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Photo du rédacteurIrène de Palacio

Marie Ravenel, poète enracinée

Dernière mise à jour : 16 oct. 2023


"Au sentier du bonheur, où chacun s’aventure, La sainte poésie avait fixé mon choix ; J’avais pris un chemin, exempt de toutes lois ; Un vallon plein de fleurs, tapissé de verdure, Coupé par des rochers, des ondes et des bois Et tel enfin que le veut la nature."

Marie Ravenel



L'écrivain et poète Marie Ravenel (1811-1893) est née en l'ancienne commune de Réthoville, aujourd'hui rattachée à Vicq-sur-Mer, dans le département de la Manche. Elle grandit entre les quatre murs d’un moulin familial, le « moulin de la Coudrairie », depuis rebaptisé moulin de Marie Ravenel, où ses parents étaient tous deux cultivateurs. Pour elle qui fut élevée au milieu des prés et des champs, mais aussi plongée dans la lecture dès le plus jeune âge grâce à l’influence de sa mère qui lui apprit très tôt l’alphabet, les livres furent « les joujoux de [s]on enfance », et la nature fut son berceau. Enfant curieuse et douée, puis jeune fille modèle, appliquée et consciencieuse, son temps était consacré à l'étude lorsqu'elle n'aidait pas ses parents aux travaux des champs. Envoyée à l’école à l’âge de sept ans, elle apprit avec avidité les lettres, l’arithmétique ainsi que l'histoire et, un peu plus tard, la mythologie, qui la passionnait tout particulièrement. Active, imaginative, louant volontiers, dans ses courts Mémoires, son enfance saine et heureuse (« je jouissais d'une pleine liberté, au milieu d'une nature belle et fertile ; ma jeune et vive imagination flottait dans une atmosphère délicieuse, et personnifiait tout ce qui tombait sous mes sens »), sa nature néanmoins mélancolique était accentuée par l’inévitable solitude de la vie champêtre, dont elle sut se faire pourtant bien vite une compagnie. Elle s’habitua ainsi au silence et à la contemplation dès le plus jeune âge — parfois troublés par les extravagants récits de sa sœur Aimée, différente d'elle à bien des égards, mais en qui Marie vit toujours une présence distrayante et consolatrice. « Je plaignais de tout mon cœur ceux qui me plaignaient ouvertement de passer ma vie dans ce petit vallon, qu'ils appelaient mon désert ; car ce désert avait bien ses agréments : j'y jouissais pleinement du présent, tandis que ces amateurs du monde couraient toujours après l'avenir, sans pouvoir jamais l'attraper ». Bien loin d’être subis, donc, cet isolement et ce retrait à l’écart du monde lui étaient doux. Elle se félicitait de sa solitude : « tantôt assise sur un gazon, me croyant seule au monde, j'analysais mes souvenirs ; puis, pas à pas, je rentrais avec la nuit ». Sa Normandie ne lui paraissait jamais si belle que lorsqu’elle pouvait en jouir seule. Et ce furent bien toutes les promenades au crépuscule près de la petite rivière qui bordait le hameau, les réflexions intimes alors qu'elle guettait l'aube recouvrir l'horizon, les prières, faites « sous un ciel de feuillage », ou près d'une mer « tantôt paisible et unie, tantôt agitée et mugissante » qui modelèrent et façonnèrent cette âme élevée, assoiffée de beauté. A dix-sept ans, anéantie par la perte de sa mère, Marie Ravenel trouva sa plus belle consolation dans le soutien de la nature dont elle avait toujours été si profondément éprise. Elle attribuait à la vie champêtre un « pouvoir magique » en mesure de dissiper son chagrin. Et, accompagnée par sa Foi, elle parvint à recouvrer une paix morale qu’elle conservera toujours en dépit de sa mélancolie. Dans cet environnement et ces conjonctures favorables, le goût de la poésie venait déjà se faire une petite place. La profondeur de la vie pastorale allait certainement les marquer à jamais, elle et son œuvre... Mais il fallut encore quelques années pour que se ressente, cette fois fermement, l’impérieux besoin d’écrire.


Bien joyeuse du lot que m’avait fait le sort,

Ignorant jusqu’au nom de la littérature,

Une feuille, un nuage, un gracieux murmure

Faisait frémir mon aile, et provoquait l’essor :

Le tic tac du moulin me donnait la mesure,

Et chaque instant augmentait mon trésor.


Avant la féconde période créative et intellectuelle, il y eut la vie familiale et ses impératifs. Marie Ravenel n’avait pas tout à fait dix-huit ans lorsqu’elle fit une rencontre heureuse ; celle du domestique de son père, Yves-Jean Le Corps, qu’elle épousa en janvier 1830. Leur relation fut harmonieuse. Ils eurent deux fils, et une fille, pour qui Marie se dévoua, se faisant un devoir de leur enseigner l'amour des Lettres, de perpétuer en eux ce même goût de l'apprentissage et du labeur bien fait, ce même appétit de lecture qu'elle avait petite fille, et de leur transmettre les joies de sa vive sensibilité ; « je m'appliquai à former de bonne heure en eux ces goûts simples, ce caractère doux et compatissant qui attire les cœurs ». Mais, toujours, si quelque chose manquait à l’équilibre de sa vie, il s’agissait bien de la Poésie, cette « fille du ciel » qui n’avait jamais quitté son esprit. Vivant à l’écart du monde, son imagination et ses rêveries se nourrissant perpétuellement des richesses de sa solitude et de la grandeur de son âme, elle était destinée à réaliser sa vocation poétique ;


Au sentier du bonheur, où chacun s’aventure,

La sainte poésie avait fixé mon choix.


C’est à l’âge de vingt-deux ans qu’elle rapporte s’en être « sérieusement occupée », en s’essayant notamment à la fable. Son talent, déjà affirmé, était purement intuitif ; elle n’avait pas reçu d’enseignement de la prosodie, avait sans doute lu peu de vers avant d’écrire les siens. Mais elle entendait bien poursuivre son apprentissage solitaire. Enhardie par la découverte de cette nouvelle vocation, elle emprunta à un ami L’Art poétique de Boileau, dont elle espérait pouvoir tirer profit pour la composition de ses futurs poèmes. Il lui sembla « chargé d’un voile impénétrable » à première lecture ; mais l’aide d’un lointain parent qui faisait lui-même des vers, lui permit de déchiffrer ce qui lui avait semblé trop obscur. Marie Ravenel rend ainsi hommage, dans ses Mémoires, à ce précieux secours sans lequel elle n’aurait sans doute poursuivi son labeur d’écriture. Car cette simple rencontre lui donna un nouvel essor ; et elle put ainsi perfectionner son art, écrivant de plus en plus de vers, qu’elle consentira plus tard à réunir en un volume publié.

Lorsqu'il fut temps de quitter les Terres natales et le moulin après plusieurs années passées à Réthoville, les époux Lecorps déménagèrent non loin, à Carneville, puis à Fermanville.


Adieu, petit moulin, demeure hospitalière,

Charmante solitude où s’ouvrit ma paupière,

Adieu ; je vais quitter cet asile de paix.

Un destin ennemi m’arrache à ma patrie ;

Mais, les doux souvenirs dont mon âme est remplie,

Dans un autre séjour me suivront à jamais.


En 1852, un premier recueil, Poésies et mémoires, fut finalement édité. Petit succès ; réédité en 1860, il sera augmenté de cinquante poèmes. Et, la même année, Marie Ravenel reçut une médaille d'or du congrès scientifique et littéraire de Cherbourg.


Il s’ouvre à deux battants, ce riant avenir

Qu’avait rêvé ma muse, et qu’adorait mon âme…


Les années qui suivirent se ressemblèrent, dans la saine et vénérée paix normande. Toujours nimbée de mélancolie, « inhérente à [s]a vie », Marie Ravenel continua à se tenir éloignée du bruit du monde, qui la paralysait ; « mon âme se replie sur elle-même, et se drape dans son éternel silence », écrit-elle. Nulle tristesse dans cette mélancolie, cependant. Et bien souvent, les larmes sont des larmes de joie, parfois d’exaltation ; « Plus je suis silencieuse, pourtant, et réservée ordinairement, plus facilement je suis émue (…) et fortement remuée par quelque chose de grand. (…) Le spectacle d’un orage violent, les soulèvements de la mer en fureur, le son des cloches (…) ; je trouve dans tout cela quelque chose de si beau, de si élevé, que, chaque fois, ma disposition intérieure se trahit par des larmes ». L’influence directe (Lamartine, revendiquée) ou indirecte (Chateaubriand) du romantisme se lit dans cette description des orages désirés du for intérieur, rédigée en 1836.

Ses poésies sont imprégnées du sentiment de grandeur que lui inspiraient les choses qu’elle admirait. La richesse de son esprit, son imagination fertile, l’étroite proximité qui la reliait à la Terre, se chargèrent seules de lui fournir l’inspiration de ses vers. Elle chanta ce qu’elle connaissait et ce qu’elle avait profondément aimé, simplement, et préféra toujours, aux mondanités des salons, la tendre compagnie des arbres et des animaux. Particulièrement indépendante, et tenant à sa liberté comme à un bien précieux, elle se préserva toujours d’une quelconque quête de reconnaissance ou d’honneurs. « Poussée et vantée, elle eût eu, sans aucun doute, à Paris, quelques jours de gloire et de renom », observe un journaliste de la revue Le Soleil (28 août 1881), venu rendre un jour visite à Marie Ravenel. Mais si Marie avait bien consenti à réunir ses poèmes pour une publication, elle se tint toujours éloignée de leur relatif succès. Dans sa région de cœur, bien que poète accomplie, elle fut ainsi toujours considérée comme l’humble meunière du Cotentin que l’on voyait prier à l’église en habit de paysanne.


Quand la vieillesse aura ridé notre visage,

Semé, sur nos cheveux, la neige des hivers,

Adieu l’espérance et les vers !

Car, nul printemps ne suit cette saison cruelle.


Marie Ravenel mourut veuve, dans sa jolie maison de Fermanville, à l’âge de quatre-vingt-un ans. Elle avait donné une édition complète de son œuvre en 1890. Nous avons tenté de résumer sa vie ; elle tiendrait aussi bien dans ces quelques mots, empruntés à ses Mémoires ; « Mon vallon est une salle d’étude (…). Le bon Dieu est mon maître ».

Grâce à l’initiative de la société poétique de Cherbourg, une stèle est érigée en son honneur, à Fermanville. Le « moulin à eau de Marie Ravenel », entièrement rénové, est aujourd’hui ouvert à la visite.


--


Extraits et poèmes choisis

Les extraits des Mémoires, ainsi que les poèmes présentés ci-dessous, proviennent de l'ouvrage rassemblant les œuvres de Marie Ravenel, Œuvres complètes de Marie Ravenel (Mme Le Corps). Poésies et mémoires (1890).


« Ami lecteur, si vous aimez la nature, vous avez assisté, avec joie, au spectacle d'un beau matin. Aussi vigilant que l'oiseau de nos vallées, vous avez surpris l'aube sur l'horizon ; à sa douce blancheur vous avez vu succéder l'incarnat de l'aurore ; puis, quand le soleil s'élançant sous les cieux, est venu représenter son Auteur, et réjouir la nature, vous avez mêlé votre voix à cette grande voix de l'univers (...). Mais, si la splendeur animée du matin vous offre tant de charmes, le calme solennel d'un beau soir ne vous est pas moins précieux : le premier excite à chanter ; celui-ci invite à prier ; le premier répand dans l'âme une joie tumultueuse ; le second la dégage doucement des soins du jour, et lui prodigue une paix céleste. »

« Cette douce mélancolie qui, comme un voile délié, enveloppe tout mon être, est imprimée sur mes actions. Je n’ai point cherché à l’éloigner ; je la compare à ces nuages blancs et légers qui, dans l’été, flottent sur l’azur du ciel, dont ils tempèrent l’éclat, sans en altérer la sérénité, et sans attrister nos regards. D’ailleurs, elle est inhérente à ma vie ; elle est l’âme de tous mes goûts. »


« J’idolâtre l’antiquité, avec ses coutumes, ses monuments, ses ruines surtout. Aucune lecture ne m’attache comme une histoire de ruines. Que je me plairais à me promener là, à la fin d’un beau jour ! Quels profonds sentiments j’éprouverais en face de ce majestueux silence, parmi ces vieux monuments, croulant sous la main des siècles, et sous la sape des révolutions ! Les pensées qui nous assiègent alors sont de celles qui ne s’expriment pas ; l’âme se dégage de la matière, oublie un moment son pauvre corps, et nage, avec délices, dans l’atmosphère qui lui convient. J’aimerais, dans ces lieux, à provoquer les échos, ces sublimes voix du désert ; à les faire vibrer dans leurs profondes retraites, par les mille et une réflexions que suggère à l’esprit la mystérieuse destinée des plus beaux ouvrages des hommes. »




Poèmes


A M. de Lamartine


Dans une région voisine du tonnerre,

Au loin, l'aigle royal, du sommet de son aire,

Promène, avec orgueil, ses prunelles de feu.

Tout noyé dans les flots d'une mer de lumière,

Dont l'éclat n'a jamais fait trembler sa paupière,

Il s'y repose comme un dieu.


Dominant l'univers, de ces hauteurs sublimes,

Son regard pénétrant mesure les abîmes,

Où mugit le torrent, pressé sous les glaciers.

Il sonde ces ravins où les eaux écumantes

Roulent, avec fracas, leurs cascades fumantes,

A l'ombre des rochers altiers.


Sur ces gouffres, voilés d'arcs-en-ciels et de neige,

Il voit, loin du châlet, le chasseur sans cortège,

Bondir, de roc en roc, sur les pas du chamois.

Il voit, de ces sommets, tomber d'énormes masses,

Dont les sourds craquements sont, long-temps, sous les [glaces.]

Redits par de lugubres voix.


Il voit ces lacs d'azur, aux ondes balancées,

Bercer, multiplier les cimes renversées

Et des monts, et des bois, de leurs rives l'orgueil ;

Et le nerveux pêcheur qui fait, d'une main sûre,

Plier, sous l'aviron, la vague, qui murmure

Autour de ce mobile écueil.


Il entend, sous ces monts, royaume des mystères,

S'échapper, bruyamment, de leurs vastes artères

Ces fleuves de cristal, déjà majestueux.

Il les voit s'éloigner, traverser les empires,

Bondir, former des ports, soulever les navires,

Et porter la vie en tous lieux.


Drapé dans sa grandeur, comme un prince du monde,

Il compte les beautés de la terre et de l'onde ;

Et puis, avec fierté, ses regards impunis,

Contemplent le soleil, dans sa splendeur entière,

Et ce bleu pavillon, brillant de sa lumière,

Et des horizons infinis.


Mais, bientôt, inspiré, plein de forces nouvelles,

Le noble oiseau se lève, ouvre ses larges ailes,

Et, libre, vers les cieux, s'élance comme un trait.

Sa grande ombre, un moment, flotte, comme un nuage !

On le cherche... il a fui !... Mystérieux voyage,

Dont nul homme n'a le secret !


Il a disparu... non ! S'il se perd dans l'espace,

Un long sillon de gloire est resté sur sa trace ;

Son immortel éclat, partout, a rejailli.

Les muses ont souri ; puis, une voix divine,

Un ange, a prononcé le nom de Lamartine,

Et le monde s'est recueilli.


On attend... il a vu des richesses cachées,

Longtemps et vainement par tant d'autres cherchées :

Il va puiser au sein de la divinité.

Et cet aigle, bientôt, des hauteurs du génie,

Au monde apportera des torrents d'harmonie,

D'immenses moissons de clarté.


On attend ; car, partout, sur sa route choisie,

La vertu, par la main, conduit la poésie ;

Nobles soeurs ! leurs parfums s'exhalent, confondus :

Là, tout bruit semble au coeur une note pieuse,

Un chant de liberté d'une âme glorieuse,

Un hozanna des coeurs émus.


Du fond de son sillon, au matin, l'alouette,

Dès que le jour naissant vient blanchir sa retraite,

A travers les épis, fait un élan joyeux.

La douce créature, elle-même, en voyage,

Est son appui, son tout, gazouille, s'encourage,

Et se perd, enfin, vers les cieux.


Dans la nuit de l'oubli, comme elle, solitaire,

Ma muse, avec l'honneur d'un éloge, naguère,

Reçut, du grand poète un regard bienveillant.

Mon coeur de ce beau jour conserve la mémoire.

Ce magique regard m'a fait rêver la gloire,

M'a fait oublier mon néant.



A un jeune poète


A l'ombre d'un hameau jouir du vrai bonheur ;

Sentir sa liberté, rêver à la grandeur ;

S'élever jusqu'aux cieux, sur l'aile de l'aurore ;

Sur les bancs des neuf soeurs s'asseoir, bien jeune encore ;

Savoir du dieu des arts les secrets et les lois ;

Aux nobles sons du luth unir sa jeune voix ;

Bien loin, dans l'avenir, voir, plein de gloire,

Flamboyer, comme un astre, aux pages de l'histoire :

Voilà, pourtant, Léon, le ravissant tableau

Que, pour toi, le destin peignit, dès ton berceau.


Quel brillant horizon devant toi se déploie !

A toi, dorénavant, les honneurs et la joie.

Mais, de cette carrière, où vont tes pas légers,

Ah, Léon ! connais-tu les terribles dangers ?

Je ne viens point, en face, à ta muse naissante

Donner d'art poétique d'une façon savante :

Je n'ai pas ces secrets qui font, d'un faible auteur,

L'oracle du bon goût, l'idole du lecteur ;

J'ignore le vernis d'une riche peinture,

Et vais, sans hésiter, tout droit à la nature.


Laissons-là le clinquant, par l'étude apprêté,

Et cherchons, en tous lieux, l'or de la vérité ;

Car, le talent parfait, l'art réel et solide,

Léon, c'est le génie où la vertu préside :

C'est là, de tous les points le plus intéressant,

Et le signe certain qu'on pense en agissant.


Sur un fond riche et pur, un style poétique,

Sur le lecteur, sans doute, est d'un effet magique :

C'est l'élan d'un esprit qui prouve sa grandeur,

La fleur de la pensée et les titres du coeur.

Malheur, mon cher Léon, malheur à qui l'oublie,

Et souille le talent qui lui fut confié,

Lorsque, pour son auteur, il doit être employé !


Tel, dans les vains transports d'une muse naissante,

Applaudi, recherché pour sa verve mordante,

Se laisse diriger par de traîtres amis,

Ecoute leurs conseils et se croit tout permis ;

Se fait de tout venant l'instrument méprisable,

Attaque follement maint objet respectable ;

Puis, quand la main du temps vient ôter le bandeau,

Pour lui, de jours amers commence le fardeau ;

Et les fâcheux écarts de sa muse insensée

En vain, jusqu'au tombeau, déchirent sa pensée.

Si, souvent, dans le monde, un mot précipité

Nous plonge, pour longtemps, dans la perplexité,

Combien plus un écrit, qui, sous les yeux repose,

Et, contre son auteur, à toute heure, dépose !


Crois-moi, mon jeune ami, prends garde à cet écueil ;

Ne change pas ta joie en de longs jours de deuil.

Exerce ton esprit à la morale pure ;

Chante les beaux détails de la riche nature. Si la fable paysanne a pour toi de l'attrait,

Marches-y quelquefois, mais d'un pied fort discret ;

Car le phosphore ancien de la mythologie

S'obscurcit, de nos jours, et n'a plus d'énergie.

Mais, surtout, dans tes vers, et d'esprit et de coeur,

Célèbre la vertu, fais aimer son Auteur.

Sois affable, modeste, et, que la poésie

Soit le moindre ornement du printemps de ta vie ;

Car, ce n'est qu'une fleur que l'aquilon détruit ;

Au lieu que les vertus, pour Dieu, portent du fruit.

Lorsque, dans le repos d'un âge moins fragile,

Tu feras, sur toi-même, un retour bien utile,

Léon, si le passé ne te reproche rien,

L'avenir, à tes jours, ne promet que du bien.

Tu connais tes devoirs et ta mission sainte ;

Dans ce sentier fleuri tu marcheras sans crainte.

Ton talent restera plutôt muet et sourd,

Qu'aux folles passions le donner un seul jour.

A peine tu franchis les portes de la vie ;

Dans ton riant printemps, sans crainte et sans envie,

Rencontrant le présent, tu cours dans l'avenir,

N'emportant des objets qu'un léger souvenir.

Tu n'as pas vu, Léon, sur ton heureux passage,

Ces flots de voyageurs, au soucieux visage,

Se plaignant qu'à leurs yeux à peine un moment luit

Qu'il est passé lui-même, et se perd dans la nuit.

Quand de tes ans passés tu rouvriras l'histoire,

Puisses-tu les trouver pleins d'honneur et de gloire,

Et prouver, qu'au hameau, se passant de splendeur,

La poésie habite, ainsi que la grandeur.



Le passé

Fragment.


C'est un noble vieillard, d'une haute stature :

Dans un palais désert, d'antique architecture,

Sur un fauteuil de marbre, il est presque couché.

Le destin rigoureux qui l'y tient attaché,

De cet obscur séjour, a chassé l'espérance.

En foule, à ses côtés, les ombres, le silence

Et l'oubli, de concert, paraissent le garder,

Mais, s'éclipsent bientôt, dès qu'on veut l'aborder.

Ses longs cheveux d'ébène, au reflet magnifique,

Descendent, en flottant, sur sa fauve tunique.

Derrière un grand rideau, qui le cache à demi,

Appuyé sur son coude, il paraît endormi.

Sur un livre d'airain sa main droite est placée ;

De nos ans, de nos jours, là, l'histoire est tracée.

Lui seul en a la clef, et, pour nos souvenirs,

Il garde, étroitement, les peines, les plaisirs.

Si quelque curieux, sur un sujet notable,

Désire consulter ce dormeur redoutable,

Son tranquille sommeil n'est rien que simulé ;

Car, sitôt qu'on approche, on le voit éveillé.

Tout-à-coup, sans bouger, de sa vive prunelle,

Parmi l'obscurité, jaillit une étincelle :

Son brun sourcil se fronce, et, sur le consultant,

Son regard scrutateur se prolonge un instant.

D'un magique flambeau la lumière subite

Vient éclairer sa main, qui, lentement, s'agite,

Et, de l'in-folio retournant les feuillets,

Des jours qu'on oubliait révèle les secrets.

Sur le large revers de ces pages savantes,

On voit, avec effroi, des peintures vivantes,

Où chacun, aisément, peut démêler l'emploi De sa vie, ou conforme ou contraire à la loi.

Car, tout est composé par une main habile,

Dont la moindre action demeure indélébile.

On y voit les plaisirs conduisant les soucis ;

Le repentir, en pleurs, près de la faute, assis ;

Le crime épouvanté, fuyant sa conscience,

Qui s'attache à ses pas, ministre de vengeance :

Le remords s'y cramponne, et, déchirant son cœur,

Par son cri sépulcral, le glace de terreur.

On voit les projets nuls, la vanité déçue,

Et la douce vertu qui, presque inaperçue,

Pardonnant chaque injure, et faisant des heureux,

Sourit au cœur qui l'aime, et porte l'âme aux cieux.



La vie du cœur


Non, je ne veux plus rien !... en vain tu me proposes

Des vallons toujours verts, et des forêts de roses,

Dans des mondes sortis de ton cerveau riant,

Frivole ambition, pour moi, ces belles choses

Rentrent dans leur néant.


En égarant mes pas dans ton vaste domaine,

L'espérance tenait ma jeunesse en haleine,

Et mon esprit suivait, dans la captivité ;

Mais, le cercle d'amour où mon coeur se promène

M'offre l'immensité.


Là, je vis avec moi, je vis dans la nature ;

Là s'efface, à jamais, ta brillante imposture :

D'un bonheur sans jaloux j'ai le trésor béni,...

Un profond sentiment, que sa tendresse épure,

N'est-il pas l'infini ?...


Qui pourrait remplacer mes douces habitudes,

Ma famille, mes champs, mes vertes solitudes ?

Ô muse ! le bonheur, nous l'avons deviné,

N'est pas le fruit des soins, ni des longues études ;

Le Ciel nous l'a donné !...


Combien de fois, des nuits abrégeant la durée,

Une lampe à la main, je me suis inspirée

Au blanc chevet d'un fils, quand l'ange du sommeil,

En silence, ombrageait, de son aile dorée,

Son visage vermeil !...


Dans ses traits reposés mes yeux lisaient son rêve.

Du monde des esprits le rideau se soulève,

Par le divin pouvoir de l'amour maternel :

Les plus heureux tableaux, c'est lui qui les achève,

Aux ateliers du Ciel.


Quel plaisir, quand le soir, heure sainte et voilée,

Fait taire le bosquet, rembrunit la vallée,

Réunit tous les miens, dans notre humble séjour,

Et, dans les plis d'azur de sa mante étoilée,

Les endort, jusqu'au jour !


Qu'il est doux, en servant ces êtres qu'on adore,

De réveiller l'oiseau, de devancer l'aurore,

D'entendre, dans les bois, au lever du zéphyr,

Le feuillage répondre, en hésitant encore,

A son premier soupir !


Les ombres du matin passent, comme un vain songe ;

Un vaste nimbe d'or sur les monts se prolonge ;

Dans les genêts mouillés la trace d'un chasseur,

Se déroule, en plis bruns, fuit, serpente et s'allonge,

Comme un fil conducteur.


Le soleil, sans nuage, au bord de la clairière,

Glisse, dans le vallon, de longs jets de lumière ;

Une blanche vapeur, à travers les bouleaux,

S'échappe, lentement, du lit de la rivière,

Et baigne leurs rameaux.


Quand le coeur est joyeux, la nature est si belle !

Chaque instant l'enrichit d'une grâce nouvelle :

Soit que le souffle pur de la jeune saison

Couvre nos prés de fleurs, soit que l'hiver rebelle

Détruise le gazon.


Chaque objet, d'une idée ou riante ou plaintive,

Me jette, en se jouant, l'empreinte fugitive :

Mon âme, flot à flot, ondule avec les sons :

Ainsi notre rivière ondule sur sa rive,

Le vent sur nos moissons.


Et tous sont, pour ma muse, un souffle de génie :

Dans leur confusion elle voit l'harmonie ;

Son curieux orgueil ne va point au delà,

Rechercher des faveurs que le sort lui dénie :...

Son univers est là !...


La pauvre fleur sauvage, elle aussi, sédentaire,

S'abandonne, et se plaît dans son coin solitaire ;

Elle y trouve un abri pour ses appas naissants.

L'aurore lui sourit, l'onde la désaltère,

Et nourrit son encens.



Le temps


Le premier jour du monde a fixé ma naissance,

Lecteur, et, depuis ce moment,

Je vis toujours et meurs incessamment.

J'ai reçu, du destin, la suprême puissance.

En même temps, je presse et retarde mon cours.

Je parcours mes états au milieu des décombres ;

Mon doigt fait succéder la lumière et les ombres,

Et je traîne à mon char les saisons et les jours.

Par ma main, les métaux sont formés dans leurs mines

Je change les destins des plus grands potentats.

Je fais, sans efforts ni machines,

A la prospérité succéder les ruines,

Le calme à la tempête et la paix aux combats.

Les compagnes de tous mes pas

Sont la vie et la mort, trop célèbres voisines,

Qui, malgré leur rancune et leurs sanglants débats,

Par un noeud sympathique entrelacent leurs bras,

Et vont multipliant leurs guerres intestines.

J'ai, pour l'homme de bien, la paix et le bonheur ;

Pour le méchant, les remords et les craintes.

Du malheureux je fais cesser les plaintes ;

Et je change en gaîté le deuil et la douleur.

Les siècles sont formés de ma propre substance.

Mon nom est, par tout l'univers,

La devise par excellence.

Lecteur, mes présents te sont chers :

Ne les consume plus à rêver l'espérance ;

Mais sache user, avec prudence,

Des biens qui te sont offerts.

Le passé n'est plus rien ; l'avenir, en silence,

Elude tes projets et se glisse au travers.

Le présent est ton lot, ma main te le dispense ;

Tu dois, en l'employant, songer qu'en mon absence,

Tu ne pourrais lire ces vers.



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