m'intimide et me met en déroute. mon cahier ! mon doux ami, combien j'ai senti que je t'aimais en me dégageant de cette multitude.


Aussi me voici maintenant à toi quoique la nuit soit bien avancée et que je sois tout brisé de fatigue; tout à toi pour te conter mes peines et t' entretenir paisiblement dans le secret. Pourrais-je assez revenir sur des souvenirs encore tout trempés de mes larmes et qui demeureront toujours incorruptibles dans mon âme ? Ce bon Hippolyte et son adorable Marie ! Je lui avais dit adieu; elle m'avait répondu avec quelques paroles de la plus touchante bonté; j'avais balbutié encore quelques mots et m'étais mis à descendre rapidement l'escalier, croyant qu'elle n'avait pas passé le seuil de la porte et que tout était fini, lorsque j'entendis un nouvel adieu qui me venait d'en haut; je levai la tête et je la vis penchée sur le balustre. Je répondis faiblement, bien faiblement, car sa voix avait achevé ce qui me restait de forces pour retenir mes larmes...



*


Paris, 1er février.


Mon Dieu, fermez mes yeux, gardez-moi de voir toute cette multitude dont la vue soulève en moi des pensées si amères, si décourageantes. Faites qu'en la traversant je sois sourd au bruit, inaccessible à ces impressions qui m'accablent quand je passe parmi la foule; et pour cela mettez devant mes yeux une image, une vision des choses que j'aime, un champ, un vallon, une lande, le Cayla, le Val, quelque chose de la nature. Je marcherai le regard attaché sur ces douces formes, et je passerai sans ressentir aucun froissement.




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